Le mouton noir (Un conte de Noël). Par René Barbin, S.J.
Tit – Noir était un petit mouton bien malheureux, et pas beau avec sa toison de laine raide et noire, puis son grand museau en rond.
Jamais on n’avait vu pareille tête folle. Quand on menait le troupeau au champ, il courait toujours à part des autres. En pleine nuit, quand toute la bergerie dormait, il bêlait si fort qu’il réveillait les autres brebis, et même le berger. Indépendant, folichon, malpropre, criard, enfin il portait bien son nom.
Seul et délaissé, personne ne s’occupait de lui. Tit – Noir, pour se venger, et pour ne pas pleurer aussi, imaginait des tas de bouffonneries. Si ses compagnons buvaient au ruisseau, il sautait dedans, arrosant et éclaboussant les belles toisons blanches.. On fuyait le mauvais plaisant.
Sur lui tombaient tous les coups du berger: des grands coups de pied, qu’il endurait sans rien dire.
Ah! comme son cœur devenait gros quand les pâtres voisins venaient rendre visite à son maître.
« Quelle laideur! S’exclamaient-ils en le regardant. Pourquoi gardes-tu cette vilaine bête ? Non, mais ! quelle face ! »
Il le savait bien, lui pourquoi on le gardait. Personne n’en voulait, il était trop laid. Ça lui faisait mal au cœur de ne pas être utile.
Trois fois le berger l’avait amené au marché; trois fois aussi ramené, en maugréant et en tapant dessus son dos!
Dans le fond, Tit – Noir était un brave mouton, qui avait bon cœur, et pas froid aux yeux. Ainsi, l’autre nuit, le loup avait rôdé autour du troupeau. Sans crainte, il s’était mis en face de lui, avait raidi ses pattes, et, les deux yeux fermés, il avait bêlé si fort que la méchante bête s’était enfuie de peur… Comme d’habitude, il reçut une avalanche de coups pour avoir réveillé tout le monde. Il se laissait toujours faire. Et souvent, seul dans un coin, il pleurait de grosses larmes blanches sur son museau noir.
Tit – Noir était un petit mouton bien malheureux.
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Décembre, le mois des longues nuits et des étoiles filantes, achevait. Son maître l’embarqua dans sa charrette pour essayer de le vendre au marché de Bethléem. En cette occasion, le berger l’avait peigné et brossé comme tous ses compagnons. Mais il était si noir… et si laid ! Au marché, foule immense, à cause d’un recensement. Jamais, de mémoire de mouton, Tit – Noir n’avait vu tant de monde : des bergers rouges, bleus, qui criaient fort, qui se poussaient, comme des moutons. Il en fut tout étourdi.
Voilà qu’un gros berger s’avance. C’est l’hôtelier de la place. (Tit – Noir pense que tous les hommes sont des bergers.) Il demande d’une voix qui fait penser à celle du loup :
« Combien pour le lot, l’ami?
– Quinze deniers, avec le noir, dit le berger. .
– J’achète tout. Avec tant de monde, on n’a pas le choix! »
Marché conclu, chacun part de son côté, Tit Noir fier comme quatre, avec son nouveau maître.
À l’entrée du village, le gros berger arrête à son étable : un grand trou dans la roche. Il laisse la un bœuf ventru, et le mouton noir,
« On te prendra demain. Quand les clients ont bien mangé le premier jour, ils sont moins capricieux après! »
Tête basse et l’œil triste, Tit Noir est poussé dans l’étable avec le bœuf, muet comme lui. Là, un vieil âne mâchouille son foin. Quand le bœuf met sa grosse tête dans la mangeoire avec lui, il n’y a palus de place pour le mouton. Son ventre est creux et son cœur aussi, Tit Noir est un petit mouton bien malheureux.
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La nuit emplit la terre de sa noirceur froide. Par la fente de la porte, Tit Noir voit une grand étoile neuve; elle brille comme la lune. Il entend des pas sur la route… Il se dresse. C’est peut-être le loup!
Un berger entre, allume un feu, regarde autour. Puis il va chercher une bergère à la porte. Elle brille comme l’étoile, pense Tit Noir; elle est plus belle que la lune quand elle est ronde. Ils font un creux dans la crèche et la bergère y dépose son voile.
Soudain, ô merveille, il fait clair comme à midi, tellement clair que les yeux de Tit Noir ne voient plus : ils sont pleins de lumière !
Et dans la mangeoire… il voit un petit berger, rose et qui rit en le regardant. Tit Noir ne sait pas quoi faire, on ne l’a jamais regardé en souriant. Le bœuf souffle dessus pour le réchauffer, l’âne aussi. En étirant le cou, Tit – Noir souffle lui aussi, car le petit berger tremble de froid.
Beaucoup de bergers viennent pendant la nuit. Mais Tit – Noir ne comprenait pas pourquoi ils se penchaient à genoux devant le petit bébé sur la paille.
D’autres vinrent, avec des habits d’or et d’argent, et des grandes barbes. Le premier donna à la bergère une boîte qui sentait le printemps et les fleurs. Les deux autres mettent au pied de la crèche des morceaux de soleil. Ce petit berger doit être un bien grand pasteur, pense- t-il en lui-même. Il ne comprenait pas, ni le bœuf, ni l’âne non plus.
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La nuit a passé comme un rêve. Déjà le matin est là, qui pousse dessus. L’hôtelier arrive pour chercher ses animaux. Tit – Noir voudrait bien rester près du petit roi-berger, qui lui a souri…
« Tiens, l’enfant est arrivé, pauvre mère ! j’aurais aimé vous loger à l’hôtel, mais toutes mes chambres étaient louées. Vous avez l’air bien pauvre. Gardez donc mon âne pour voyager, c’est commode. Amenez le mouton noir aussi; il ne vaut pas cher, mais c’est mieux que rien. Salut et bon voyage! »
Il s’en va avec son bœuf. Le berger et la bergère n’en finissent pas de le remercier.
Quelques jours plus tard, s’en vont sur la route Joseph et Marie. Marie dessus l’âne. Jésus dort aux bras de sa maman, enroulé dans une jolie mante de mouton noir.
Ainsi finit l’histoire de Tit – Noir, le petit mouton noir, bien malheureux, et dont la peur était de ne jamais être utile.
(Le Messager Canadien. Texte paru en décembre 1948).
