Église sortie d’un naufrage

Légende de l’église sortie d’un naufrage

Les habitants de l’île de Havre-aux-Maisons possédaient une très belle église en bordure de la mer. Ce sont ces mêmes habitants, pauvres pour la plupart, qui l’avaient bâtie de peine et de misère, chacun y ayant donné une ou deux journées de travail bénévole par semaine. C’était, à l’époque, la seule église existante entre le Havre-Aubert et la Grande-Entrée. Quant aux habitants de l’Étang-du-Nord, ils n’avaient pas encore leur église, et ils étaient forcés, pour pratiquer leur religion, de se rendre à l’église de Havre-aux-Maisons tous les dimanches par beau temps ou mauvais temps.

Pour ceux qui partaient de la côte de l’Étang-du-Nord, la distance à parcourir dépassait les cinq milles. À ce moment-là, il n’existait pas de pont reliant l’île de Cap-aux-Meules à celle de Havre-aux-Maisons. L’été, les gens devaient traverser sur une gabare ne pouvant transporter que quelques passagers à la fois. L’hiver, c’était un peu plus facile à cause de la baie qui gelait d’un bord à l’autre; on la traversait à cheval, sur la glace, et des fois, en revenant de la messe, on en profitait pour courser.

Plus la population de l’Étang-du-Nord augmentait plus ses habitants voulaient leur église bien à eux. Mais ils étaient conscients que le coût d’un projet semblable dépassait de beaucoup leur avoir. De plus, il n’y avait plus assez de bois sur les Îles de la Madeleine pour bâtir une bâtisse aussi imposante. C’est pourquoi les chefs de file du canton décidèrent un bon jour de rassembler le plus grand nombre de personnes dans la petite maison d’école située sur la butte du Cap-aux-Meules, afin de trouver une solution intéressante. Plus de deux cents personnes répondirent à l’invitation. Le sujet était des plus importants : il s’agissait de la construction de leur propre église. Même si c’était le jour des Rois ce soir-là, personne ne pensait à fêter. Devant la foule transie, le chef du groupe, Louis Boudreau, homme de fine taille, harangua la foule une heure durant, appuyant sur l’importance d’avoir une paroisse distincte. In insista ensuite pour avoir l’appui de chacun pour le travail à fournir. Puis, plusieurs apportèrent des suggestions. Du fond de la salle, le petit Vilbon leva timidement la main et dit d’une voix grave qu’on aurait dit sortir d’un ponchon : « Moa, j’ai pour mon dire que si on la bâtissait avec des lisses, on pourrait faire une Godême de belle église! Des lisses, y en a en masse! Moa, j’ai toute une terre boisée dans les buttes qui pourrait fournir tout le bois. Vous autres, vous pourriez fournir les bras. » Pauvre Vilbon, il pensait que l’on bâtit une église comme on bâtit une étable. Une église faite de lisses n’aurait pas duré longtemps et, quant à la bâtir, autant le faire solidement… Sa suggestion fut mal accueillie et n’alla pas plus loin qu’au fond de la salle.

L’assemblée, commencée à sept heures du soir, n’était pas encore terminée à onze heures. La foule entassée dans la petite maison d’école dégageait une odeur désagréable de bottes sauvages faites de peaux de loups-marins mal tannées que la chaleur suffocante de la salle finissait par dégeler. Cette odeur ajoutée à celle de la sueur humaine et à celle du tabac devenait intolérable aux narines sensibles. Tout de même, chacun demeura jusqu’à la fin.

Après avoir recueille les dires variés mais non efficaces de plusieurs d’entre eux, Louis Boudreau, le visage couvert de sueur, leva l’assemblée à minuit avec la promesse de se réunir à nouveau la semaine suivante. Durant plusieurs semaines qui suivirent, la plupart d’entre eux se rassemblèrent dans la même maison d’école où flottait toujours le même odeur.

On était maintenant à la mi-mars. Déjà, la glace était disparue du golfe et, depuis plus de trois jours, une épaisse brume persistait sur le golfe. Une brume tellement épaisse qu’on aurait pu la couper au couteau. Vers la fin de la journée, on entendit des racontars voulant qu’un gros brick chargé de planches et de madriers venait de faire côte à Havre-aux-Basques, et qu’il était enfoncé dans le sable pour n’en plus jamais sortir.

Quand on le mit au courant, une vision de rêve effleura le cerveau de Louis Boudreau. « Tout ce bois que la Providence venait de jeter sur la côte pourrait bien servir à la constriction de notre église », se dit-il. Sans perdre une minute, il monta son cheval à poil et se rendit jusqu’au lieu du naufrage. Comment pourrait-on sortir tout ce bois de là? La chose ne semblait pas facile même à marée haute. Il discuta assez longuement par la même occasion avec le capitaine du bateau qui lui dit finalement :  « Voyez mes assureurs… »

Quelques jours plus tard, les représentants de la compagnie d’assurances vinrent aux Îles de la Madeleine pour évaluer les dégâts. Ils discutèrent peut et cédèrent finalement le bois à Louis Boudreau pour presque rien, à la grande joie mêlée de surprise de ce dernier. Après s’être réuni maintes fois et avoir discuté vainement dans une atmosphère polluée, on avait maintenant la solution.

On charroya tout ce bois à cheval sur une butte de Lavernière où on avait choisi de bâtir la nouvelle église. De cet endroit, une vue magnifique des environs s’offrait en spectacle. On pouvait même y voir l’endroit où le malheureux brick était venu mourir. Les travaux débutèrent tôt au printemps et se poursuivirent pour enfin prendre forme à l’automne. On travailla avec acharnement tout l’hiver à la finition et à la décoration intérieure.

Puis, ce fut la grande fête : avec l’arrivée des chaleurs, elle était complétée. Les gens de l’Étang-du-Nord avaient enfin leur église; c’était un peu grâce à la ténacité de Louis Boudreau et des ses supporteurs. Il fallait maintenant un prêtre; ce serait chose facile à trouver pour cette église sortie d’un naufrage.

Source : Contes et légendes des Îles-de-la-Madeleine. Par Azade Harvey. Ont participé à la réalisation de ces légendes Guy Saint-Jean, Robert Davies, Marie Décary, Rolande Vadeboncœur, Monique Saint-Jean, Carmen Garcia.

Voir aussi :

On attend que l’église sorte des profondeurs de la mer. Illustration GrandQuébec.com.

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