Le point de vue canadien-français sur la guerre contre l’Allemagne, en août 1940
On voit avec plaisir se multiplier le nombre des Canadiens de langue anglaise qui, comme le colonel Bovcy, comprennent le point de vue canadien – français dans les problèmes que soulève la formation d’une unité canadienne encore imparfaite. Il se multiplie aussi le nombre de ceux qui, sans s’être complètement assimilé notre façon de voir les choses d’intérêt national, cherchent à pénétrer nos intentions et nos sentiments.
Avec ceux-là il est possible de discuter paisiblement, d’échanger des opinions, de s’entendre. Et il faut savoir gré à M. Émile Vaillancourt de ne pas manquer une occasion d’entamer des discussions de ce genre avec des Anglo-Canadiens bien disposés. Il faut aussi apprécier l’attitude des périodiques de langue anglaise qui prêtent leurs colonnes aux échanges de lettres propres à éclairer leur lecteurs sur l’épineux et délicat sujet des relations entre les deux principaux groupes ethniques du pays.
Ainsi le Libéral Advocate a, dans plusieurs versions, servi de tribune à MM. Émile Vaillancourt et I. D. Willis pour échanger des opinions sur l’état d’esprit des Canadiens-Français. Par la lettre de M. Vaillancourt qui paraît dans le dernier numéro, on comprend qu’un précédent échange d’épitres a, de l’aveu même de ce correspondant, ouvert les yeux à M. Willis sur certains points de détail, alors que sur d’autres le point de vue canadien-français lui a échappé. Alors le correspondant canadien-français revient à la charge et continue avec lui une controverse amical dont il ne peut sortir que du bien.
Par exemple, M. Vaillancourt définit comme suit le canadianisme des Canadiens-Français :
Nous admettons la participation du Canada à la guerre actuelle, mais non comme un allié ou une colonie, mais en vérité comme une puissance associée. C’est ainsi que le droit international définit notre participation. Les Canadiens-Français sont disposés à apporter en ce moment à la Grande-Bretagne une aide efficace, car ils ont pour elle une grande part d’admiration, mais ils ne veulent pas servir comme des esclaves enchainés aux rames coloniales de la galères impériale, mais en libres citoyens d’une puissance associée., indéfectiblement loyaux au roi du Canada. Bien que les deux races en Canada désirent très ardemment la victoire de la Grande-Bretagne, leurs opinions sur les moyens d’obtenir ce résultat différent totalement. Vous devez comprendre que les Canadiens-Français n’ont pas de mère – patrie, seulement une patrie – un pays souverain, selon lord Tweedsmuir, non une colonie – où leurs familles ont vécu 300 ans ou davantage; une terre – que Voltaire appelait un glacier — où leurs ancêtres ont été lâchement abandonnés par une mère dénaturée, la France. Nous ne sommes ni Français ni Anglais : nous sommes seulement Canadiens, comme le très honorable W. L. Mackenzie King l’a dit le 30 mars 1939, au Parlement, des Canadiens dévoués d’abord et avant tout aux intérêts du Canada.
Nous pouvons parfois ne pas comprendre le sentiment que l’Empire inspire aux Anglo-Canadiens, dit encore en substance M. Vaillancourt, mais nous respectons ce sentiment et nous n’admettons pas qu’on veuille avec tant d’obstination nous l’imposer. Et il ajoute : Nous sommes certains que si leurs familles (celles des Anglo-Canadiens) avaient habité le pays 300 ans ou plus, comme les nôtres, ils auraient exactement les mêmes sentiments que nous et que les habitants de langue anglais des États-Unis, lesquels réagissent en libres citoyens du continent nord-américain.
Tel est le ton des lettres que M. Vaillancourt adresse assez souvent à des périodiques d’expression anglaise. Ce qu’il écrit n’est peut-être pas très nouveau pour les lecteurs du « Canada » ou d’autres publications françaises, mais il l’est le plus souvent pour ceux des périodiques dans lesquels se livrent ces débats amicaux. Et n’est-ce pas a eux qu’il importe de faire comprendre notre point de vue si nous voulons le faire respecter.
Le Canada français et la France actuelle (août 1940)
Au cours de l’entrevue qu’il a accordée, mardi dernier, aux correspondants parlementaires, l’honorable M King a tracé aux journaux canadiens la ligne de conduite à suivre l’égard du gouvernement Pétain en France.
S’il n’a pas nommé explicitement l’administration de Vichy, l’allusion n’en était pas moins claire, comme l’écrivait le lendemain le correspondant du Canada a Ottawa. Le Star, rapportant les propos tenus par le premier ministre en présence des journalistes qui l’interrogeaient, écrivit ce qui suit:
On en vint à parler de l’attitude à prendre à l’égard des divers pays non belligérants et M. King dit que la politique du gouvernement consiste à « éviter les antagonismes qui ne sont pas inévitables ». Il ne croit pas qu’il serve à grand chose de faire exprès pour exprimer une opinion sur une Puissance quelconque. Il laissa entendre que cette attitude ne s’applique pas à l’Italie et à l’Allemagne. Il ne s’inquiète pas de savoir ce qui se dit à leur sujet.
On voit que la distinction est claire et que M. King faisait allusion a la France. Cette attitude du gouvernement canadien s’inspire d’abord do la logique. En effet, les relations diplomatiques du Canada avec le gouvernement français sont restées ce qu’elles étaient avant la capitulation de la France. Le gouvernement de Vichy est un gouvernement ami, dont le ministre et les consuls continuent d’exercer leurs fonctions dans notre pays. Une autre raison de l’attitude cordiale du gouvernement canadien à l’égard de la France, c’est le désir du premier ministre et de ses collègues de sauvegarder l’unité canadienne en respectant les sentiments des Canadiens d’origine française. ,On trouve une autre manifestation de ce désir dans l’annonce faite, hier soir, du rétablissement du service postal entre le Canada et la France non occupé.
En maintenant ses relations avec In France en dépit de la rupture diplomatique survenue entre Vichy et Londres, le Canada a usé de son droit de pays souverain…. et de son jugement. C’est ce qui choque, sans doute, certains journaux canadiens de langue anglaise qui sont parmi nous les prosélytes du colonialisme. C’est à ceux-là que s’adresse l’admonition du premier ministre.
Quel est donc le sentiment des Canadiens de langue française l’égard de la France d’aujourd’hui? Nos compatriotes prennent-ils pour la France vaincue contre la Grande-Bretagne? Jugent-ils au contraire la France comme le fait M. Churchill? Font-ils une différence entre la France et le gouvernement quelle s’est donné au moment de l’armistice? La capitulation de la France a-t-elle fait tiédir leur volonté de combattre et de vaincre? Ce sont sans doute des questions que se posent nos compatriotes de langue anglaise qui lisent la Gazette, le Star et le Globe and Mail. À voir ces journaux dénigrer le gouvernement de Vichy, insulter bassement le maréchal Pétain et dénoncer les Canadiens français qui se permettent d’exprimer leur sympathie pour la France, leurs lecteurs peuvent croire que la province de Québec est minée par une Cinquième colonne française.
À quelques unes des questions que nous venons de poser, nous répondrons en citant ce qui suit d’un entrefilet paru dans le dernier numéro d’un périodique de Toronto, le Printed Word, rédigé en anglais, va sans dire :
Les gens du Québec sont des Canadiens. C’est le point essentiel à retenir. Pour la culture et l’atavisme (racial memories) de la Vieille France, il conservent un attachement nostalgique. Quand des épreuves terribles frappent les Français, ils en ressentent profondément une douleur au fond d’eux-mêmes. Cependant, ils sont des Canadiens, qui vivent sur les bords du Saint-Laurent, de la Rivière du Nord, de la Rivière Rouge et du Saint-Maurice. L’effacement de la France en tant que grande nation les a horrifies, comme il a horrifié les Canadiens de toutes les autres origines raciales. Mais, a l’instar de ce qui s’est produit par tout ailleurs au Canada, ce terrible coup a eu pour résultat de raffermir la résolution du peuple de Québec. Le Canada n’a jamais été si étroitement uni qu’à l’heure présente. Le Commonwealth britannique n’a jamais été aussi solidaire dans la poursuite du but à atteindre. Le petit peuple homogène et peu connu dont les arbres plongent leurs racines dans les eaux de la rivière Saint-François et dont les terres étroites escaladent les flancs de la montagne de Saint-Bruno sont des associés dans la sombre détermination qui marque cette heure fatidique. Les Canadiens de Québec seront des associés dans les jours et les mois qui vont suivre, et ils seront des associés dand la victoire, quand la victoire, quand la lumière éclairera de nouveau le monde.
Voila pour l’attitude du peuple canadien français dans la guerre où est engagé le Canada. Il y joue pleinement son rôle d’associé. En retour, n’a-t-il pas le droit d’exiger qu’on respecte ses sentiments a l’égard de la France vaincue?
Rien n’est plus nuisible à l’unité canadienne que les attaques injustifiées de nos journaux de langue anglaise contre le gouvernement français actuel. La conduite de la Gazette, en particulier, est un funeste sabotage de l’entente qui unit aujourd’hui toute la nation canadienne. En réitérant a tout propos ses basses insultes à l’adresse des hommes qui ont assumé la tache de relever la France, elle provoque immanquablement l’antagonisme contre lequel M. Mackenzie King a jugé utile de mettre les journalistes en garde.
Où la « Gazette » veut-elle en venir?
La « Gazette » d’hier matin publiait sur l’inscription nationale un long article d’information que surmontaient des sous-titres aussi tendancieux qu’inexacts. Après avoir, dans le titre principal, indiqué que l’enregistrement s’était effectué d’une façon satisfaisante, ce journal du matin donnait à entendre qu’il y avait à ce succès une exception, que cette exception n’était autre que le comté de Sainte-Marie, que dans cette partie de la ville l’inscription était au plus bas et qu’au surplus il y avait eu des fraudes.
Or tout cela était parfaitement inexact. C’était une série de faussetés manifestes qui contredisait d’ailleurs en partie la nouvelle même que surmontaient ces titres. À propos de fraudes, par exemple, le nouvelliste de la « Gazette » publiait les réponses qu’il avait reçues aux bureaux de la Gendarmerie royale et de la Police provinciale : aucune arrestation n’avait été opérée, on n’avait aucune preuve que quelqu’un ait vendu illégalement des certificats d’enregistrement volés, tous les cas dans lesquels on avait fait enquête s’étaient avérés sans fondement. La « Gazette » publie ces informations, mais cela n’empêche pas de parler, dans son sous-titre, de nouvelles fraudes découvertes, bien que les gendarmes qu’a interrogés son reporter aient dit qu’on avait découvert surtout des rumeurs.
À propos de l’inscription dans le quartier Sainte-Marie, la « Gazette » n’est pas moins gratuitement insidieuse. Elle consacre trois de ses quatre sous-titres à la prétendue défection des gens de Sainte-Marie et cela ne correspond qu’a quatre ou cinq lignes dans une nouvelle d ’une colonne entière. Elle précise même que certains bureaux n’ont reçu que 60 pour cent des inscriptions prévues. Mais elle n’appuie cette information sur aucun témoignage autorisé. Il est vrai qu’elle s’empresse d’ajouter qu’il no faut pas juger les Canadiens – Français sur l’exception de Sainte-Marie, que d’autres comtés essentiellement canadiens-français ont fait pleinement leur devoir; mais le mal est fait : il y a peu de lecteurs de la « Gazette » qui, oubliant in réserve ajoutée a l’affirmation mensongère, ne trouveront là une occasion nouvelle de mettre en doute la loyauté de nôtres. C ‘est sans doute à cela que voulait en venir notre bonne vieille fanatique de la rue Saint-Antoine.
Or non seulement les insinuations de la « Gazette » ne s’appuyaient sur aucune preuve, sur nul témoignage digne de foi, mais elles devaient recevoir le jour même le plus formel démenti de la part du registraire en chef du comté Sainte-Marie, Me Ignace Deslauriers. C’est une rumeur sans fondement, a dit M. Deslauriers, qui ajouta :
Certains peuvent la répandre, dit-il, s’ils y trouvent un certain malin plaisir. Quant a moi j’ai sous les yeux, mes cartes et cela me suffit amplement. Dans plusieurs polls le nombre des inscrits dépasse de beaucoup la liste électorale. Ailleurs, la proportion s’établit à 20 sur 25. Toutefois il faut encore préciser que le comte possédé les plus vastes usines du district métropolitain où l’inscription a été faite et terminé dès samedi dernier. Un fait reste : la population de Sainte-Marie comme partout ailleurs a obéi à la loi et je suis certain du résultat final lorsque le pointage fédéral sera annoncé.
Comment, après cela, croire a la bonne foi de la « Gazette » ? Son intention de nuire à la réputation des Canadiens – Français est évidente. Malgré la façon doucereuse dont elle s’y prend pour dire que le cas de Sainte-Marie est une exception, il reste que cela fait croire que dans un comté nu moins certain appel a l’insoumission n été favorablement écouté. Et ce n’est pas par hasard que la « Gazette » attribue cette insoumission au comté Sainte-Marie…
On dirait vraiment que ce journal, qui ne manque jamais une occasion de faire passer les Canadiens – Français pour des mauvais Canadiens, enrage de voir les nôtres faire aussi spontanément leur part dans l’effort de guerre de notre pays et la priver ainsi des sujets de reproches dont elle aimerait tant nous accabler. On dirait même que par ses insinuations malicieuses elle cherche à provoquer chez les Canadiens – Français un mécontentement qui se traduirait par une certaine tiédeur, peut-être de l’hostilité au su jet de notre participation à la guerre, ce qui lui permettrait de nous prendre sadiquement en défaut et de crier : Je vous l’avais bien dit, on ne peut pas compter sur les Canadiens – Français ! Si c’est à cela que veut en venir la Gazette, elle gaspille son encre et son papier, car sa hargne ne sert qu’a rendre plus évidente la mauvaise foi. Pour les plus intelligents de ses lecteur, ses exagérations stupides sont en vérité un hommage rendu à notre loyauté.
Voir aussi :
- Femmes canadiennes et la Deuxième guerre mondiale
- Assemblées contre la guerre
- Winston Churchill et le Québec