
La guerre en 1940, scènes de vie
Ce que j’ai vu à Londres et en Angleterre
Témoignage du commandant de La Passardière, capitaine de corvette de la Marine française
J’ai été un peu surpris quand le président de l’Association des Anciens de l’Université de Montréal m’a exprimé le désir de me voir vous adresser quelques mots sur mon séjour en Angleterre. J’ai été officier de Marine, je suis depuis de nombreuses années dans l’industrie chimique, mais je n’ai rien d’un conférencier, et je vous demande à l’avance toute votre indulgence pour cette causerie.
Afin de m’efforcer de mieux vous faire partager mon état d’esprit pendant les trois mois que je viens de passer en Angleterre, je crois nécessaire de revenir un peu en arrière et de commencer mon récit au début du mois de juin.
Je me trouvais à cette époque attaché à l’état major de l’Amiral de Villaine au Havre. Pendant des mois, la marine avait travaillé à assurer un ravitaillement aussi régulier que possible de la région parisienne : charbon venant d’Angleterre et remontant à Rouen, céréales pour le Havre, essence destinée à l’aviation, pétrole pour les usines de Cracking, approvisionnements de toutes sortes venant d’Amérique ou d’Asie, et tout avait marché sans difficulté. Le Havre servait en outre de tête de ligne pour une partie du trafic nécessité par les besoins de l’armée anglaise installée en France, et de nombreux paquebots et cargos, venant de South Hampton, apportaient, chaque jour, le matériel et le personnel nécessaires à cette armée.
Dès la fin du mois de mai 1940, l’avance réalisée par les Allemands vers la mer fit sentir ses effets au Havre. La première image de guerre que nous eûmes, fut l’arrivée, en rangs serrés, de réfugiés belges et français du Nord, qui, dans tous les genres de véhicules possibles, déferlèrent dans les rues de la ville. A côté de voitures américaines modernes, on voyait de vieux tacots démodés, des camions de livraison, voire des corbillards, transportant des familles entières. Des matelas, disposés sur le toit des voitures, devaient empêcher les voyageurs d’être blessés par les balles des mitrailleuses.
J’ai encore, devant les yeux, en vous parlant, l’image lamentable de ces voitures, garées au mieux le long des trottoirs, pleines à craquer de bagages empilés à la hâte, de paquets noués dans une serviette ou un drap et surmontés d’une poupée ou d’un jouet d’enfant.
Se souvenant de l’accueil reçu au Havre en 1914, les Belges arrivaient avec l’intention de s’établir dans la région mais ces projets furent de suite abandonnés car, dès la première nuit de leur séjour au Havre, la ville subit un violent bombardement et ce fut de nouveau la fuite vers la Bretagne et le sud-ouest de la France.
En voyant cet exode, on sentait des personnes frappées d’une terreur folle impossible à raisonner, elles n’avaient plus qu’un seul but, fuir le plus loin possible de la guerre, des avions et des bombes.
Le bombardement qui accompagna l’arrivée des Belges au Havre ne fut que le premier d’une longue série. A peu près chaque soir, nous eûmes au Havre la visite d’avions Boches qui, suivant le cas, nous aspergeaient généreusement de bombes incendiaires ou explosives, ou semaient la rade du Havre et l’embouchure de la Seine de mines magnétiques. La ville du Havre possède la particularité d’avoir ses usines de guerre disposées le long du canal de Tancarville et ce fait favorisait admirablement les incursions des Allemands qui, survolant de haut ce boulevard maritime, pouvaient semer, sans aucune difficulté, leurs bombes à droite et à gauche de cet alignement.
Comme j’aurai souvent l’occasion, par la suite, de vous parler de bombardements, il me semble préférable de vous donner dès maintenant mes impressions et le résumé des observations que j’ai faites tant au Havre qu’en Angleterre. Les Allemands utilisaient trois sortes de projectiles : les bombes incendiaires, les bombes explosives et les mines magnétiques. Les premières étaient de tous petits projectiles pesant environ un kilo et qu’ils semaient en grandes quantités, en général au cours des premières heures de la nuit.
Les incendies allumés permettaient ensuite aux avions suivants de laisser tomber des bombes explosives sur les objectifs militaires de la région.
Ces bombes explosives étaient d’un poids très variable, les plus légères pesaient quelques dizaines de kilos, les plus lourdes variaient entre 500 kilos et une tonne. Quant aux mines magnétiques utilisées pour l’entrée des ports, c’était des projectiles importants pesant au moins 500 kilos et, souvent, davantage.
Malgré le nombre des bombes de toutes sortes employées au Havre, les résultats obtenus furent en général de peu d’importance. Au cours d’une attaque nocturne par exemple, 58 foyers furent allumés simultanément, mais, sur ce nombre d’incendies trois seulement donnèrent lieu à des dégâts importants et détruisirent la gare de marchandises, une usine de pâtes alimentaires et un des grands hangars du Port de Commerce. Il semble que si l’on aperçoit le début d’un incendie, il est en général facile de s’en rendre maître. Le gros danger des bombes incendiaires vient de leur chute sur les locaux non surveillés où le feu a déjà pris des proportions considérables avant que l’on ait pu le combattre.
Les bombes explosives, bien que plus spectaculaires, sont, à mon avis, moins dangereuses que les bombes incendiaires. Des tuyaux avaient circulé en France, au moment de la guerre d’Espagne, prêtant aux bombes allemandes des effets de souffle foudroyants. On parlait de zones de 250 mètres complètement rasées. D’après ce que j’ai vu, j’estime que l’effet destructeur de ces bombes a été très exagéré et ne dépasse pas une quarantaine de mètres. Il faut compter que si une bombe de 500 kilos peut démolir une demi-douzaines de villas isolées dans un rayon d’une trentaine de mètres, la petite bombe explosive, d’un emploi beaucoup plus fréquent, se contente, en général, de raser un seul immeuble et encore à condition qu’il ne soit pas trop important. Certainement le sifflement de la bombe lancée par un avion, le choc et l’explosion, la vibration des immeubles sont, au début, assez impressionnants mais rapidement on se rend compte que l’effet destructif est beaucoup moindre qu’on pourrait le supposer. En somme, à part le coup malheureux atteignant l’immeuble où vous vous trouvez, les risques d’être touché par une bombe d’avion sont très faibles, et le danger de blessures provenant de la chute des éclats des obus de la D.C.A. est presque plus grand en raison du nombre et de la dispersion de ces éclats.
Nous commencions à être habitués au Havre à ces bombardements journaliers et nous nous apprêtions à les supporter pendant de longues semaines lorsque le 9 juin, nous avons reçu l’ordre de nous préparer à abandonner le Havre, en assurant au préalable l’évacuation du corps d’armée anglo-français, chargé de défendre le secteur entre la Somme et Rouen.
Ce fut d’abord le départ des ouvriers et affectés spéciaux des usines et l’incendie, par nos soins, d’importants dépôts d’essence et de mazout qui bordaient la Seine du Havre à Rouen. Des milliers de tonnes de combustible disparurent ainsi en fumée et le nuage qui couvrait la région était si étendu qu’il obscurcissait le ciel de Cherbourg à plus de 150 kilomètres. Il était si épais qu’au Havre, à midi, on fut obligé d’allumer l’électricité à l’intérieur des maisons.
Nous attendîmes inutilement l’arrivée des troupes annoncées et nous apprîmes bientôt que ces troupes étaient encerclées dans la région de Dieppe. A peine quelques milliers de soldats purent regagner le Havre ou passer la Seine. Quand les Allemands furent aux portes du Havre, nous terminâmes l’évacuation de la ville, détruisant tout le matériel de guerre qui ne pouvait pas être emporté.
Le 13 juin, à 6 heures du matin, les derniers marins quittaient le Havre, laissant un port vidé de tous navires utilisables et dont les ruines se détachaient sur le fond rouge des incendies de tanks de pétrole toujours en flammes.
Je passe rapidement sur mon arrivée à Cherbourg et sur mon voyage jusqu’à Brest, où je parvins le lundi, 17 juin ; le parcours en auto, à travers la Normandie et la Bretagne, s’était passé sans histoire, je pensais les Allemands encore accrochés aux environs de la Seine – aussi vous pouvez-vous imaginer ma stupéfaction en apprenant, le lendemain de mon arrivée à Brest, que l’évacuation de la ville avait été ordonnée et que c’était, de nouveau, le départ. J’arrivai difficilement à réaliser comment l’ennemi, qui avait mis un mois à franchir les 300 kilomètres séparant la frontière des rives de la Seine, avait pu en cinq jours franchir les 600 kilomètres séparant la Seine de l’extrémité du Finistère. J’embarquai avec l’Amiral de Villaine et une partie de son État-Major sur un torpilleur et pendant 48 heures nous avons croisé aux environs de la rade de Brest, nous efforçant de nous renseigner sur ce qui se passait à terre, y recueillant les soldats et marins qui se présentaient dans les petits ports de la côte.
Notre dernière escale fut Ouessant où nous remîmes à la garnison des provisions pouvant lui permettre de subir un siège pendant plusieurs mois. Quand nous vîmes que les Allemands étaient parvenus à l’extrémité de la côte du Finistère et commençaient à nous canonner avec leurs batteries, n’ayant plus rien à faire dans la région, nous avons fait route sur l’Angleterre, en même temps qu’un certain nombre de bâtiments en réparation, ou de petits bateaux qui n’avaient pas les jambes assez longues pour atteindre le Maroc.
Nous nous demandions en arrivant à Plymouth, l’accueil que nous feraient les Anglais. Nous étions au 21 juin et la TSF nous apportait les nouvelles de pourparlers de l’Armistice. Serions-nous traités en alliés ? Serions-nous traités en suspects ? Je m’empresse de vous dire que nous avons en général reçu le meilleur accueil. Si ce n’avait été les événements malheureux du début de juillet, je conserverais le meilleur souvenir de mon séjour en Angleterre. Les officiers et marins français qui ont voulu s’engager dans la marine anglaise ont été acceptés avec des grades équivalents à ceux qu’ils avaient dans la marine française. Ceux qui, au contraire, ont voulu servir dans les forces françaises libres du Général de Gaulle, ont été autorisés à le faire. Enfin, ceux qui ont préféré conserver leur indépendance ont été traités, à quelques rares exceptions près, avec une parfaite correction.
Mon séjour à Plymouth fut de courte durée ; deux jours après son arrivée, l’Amiral de Villaine était chargé de prendre le commandement supérieur des bateaux français réfugiés à Portmouth et Southampton, et, naturellement, son État-Major le suivit et embarqua sur le « Courbet » qui était mouillé, à cette époque, dans la rade de Portsmouth.
Pendant une quinzaine de jours, nous avons entretenu avec les Anglais d’excellentes et cordiales relations. État-Major et équipage étaient autorisés à descendre à terre dans les mêmes conditions que les marins anglais; les officiers français pouvaient circuler librement dans l’Arsenal militaire de Portsmouth. Nos officiers et les équipages de sous-marins étaient reçus dans le centre de flottille anglais, au même titre que les équipages anglais.
Je n’insisterai pas sur les événements du 3 juillet dont l’effet sur la marine française fut déplorable ; on peut discuter indéfiniment les points de vue anglais et français et seul l’avenir peut-être dira si Churchill a eu raison de croire aux projets sournois d’Hitler, pour s’emparer de la flotte française, ou si, comme nous l’avons toujours soutenu, il pouvait se fier à l’assurance qui lui avait été donnée par le gouvernement français et aux traditions d’honneur de notre marine.
A la suite de la prise des bâtiments français par l’Amirauté anglaise, les équipages et les États-Majors de tous ces navires furent répartis dans différents camps situés aux environs de Liverpool et c’est ainsi que pendant une quinzaine de jours, je fis involontairement du camping, attendant qu’une décision fut prise pour le rapatriement en France des marins. Vers le 20 juillet, un accord fut conclu suivant lequel un certain nombre de bateaux français était autorisé à quitter l’Angleterre, emportant à leur bord une partie des marins français, et je fus désigné pour prendre passage sur le « Meknes ».
Vous vous souvenez probablement de l’histoire du torpillage de ce paquebot qui, parti de Southampton en fin de journée, fut torpillé à 11 heures du soir par une vedette allemande à 20 milles au sud de Beachy Head. Le navire naviguait, tous feux clairs, et avec ses ponts éclairés comme en temps de paix ; de plus, de grands drapeaux français avaient été peints sur la coque et le pavillon tricolore à l’arrière était éclairé par des projecteurs.
Il ne pouvait donc y avoir aucune erreur à son sujet. La tragédie commença par quelques salves de mitrailleuses dirigées vers la passerelle. Le commandant stoppa immédiatement et indiqua sa manœuvre au sifflet. Malgré cela, les rafales des mitrailleuses continuèrent, blessant quelques hommes à bord, puis, au bout de quelques minutes, ce fut l’explosion sourde de la torpille et le navire, touché à l’arrière, commença immédiatement à s’incliner. A bord, tout le monde avait compris ce qui se préparait et avait mis des ceintures de sauvetage. Aussitôt la torpille lancée, les embarcations et les radeaux furent mis à l’eau.
La TSF lança un SOS et équipage et passagers commencèrent à quitter le bord avec un calme remarquable. Pour ma part, après avoir vu mettre à l’eau les embarcations, j’étais monté aussi sur la rambarde du pont-promenade et quand le navire fut couché à 45o, je me laissai glisser le long de la coque et je partis à la nage rejoindre un radeau éloigné d’une cinquantaine de mètres.
Quand je me retournai pour voir le « Meknes », en arrivant sur le radeau, seul l’avant émergeait encore, maté vers le ciel, et au bout de quelques secondes tout avait disparu. Le drame avait duré quatre minutes.
Notre SOS avait heureusement été reçu par les postes anglais et le lendemain matin, nous avons aperçu à l’horizon les coques des torpilleurs de la flottille de Waymouth qui étaient à notre recherche.
Dès notre arrivée dans ce port, on s’occupa activement de nous. Une salle de réception avait été disposée pour servir de vestiaire et de restaurant aux marins tandis que le Club Naval recevait les officiers. Les blessés et malades furent envoyés à l’hôpital et des vêtements furent remis à ceux qui en avaient besoin. Naturellement, avec le goût du marin français pour la mascarade, il y eut quelques déguisements – les vêtements masculins faisant défaut à la fin de la distribution, des matelots prirent des jupes et des corsages de femmes, d’autres se drapèrent noblement, à la romaine, avec des couvertures en guise de toges.
Pour nous permettre de nous remettre de cette émotion, l’Amirauté anglaise décida de nous envoyer nous reposer pendant quelques jours dans les camps utilisés par la Marine Royale et je partis ainsi pour le Camp Skegness, situé aux environs de Hull. Je fis le trajet avec un camarade et je souris encore en pensant à notre arrêt à Londres et à notre déjeuner dans un des restaurants élégants de la ville. Mon camarade avait enfilé, au moment du torpillage, son veston d’uniforme sur une chemise de nuit à liséré bleu et se promenait en pantoufles. Quant à moi, je n’avais plus de casquette et mon uniforme était encore tout humide de son bain prolongé.
A Skegness, nous reçûmes un accueil charmant – les hommes furent habillés par les soins de l’intendance maritime anglaise et on s’efforça de les distraire par des concerts, des séances de cinéma, des match de football. Les officiers furent reçus véritablement en camarades par les officiers de la marine anglaise et traités avec toute la cordialité possible. Comme exemple de cette atmosphère amicale, je vous citerai la cérémonie des couleurs du matin. Pendant que le timonier hissait le pavillon, la musique, après avoir exécuté le « God Save the King », jouait la « Marseillaise ».
Autre petit exemple, à la fin d’un dîner de cérémonie, le président porta le toast habituel au roi auquel le plus ancien des officiers français répondit en buvant à la victoire de l’Angleterre. A la suite du dîner, le Président et tous les officiers avec lesquels nous étions en relations, nous remercièrent et nous dirent combien ils avaient été touchés de notre souhait.
Au bout d’une dizaine de jours, l’Amirauté ayant besoin de la place que nous occupions dans le camp de Skegness nous fit repartir pour les environs de Liverpool.
La question qui a hanté tous les esprits à cette époque était celle de l’invasion possible de l’Angleterre. Hitler l’avait annoncée à grand fracas et, jusqu’alors, il avait réalisé tous ses projets. Par ailleurs, la saison se présentait comme parfaitement favorable pour tenter l’aventure, avant le mauvais temps qui accompagne, en général, dans la Manche, la fin de septembre et le mois d’octobre.
Mais heureusement, les Anglais avaient compris le danger mortel qui les menaçait. Dès le début de juin, les navires qui jusque- là avaient amené au Havre et dans les autres ports de la Manche le personnel et matériel, avaient fait le trajet inverse et ramené en Angleterre une bonne partie des troupes anglaises et de leurs approvisionnements.
Pour parer aux méfaits de la 5e Colonne, une propagande intense par l’affiche, le cinéma, et les discours, avait été faite pour enseigner aux gens la discrétion, des mesures avaient été prises pour surveiller attentivement tous les étrangers habitant l’Angleterre. La circulation dans certaines zones leur était interdite, d’autres zones même avaient été partiellement vidées de leurs habitants anglais. Enfin de nombreux corps de volontaires avaient été créés tant pour prêter la main aux autorités civiles et municipales pour les raids aériens que pour guetter l’arrivée de parachutistes et les arrêter. Des mesures avaient été ordonnées pour rendre inutilisables les voitures mises au garage, et des amendes étaient infligées aux automobilistes négligeants qui ne fermaient pas soigneusement à clé les portes de leur voiture quand ils l’arrêtaient dans la rue. Les plaques routières, les noms des gares avaient été partout supprimés; sur les affiches, on avait même effacé le nom de toutes les villes et ces diverses mesures étaient devenues si bien entrées dans l’esprit de la population que je me souviens avoir eu, étant aux environs de Liverpool, toutes les peines du monde à me faire indiquer la route à suivre pour atteindre une petite ville à deux ou trois kilomètres de l’endroit où je me trouvais.
Parallèlement à cet effort de propagande sur la population civile, un effort considérable était fait pour développer la production des usines, celles d’aviation en particulier. Dès mon arrivée en Angleterre, j’avais été frappé du nombre d’avions circulant constamment le long des côtes anglaises.
On sentait dans ce va-et-vient continuel la volonté des Anglais d’acquérir la maîtrise de l’air et le retard, apporté par les Allemands à déclencher leur attaque, permettait aux Anglais de renforcer chaque jour leur position.
Peu après mon retour à Liverpool commencèrent les raids réguliers des avions allemands sur cette ville. Tous les soirs, à moins que les circonstances atmosphériques ne fussent réellement très mauvaises, des escadrilles arrivaient bombarder les aérodromes, les usines et le port de Liverpool.
La fête, le « Bombing Party » comme nous l’appelions, commençait au coucher du soleil et se prolongeait jusqu’à 4 heures du matin, heure à laquelle les avions allemands repartaient pour être rentrés avant le jour.
De nombreuses bombes ont été lancées sur Liverpool pendant cette période mais les résultats obtenus furent des plus minimes. Quelques incendies furent allumés, un certain nombre de maisons détruites mais quand j’ai quitté cette ville, à la fin de septembre, le centre de l’agglomération était parfaitement intact, et tout fonctionnait absolument normalement.
Comme la plupart des maisons des particuliers de Liverpool ne possédaient pas de caves, on avait construit dans la plupart des quartiers des abris en brique pour servir de refuges aux habitants. Ces abris, assez légers, n’auraient pas supporter le choc direct d’une bombe mais ils étaient quand même assez solides pour recevoir les débris d’une maison s’écroulant dans leur voisinage. Grâce à ces précautions, les bombes ne firent que peu de victimes dans la population. J’ai souvent consulté les listes publiées par la municipalité et je compte, qu’en moyenne, après une nuit de bombardement sérieux, il n’y avait guère plus d’une dizaine de morts et le même nombre de blessés.
Il ne semble donc pas que le résultat d’un bombardement aérien soit très redoutable pour une population civile. Ce qui est le plus à craindre est la fatigue résultant de ces nuits écourtées et passées dans de mauvaises conditions, car, même dans les abris, le sifflement des bombes et leurs explosions, les tirs de la DCA font un horrible tintamarre auquel vient s’ajouter périodiquement le bruit assourdissant et énervant des sirènes.
On a souvent parlé de la « Guerre des nerfs » et quand on a assisté à quelques bombardements sérieux, il faut reconnaître que ce mot caractérise bien la guerre actuelle. Pour bien la supporter, il faut arriver à un certain fatalisme et il faut s’efforcer de mener une vie aussi normale que possible sans se laisser impressionner par la crainte des dangers beaucoup plus bruyants que redoutables.
Je ne voudrais pas retenir trop longtemps votre attention, et cependant avant de terminer cette causerie, je désire vous dire quelques mots sur Londres. J’ai eu l’occasion d’y passer 48 heures à 3 reprises : au début d’août, au début et à la fin de septembre, et j’ai pu ainsi constater plus parfaitement certaines différences à quelques semaines d’intervalle. Au début d’août, c’était la vie normale d’une grande capitale en été – sans la présence dans les airs de ballons de protection, et dans les parcs de la ville de pièces de DCA, on aurait pu presque oublier la guerre.
Au début de septembre, les bombardements avaient commencé ; quand la sirène annonçait l’alarme, la population se garait, les autobus s’arrêtaient, une partie importante de l’activité urbaine était suspendue pendant la durée de l’alerte.
On sentait que les gens n’avaient pas encore trouvé le « modus vivendi » adapté aux circonstances. A la fin de septembre, tout était arrangé – malgré les alertes, une vie normale avait repris, afin d’éviter un arrêt inutile des affaires, des guetteurs avaient été installés sur le haut des immeubles, et dans les rues la population circulait comme autrefois, s’arrêtant parfois pour regarder une maison démolie ou une devanture aux vitres brisées ; la seule différence était dans les changements fréquents d’itinéraires, nécessités par les rues barrées par suite de chutes d’immeubles ou de bombes à retardement. J’ai pas mal circulé à pied dans le centre de Londres, afin de me rendre compte par moi-même des dommages causés par les bombes, et j’ai vu un certain nombre de maisons détruites par l’explosion d’une bombe. Si certains points comme Bond Street, Oxford Street, Régent Street ont été particulièrement atteints, la plupart des rues avoisinantes n’avaient pas souffert et ainsi que je vous le disais au début les plus gros dommages étaient toujours consécutifs à des incendies comme ceux qui ont ravagé les magasins de Jon Lewis et Peterson dans Oxford Street.
Malgré des dégâts souvent importants, chaque fois que cela leur était possible, les magasins continuaient leurs affaires – les glaces cassées étaient remplacées par des planches, au besoin on ouvrait une porte sur une rue encore accessible, et chacun s’efforçait de remplir sa tâche. Je ne saurai assez louer le courage et le calme avec lequel les Londoniens supportaient cette épreuve. A la chute du jour, les rues se dégageaient rapidement, chacun s’efforçant de rentrer chez-soi avant le début de l’alerte, mais le lendemain malgré une nuit souvent très pénible, le travail reprenait comme d’habitude.
Tout le monde a entendu l’anecdote de la vieille Londonienne à laquelle on proposait de quitter Londres et qui a répondu « La reine reste ici, pourquoi est-ce que je partirai ». Cette réponse est à mon avis très caractéristique de la résolution prise par les Anglais de gagner la guerre. D haut au bas de l’échelle sociale, ils savent qu’il leur faudra faire de nombreux sacrifices pour atteindre le but – mais ils ont compris l’imminence du péril et ils sont décidés à tout accepter pour avoir la victoire. Ils tiennent, et j’espère en leur succès final.
Commandant de La Passardière.

L’armistice fut signé entre l’Allemagne et la France le 22 juin 1940. Photo : © GrandQuebec.com.
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