Hospitalité de la Croix-Rouge en novembre 1943
Elle reçoit très largement les donateurs sains, de 18 à 60 ans, qui viennent lui offrir leur sang. – Description de la clinique de la rue Sainte-Catherine
Vous avez décidé de passer à la clinique des donneurs de sang. Il est utile de téléphoner à l’avance (Fitzroy 6392) pour fixer votre rendez-vous. Vous éviterez, pour vous et les autres, un encombrement qui risquerait de rafraîchir votre enthousiasme. Et puis, vous pourriez manquer votre affaire. La clinique ne fonctionne que les lundis, jeudis et vendredis, de 8 h 45 à midi et demi.
On vous donnera vos instructions : Ne pas prendre, à déjeuner, ni lait, ni beurre, ni viande, ni crème; en un mot, il faut éviter toutes les matières grasses, le sang se coagulerait et il faudrait le jeter.
Si vous passez devant la clinique, même si vous n’avez pas téléphoné, entre toujours On ne vous mettra pas à la porte.
La Croix-Rouge est accueillante
De fait, l’hospitalité de la Croix-Rouge ne saurait être plus accueillante. Quand la clinique était encore à la rue Bishop, je me rappelle avoir lu la pancarte suivante : « Si on vous inflige une amende pour stationnement pendant que vous êtes à la clinique, transmettez-nous le ticket. » Cette jolie affiche a disparu depuis le déménagement à Sainte-Catherine ouest 1626. Peut-être parce que les donneurs de sang ne viennent guère en automobile. En tous cas, on prend votre chapeau et votre manteau qu’on met au vestiaire, on vous donne un numéro et vous vous installez dans la salle d’attente.
Il y a des revues tant qu’on en veut. Ou plutôt des magazines. Je vous avertis d’avance qu’à peu près tout est en anglais. Ce n’est pas par mauvaise volonté, car j’ai toujours remarqué le plus vif désir de bien accueillir la clientèle française, mais c’est comme cela. Peut-être parce que ces magazines ont été donnés abondamment par ceux qui les avaient. Dans un coin, il y a des provisions de Coca-Cola. Servez-vous si le cœur vous dit. Tout est gratuit dans la maison. On dit qu’il est utile de ne pas avoir le gosier trop sec quand on se laisse faire une prise de sang.
Au bout de quelque temps, on appelle votre numéro. Dans les deux langues! Une infirmière vous met le thermomètres à la bouche et marque votre température sur votre fiche. Puis, vous passez chez le médecin.
Il vous pose une série de questions sur diverses maladies. S’il y a la moindre hésitation à votre sujet, il vous remerciera de votre bonne intention et vous renverra à plus tard ou bien pour tout le bon. Ils sont prudents et tiennent à protéger les donneurs de sang. C’est essentiel à la bonne marche du service.
On vous multiple les faveurs. La première fois, on vous fait, gratuitement, cela va sans dire, l’analyse Wasserman. De fait, ce serait peu pratique d’envoyer aux blessés un sang contaminé. À la deuxième. Rien de spécial ne se passe. À la troisième visite, on vous fait cadeau d’un joli bouton de bronze. Quand vous revenez la quatrième fois, c’est du moins ce qui arriva à l’auteur de ces lignes, on vous prend au même tarif gratuit votre pression artérielle. Vous découvrez avec un vif plaisir que vous vous portez comme un charme. La cinquième fois, on fait l’analyse hémoglobine. Elle ne coûte pas plus cher que les autres services rendus; rien du tout. À la sixième visite, on vous fera cadeau d’un bouton d’argent. J’ignore ce qui arrivera ensuite. On est certainement hospitalier à la Croix-Rouge.
Les donateurs sont de toute condition
Enfin, on vous appelle pour passer à la clinique proprement dite. Il n’y a pas de jeunes au-dessous de 18 ans : pas de vieillards au-dessus de 60. À part ce détail, on peut rencontrer toute sorte de gens à la clinique : collets blancs, ouvriers, employés, prêtres, soldats. En général, les hommes sont plus nombreux que les femmes et cela vous donne, si vous êtes un homme, une petite fierté. Encore un domaine dont on n’a pas été bousculé!
Vous vous étendez sur votre couchette et retroussez votre manche. La garde vous met un tourniquet et vous fait une piqûre. On s’en aperçoit à peine. Tout doucement, votre sang s’écoule dans la chopine qui l’attend. Cela dure quelques minutes durant lesquelles, si le cœur vous en dit, vous pouvez causer de la pluie et du beau temps. Ce n’est pas plus impressionnant que cela.
On vous remercie et vous passez à la cafeteria.
Excellent déjeuner
C’est ici que vous avez envie de chanter un hymne de reconnaissance à la Croix-Rouge.
Votre café du matin, noir comme la nuit, et votre pain sec vous étaient restés dans la gorge comme un souvenir de Carême ou de punition de collège. Thé ou café? J’ignore ce que vaut le thé, mais je vous recommande le café. Et quand vous voyez la crème blanche descendre tout doucement dans le beau liquide noir, y faire ses virages mystérieux avant de disparaître, en donnant au contenu de votre tasse la couleur d’une capucine en fleur, et que vous vous mettez à déguster cela, avec la satisfaction intime que vous procure le sentiment d’avoir peut-être sauvé la vie à quelqu’un que vous aimez alors votre café vous paraît simplement délicieux. Vous plongez dans un plat de biscuits qu’on a placé discrètement à côté de vous, et vous n’avez qu’à attendre la permission de la garde pour vous en aller.
Elle vient une dernière fois, regarde si la piqûre saigne. Puis, elle vous congédie.
Pendant quelques instants, vous sentez une imperceptible faiblesse. Elle a disparu au moment où vous montez au tramway. Et quand vous êtes arrivé chez vous ou au bureau, il n’y plus qu’à se remettre au travail.
(Publié dans La Presse, Montréal, Mercredi 10 novembre 1943).
