Armée canadienne

Armée canadienne

Nous avons une armée canadienne. Le saviez-vous ?

Non ?

Je vous l’apprends donc, et je cite des chiffres officiels à l’appui de mon avancé. Voici comment se compose cette armée.

Cavalerie, onze corps de hussards et de dragons; effectif, 2,876 hommes, 2,593 chevaux.

Artillerie, dix-huit batteries de campagne et dix régiments de place; effectif, 2,847 hommes, 850 chevaux, 96 canons, sans compter les canons de siège.

Génie et sapeurs, 328 hommes.

Infanterie à cheval, 597 hommes, 586 chevaux.

Infanterie, près de cent régiments. Effectif 29,766 hommes, 335 chevaux.

Les ambulances et les hôpitaux de campagne ont un personnel d’environ 600 personnes.

En tout, 38,000 officiers et soldats, 4,360 chevaux, 96 canons de campagne.

Voilà un total imposant, un joli noyau d’armée. Advenant une guerre, nous pourrions, parait-il, mettre 100,000 hommes en ligne. La Belgique, avec une population de 6,000,000 pourrait en deux jours mobiliser 130,000 soldats.

Oh! Je sais bien ce que vous allez me dire. Tout cela n’est que sur le papier. Il n’existe chez nous que des cadres, et encore! Dans les camps d’instruction, on ne fait que jouer au soldat. C’est puéril. Et les histoires de commencer.

Il est vrai que notre milice étonne quelquefois les officiers de l’armée régulière. Je fus même un jour témoin d’un incident qui en fait foi. Cela se passait il y a déjà longtemps, sous le régime du général Luard, de sévère mémoire. Cette année-là, le camp de brigade fut rassemblé à Laprairie, à l’époque de la moisson.

C’est vous dire que pas un seul des corps présents n’était au complet. Le 115ème régiment surtout était d’une faiblesse désolante. Sa troisième compagnie comptait trois officiers et trois hommes, un par officier. Or, à la fin des douze jours d’exercice, lorsque le général inspecteur divisa les corps par compagnies de cadre, pour l’appel nominal des soldats, ainsi que l’exigeait le règlement, cette compagnie se trouvait à présenter une apparence remarquable.

Les trois officiers étaient d’une tenue irréprochable. Brossés, astiqués, les sabres étincelants, ils cachaient leur embarras sous une gravité de commande. En avant d’eux étaient rangées les trois unités de combat dont se composait la compagnie. Au centre était un soldat valide qui avait reçu l’instruction dans une compagnie voisine. À la droite de celui-ci se tenait vieillard ventru; sa chemise bleue sortait du devant de sa tunique rouge trop étroite comme une affiche conservatrice paraissant sous la déchirure d’un placard libéral. À sa gauche, on apercevait un enfant de quinze qui avait servi de brosseur aux officiers; il était peu capable de porter un fusil et paraissait fort embarrassé de celui qu’il tenait.

« What’s that? » – dit le général, arrêtant son cheval et ajustant son monocle.

Cela, répond le colonel d’une voix mal assurée, cela, mon général, c’est la compagnie numéro trois.

Le général contemple les six hommes rangés devant lui et sa figure prend l’expression du plus profond dégoût; puis, relevant la tête, il promène autour de lui un regard foudroyant. Mais, chose étrange, sous ce regard personne ne pâlit. La brigade ne semble pas saisie de panique. Au contraire, on dirait que toutes ces figures épanouies ont envie de rire. Le général interpelle le capitaine bien résolu à sévir.

«  Captain, where are your men? »

Le capitaine sort du rang et fait le salut réglementaire.

Faites excuse, mon général, mais je ne comprends pas l’anglais.

Hélas! Un capitaine portant l’uniforme de Sa Majesté qui ne comprend pas l’anglais! …

Ah! Vous n’entendez pas l’anglais? Eh, bien, je vais vous parler en français, fait le général, cette fois sérieusement en colère. Il soupçonnait, à tort où à raison, que l’officier voulait feindre l’ignorance pour échapper à une réprimande qu’il eut tout de même, je vous prie de le croire.

Et maintenant, congédiez votre compagnie, reprit le général après que chacun des trois hommes eut répondu à son nom. Car l’inspection étant très longue, on congédiait chaque compagnie après l’appel.

« Right turn! Dismiss! » commande le capitaine, suivant la méthode de l’ancien manuel.

Le cuisinier tourne à droite de côté de sa marmite, le brosseur à gauche vers la tente des officiers. Quant au soldat du centre, il hésite visiblement entre la droite et la gauche et finit par rester immobile.

On entendait de toutes parts des étouffements suspects. Le général lui-même se pinçait les lèvres, et le rire étant contagieux, il eut le malheur d’ébaucher, sous son masque impassible, le soupçon d’un sourire. Ce fut l’étincelle qui provoqua l’explosion. Adieu, discipline et tenue, tout le monde se tordait.

Eh, oui, je connais cette histoire, dont plusieurs lecteurs se souviendront comme moi, et bien d’autres encore qui établiraient que nos officiers de milice ne sont pas tous des puits de science, quoiqu’il se trouverait sans doute parmi eux, à l’occasion, plus d’un de Salaberry.

Par malheur, de nos jours, l’héroïsme ne suffit plus, il faut la science pour être soldat. Peu à peu. Les choses s’améliorent. Lentement, les écoles militaires font leur œuvre. Chaque année, un nombre de plus en plus considérable de jeunes gens apprend les éléments de l’art militaire, l’usage de la carabine et surtout du canon qui annule le nombre des ennemis.

Parmi ces jeunes gens, on compte malheureusement bien peu de Canadiens français. Ce qui fait que nos jeunes compatriotes ignorent certaines notions nécessaires : une partie fondamentale de l’instruction du citoyen leur échappe. Il se privent aussi d’un grand plaisir intellectuel.

Sans croire que l’histoire du monde se compose entièrement ou même principalement de récits de batailles, il faut convenir de la grande importance de la puissance militaire sur les événements historiques. D’où il suit que pour les bien comprendre, il faut au moins savoir ce que c’est qu’une armée.

Connaître l’organisation militaire, c’est comprendre toute la puissance que comporte l’organisation en toutes choses.

Rien de plus attachant que l’étude des armes spéciales, surtout de l’artillerie : elle nous force à l’étude des mathématiques, elle nous facilite l’entrée dans cette industrie qui chez nous devient importante, la métallurgie.

Deux mois d’été à l’école militaire, pendant lesquels le gouvernement vous accordera une indemnité raisonnable, une journée passée de temps à autre devant les cibles, c’est employer utilement son temps. Si vous êtes bon tireur, les Canadiens français le sont presque tous, vous pourrez faire l’argent de vos menus plaisirs en prix remportés aux concours. Le ministère de la milice encourage l’établissement de clubs de tir.

Un de nos compatriotes, officier distingué dans l’armée impériale, me disait il y a quelque temps : Les Canadiens français se désintéressent trop des choses militaires, ils le regretteront. On ne respecte que ceux qui savent se défendre.

Voilà une parole sage.

Autant que vous, je me moque des panaches et des plumes. Les habits chamarrés et la grosse caisse sont des enfantillages, j’en conviens.

Mais appendre à viser juste et à pointer un canon, c’est de nos jours un des importants devoirs du citoyen.

Pluton (texte paru dans le journal le Canada, le 4 avril 1903).

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Fort Stewart, parc Jean-Drapeau. Photographie : GrandQuebec.com.

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