
Les villes de l’Amérique française
« Les villes sont, nos très chers enfants, comme le centre de cette colonie. C’est dans les villes que vous trouverez ce qui manque dans vos campagnes; c’est dans les villes où plusieurs de vos enfants reçoivent une éducation chrétienne. C’est dans les villes où les hôpitaux sont ouverts pour vous recevoir dans vos infirmités; c’est dans les villes où la justice règle vos différends et fait rendre à un chacun ce qui lui appartient; c’est là où réside d’une manière particulière l’autorité royale et où Sa Majesté entretient un grand nombre de troupes pour la défense cette colonie, pour maintenir la tranquillité publique et assurer votre repos; c’est enfin dans les villes où réfugient les pauvres des campagnes qui viennent surcharger les citoyens. »
Ce mandement fut prononcé par l’évêque de Québec, Mgr de Pontbriand, en octobre 1742, à l’occasion d’une grave disette. Il voulait par cette instruction convaincre les paysans laurentiens de se soumettre à la taxe des blés et d’apporter leurs récoltes aux citadins. Ce faisant, il soulignait le rôle essentiel joué par les centres urbains en Nouvelle-France.
L’idée d’édifier des villes ne s’imposa pourtant pas immédiatement. Dans les premières décennies de la colonisation du Canada, Québec ne fut conçue que comme un simple comptoir de traite. Dès 1617-1618, dans le cadre d’un vaste plan de colonisation, Champlain propose certes d’édifier une cité appelée Ludovica sur la rivière Saint-Charles, mais ce projet ne fut jamais réalisé. Ce n’est que lorsque Richelieu décida de faire de la vallée du Saint-Laurent une colonie de peuplement confiée à la Compagnie des Cent-Associés que l’on envisagea de faire de Québec une véritable ville.
Le développement urbain de la Nouvelle-France s’accéléra encore avec l’intervention directe du pouvoir royal à l’époque de Colbert, lequel entreprit d’envoyer des intendants et des ingénieurs militaires dans les colonies. La création et l’aménagement urbain devinrent une préoccupation essentielle des autorités locales, du gouverneur nomme de l’intendant. Puis, au début du XVIIIe siècle, se développa une politique métropolitaine de création de villes neuves au plan régulier, menée simultanément à Louisbourg et à La Nouvelle-Orléans, mais aussi à Saint-Domingue. Le plan en damier correspondait à l’idéal esthétique classique de l’époque et devait refléter l’ordre politique et social que la monarchie voulait dorénavant imposer dans son empire outre-mer.
Ainsi la fondation de villes fut-elle toujours un processus autoritaire, que la décision fût imposée par une compagnie ou bien par la Couronne. Ce développement urbain ne répondait pas à des dynamiques démographiques et économiques « naturelles », liées aux besoins diversifiés d’une population en pleine croissance; il avait essentiellement pour dessein de structurer le processus colonisateur.
Des villes de taille modeste
Faute d’un effectif démographique suffisant, aucun réseau urbain ne se développa en Nouvelle-France. Le territoire canadien avait pourtant la particularité d’être contrôlé non par une ville, mais par deux : Québec et Montréal, qui se partageaient les fonctions urbaines.
Dans l’esprit de la Compagnie des Cent-Associés, ces deux agglomérations, auxquelles se joignait Trois-Rivières, devaient faciliter le développement du commerce et la mise en valeur intensive du territoire; elles servaient à l’origine de comptoirs de traite et de têtes de pont dans l’occupation agricole de la vallée du Saint-Laurent. Mais seules Québec et Montréal peuvent réellement être considérées comme des villes. Trois-Rivières, située entre les deux, souffrit, en effet, de leur concurrence et périclita lorsque la traite le long du Saint-Maurice fut remplacée par celle autour du Saguenay-Lac-Saint-Jean. Aussi demeura-t-elle un gros village offrant certains services aux populations alentour. De la même façon, la Louisiane aurait pu connaître un développement urbain duel, puisqu’il existait deux voies fluviales d’accès à l’intérieur des terres, le Mobile et le Mississippi. Après la fondation de La Nouvelle-Orléans, la ville de La Mobile resta néanmoins une simple bourgade, même s’il s’agissait d’un établissement important pour le maintien des alliances indiennes.
Le rôle joué par ces villes dans le processus de colonisation fut sans commune mesure avec leur poids démographique. Elles étaient de taille médiocre en comparaison avec des Treize colonies britanniques, la population de Philadelphie, de New York ou de Boston comptant, à la fin de guerre de Sept Ans, entre 15 000 et 25 000 habitants. À la même époque, Louisbourg n’abritait que 4 000 personnes en 1752, Québec 8000, Montréal 5000 et La Nouvelle-Orléans 3200. Cependant, le taux de population urbaine était plus élevé dans les colonies françaises qu’en métropole, où il atteignait 15%.
Dans la vallée du Saint-Laurent, entre un cinquième et un quart de la population globale vivait en ville. En 1763, 33% des Blancs et 25% des esclaves de Basse Louisiane résidaient à La Nouvelle-Orléans. L’île Royale avait un caractère urbain encore plus affirmé : en 1737, les habitants de Louisbourg représentaient 37% de la population civile totale, ce pourcentage grimpant à 62% en 1752. Après l’occupation anglaise de 1745-1749, en effet, beaucoup de Français se réinstallèrent de préférence à l’intérieur de la forteresse afin de bénéficier de sa protection.
Si les villes européennes au XVIIe siècle étaient de véritables mouroirs et n’auraient pu croître sans la venue de nombreux migrants en provenance des compagnes ou bien d’autres villes plus petites, Québec et Montréal, en revanche, dont le solde migratoire était nul ou négatif, ne purent grandir que grâce à l’accroissement naturel. Certes, les deux cités, et en particulier Québec, constituaient les lieux d’accueil des immigrants français, mais ceux-ci n’y séjournaient que temporairement avant d’aller s’établir sur une nouvelle terre. Des fils de paysans résidaient également en ville le temps de leur apprentissage, plus de la moitié d’entre eux, toutefois, retournant ensuite s’installer à la campagne; il en était d’ailleurs de même des jeunes femmes venues des paroisses rurales voisines se placer comme domestiques à Québec. Beaucoup d’hommes, originaires soit des campagnes environnantes, soit de Montréal pour Québec ou inversement, venaient en outre se marier en ville, suivant en cela la coutume du mariage dans la paroisse de l’épouse, mais les conjoints élisaient probablement domicile dans celle du mari. Globalement, les villes représentaient donc des pôles d’attraction plus limités qu’en Europe, en raison de l’abondance de la terre disponible dans la vallée du Saint-Laurent, de l’avancée continuelle des fronts de colonisation et de la faiblesse des activités industrielles en milieu urbain, qui ne permettait pas de retenir les habitants.
(Tiré de l’Histoire de l’Amérique française, par Gilles Havard et Cécile Vidal. Éditions Flammarion, 2003).

Facebook
Twitter
RSS