La première pièce de théâtre au Canada a été jouée le 14 novembre 1606
Nous -avons déjà évoqué la figure de Marc Lescarbot, cet avocat du barreau de Paris qui vint en Acadie au cours des premières années du XVIIe siècle. On ne peut certes pas dire qu’il joua un rôle transcendant, mais il rendit sans doute plus agréable l’existence des colons qui passèrent à Port-Royal l’hiver de 1606-1607, en compagnie des sieurs de Poutrincourt et de Champlain. Il avait des lettres et fréquentait volontiers les muses. C’est ainsi que, dans le cours de l’automne de 1606, alors que Poutrincourt et Champlain étaient partis à la découverte, il imagina un jeu, « Le Théâtre de Neptune en la Nouvelle-France », afin de saluer leur retour. Les deux découvreurs rentrèrent à Port-Royal le 14 novembre.
« À notre arrivée, écrit Champlain, Lescarbot, qui était demeuré en l’habitation, nous fit quelques gaillardises avec les gens qui y étaient restés pour nous rejoindre. » De son côté, l’auteur rapporte ce qui suit : « Le sieur de Poutrincourt arriva à Port-Royal le 14e de novembre, où nous le reçûmes joyeusement et avec une solennité toute nouvelle par-delà. Je m’avisai de représenter quelques gaillardises en allant au-devant de lui, comme nous fîmes. Et d’autant que cela fut en rimes françaises faites à la hâte. »
Lescarbot dit donc que l’on se porta au-devant des voyageurs. Le terme était juste, car le jeu fut présenté dans la rade même. Neptune vêtu d’un voile bleu, chaussé de brodequins, la chevelure et la barbe longues et chenues, s’avança, trident à la main, dans un canot que remorquaient six tritons installés dans autant d’autres embarcations semblables. Là, le dieu de la mer s’adressa au sieur de Poutrincourt, lui rappelant combien il facilitait les découvertes : Je fais que l’homme peut, porté dessus mes eaux.
D’un autre pôle, voir les Inconnus flambeaux,
Et les bornes franchir de la zone torride,
Où bouillonnent les flots de l’élément liquide.
Les alexandrins se succédaient inlassablement. La première tirade de Neptune se composait d’une soixantaine de vers groupés en une douzaine de phrases.
Puis, ce fut le four des tritons. Le premier promit au sieur de Poutrincourt d’aider Neptune à le protéger contre les colères d’Eole, deuxième lui assura l’assistance de Jupiter. Le troisième, s’adressant à la France, vanta le courage de ses enfants. Le quatrième continua dans la même veine. Quant au cinquième, il parla en patois gascon et apporta une note d’humour :
Bezets, ne vous fizets pas trop
En aquels gens de barbogrisos,
Car en aquelos entreprises,
Els ban lou trop & lou galop.
Ce triton conseillait tout simplement aux fillettes de ne pas accepter les avances des vieillards : « Jeunes filles, ne vous fiez pas trop aux gens à la barbe grise, car en de telles entreprises, ils viennent au trot et s’enfuient au galop ! » Enfin, le sixième triton rendait hommage au bon roi Henri, comme il se devait.
Quatre Souriquois prirent ensuite la parole ; évidemment, des Français jouaient ces rôles, car les Indiens auraient été peu sensibles aux vers de l’a v o c a t parisien ! Le tout se termina, comme il convenait, par un festin. C’est un marmiton qui convia tout le monde à table :
Cuisiniers, ces canards sont ils point à la broche ?
Qu’on tue ces poulets, que cette oie on embroche.
Voici venir à nous force bons compagnons,
Autant délibérés des dents que des rognons.
Entrez dedans, messieurs, pour votre bienvenue,
Qu’avant boire chacun hautement éternue,
Afin de décharger toutes froides humeurs.
Et remplir vos cerveaux de plus douces vapeurs.
Ce fut là la première pièce jouée au Canada, même en Amérique du nord, au-dessus du Mexique. II parait qu’en 1598, le capitaine Far Fan avait présenté un programme « sérieuse-comique” sur les rives du Rio Grande et que, cinquante ans plus tôt, on donnait déjà des représentations dramatiques à Tlascala, au Mexique, sous la direction de Fray Toribio de Benevento.
Légende : Représentation du « Théâtre de Neptune en la Nouvelle-France », à Port-Royal, le 14 décembre 1606. Destin de C. W. Jeffery» (collection « Impérial »).
(Laverdiért, C.H., « Œuvres de Champlain », Québec, 1870, vol. pp. 263-264.)
REMINISCENCE HISTORIQUE
Au cours d’un récent discours devant la Société des gens de lettres qui le fêtait en un banquet, à Paris, M. James Hyde, le milliardaire américain, a signalé un fait assez peu connu et qui nous intéresse tout particulièrement.
Voici ses propres paroles : « Cette même date 1636, je veux vous signaler le fait en passant, car on ne lit guère aujourd’hui les Relations des Jésuites de cette époque où il est consigné, que des Français élevés au collège de Québec, au milieu des « quelques arpents de neige » dont l’histoire nous a laissé le souvenir, représentaient une pièce de théâtre écrite en français peut-être par un ancien condisciple de Corneille lui-même: c’était la première fois qu’on jouait une pièce de théâtre sur la terre américaine du Nord, et il est étrange en même temps que flatteur pour vous, Messieurs, de constater que c’est dans votre propre langue, en français, que cette tentative fut faite et par des Français ».
(Revue populaire).
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