Un peuplement multi-ethnique de la Nouvelle-France : Amérindiens, Européens et Africains
En 1744, un esclave africain de La Nouvelle-Orléans, Jupiter dit Gamelle, connu de nombreux habitants de la ville parce qu’il vendait les légumes de son maître sur la levée, fut condamné pour plusieurs vols et notamment pour un cambriolage chez le sieur Layssard, résident d’origine française. Interrogé par le juge, Jupiter dut reconnaître qu’il avait agi avec préméditation : l’idée de voler Layssard lui était venue le jour où celui-ci l,avait appelé chez lui « pour interpréter un sauvage ». L’esclave africain parlait probablement le mobilien, ce pidgin développé à l’origine parmi les Amérindiens du sud-est des États-Unis actuels (Chactas, Chicachas et Alibamons) et qui s’étendit aux autres groupes ethniques présents en Louisiane. L’anecdote montre que les Amérindiens, les Africains et les Européens entretenaient des relations étroites et complexes dans la colonie du Mississipi, au caractère fortement multi-ethnique. Si cet aspect était beaucoup moins marqué en Acadie et au Canada en raison du très faible nombre d’esclaves noirs, les Amérindiens et les Européens s’y côtoyaient néanmoins quotidiennement.
La découverte et la colonisation de l’Amérique par les Européens avaient conduit au bouleversement démographique du continent. Les populations de l’Ancien Monde – les Européens et les Africains qui furent déportés par les Espagnols dans les Antilles dès les premières décennies du XVe siècle – et celles du Nouveau Monde se mirent à cohabiter, voire à se mêler. Mais tandis que la population européenne et africaine augmenta grâce à l’émigration volontaire ou forcée et surtout grâce à l’accroissement naturel ans les colonies françaises d’Amérique du Nord, la population amérindienne subit un dramatique déclin tant au Canada qu’en Louisiane.
Au lieu de parler du peuplement européen de l’Amérique à partir des XVIe – XVIIe siècles, ne faudrait-il pas plutôt utiliser le terme de « repeuplement » ? L’Amérique indienne était loin d’être un continent vierge à la fin du XVe siècle, quand retentit l’heure de la conquête dans le sillage des navires de Christophe Colomb ; mais au XVIIe siècle, lorsque les colons européens commencèrent à s’implanter en Amérique du Nord, ils ne firent bien souvent sur des « terres veuves », pour reprendre l’expression de l’historien Francis Jennings.
Les sociétés amérindiennes, confrontées dès les premiers contacts aux microbes et aux virus des Européens, ont subi en effet une véritable tempête démographique. La plupart des groupes ont vu leur population fondre, certains ont disparu, d’autres se sont amalgamés avec les restes de tribus voisines. Les Indiens, « disparaissent d’une manière aussi sensible, qu’elle est inconcevable », remarque le père Charlevoix au début du XVIIIe siècle. En éradiquant 90% de la population autochtone, le choc microbien, on a tendance à l’occulter, est l’aspect le plus important de la rencontre entre l’Europe et l’Amérique. Les autres causes de la dépopulation (les guerres, l’alcool, etc.), sans être insignifiantes, sont tout à fait secondaires. « L’expérience a fait connaître depuis longtemps que les maladies des Européens se communiquent facilement aux Indiens », écrit le missionnaire François Le Maire en 1717. En effet, si les autochtones américains étaient affectés par des maladies (la tuberculose, par exemple, ils ne connaissaient pas certaines infections virales et bactériennes graves de l’Eurasie et de l’Afrique. Vivant eux-mêmes dans un continent isolé et relativement salubre – du fait notamment de la faiblesse de l’élevage, – ils n’étaient pas immunisés contre « les maladies des Européens », à savoir la variole (ou « petite vérole »), la grippe, le typhus, le choléra, la peste, les oreillons, la rougeole, la rubéole ou encore la varicelle. Il fallut des décennies aux Indiens pour s’accoutumer à ces germes pathogènes.
Si tous les chercheurs s’accordent aujourd’hui pour reconnaître l’importance du choc microbien, ils se divisent lorsqu’il s’agit d’établir la chronologie et l’intensité des épidémies. Il est très difficile, en effet, d’évaluer précisément la population indienne d’Amérique du Nord vers 1500 – l’hypothèse du démographe Russel Thornton, qui parle de sept millions d’autochtones, nous paraissant toutefois la plus crédible. Soulignons par ailleurs que si les peuples rencontrés par les Français à partir du XVIIe siècle étaient encore puissants, leur splendeur appartenait généralement au passé, en particulier dans la basse vallée du Mississippi. Partout, parfois avant même l’arrivée effective des Européens – puisque les microbes, comme les marchandises de traite, pouvaient circuler à travers le continent de façon indirecte, – le fléau épidémique avait rongé les sociétés autochtones.
(Extrait du livre La Nouvelle-France en héritage, sous la direction de Laurent Veyssière, Armand Colin/ Ministère de la Défense, Paris, 2011).
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