Petites filles sans poupées au Moyen Âge
Qui jouait au Moyen Âge ? On pourrait répondre, en forçant un peu le trait : seulement les garçons qui avaient droit aux jeux collectifs et physiques et qui arrivaient à se divertir alors qu’ils avaient peu de jouets. Lors de la grande exposition “Des jouets et des hommes”, consacrée aux jeux de l’Antiquité à nos jours, qui s’est tenue en 2011 au Grand Palais à Paris, le Moyen Âge était vraiment le grand absent.
Si l’on s’en tient aux témoignages visuels et archéologiques, on constate en outre que les adultes portaient un regard très distrait sur les petites filles qui sont rarement montrées en train de jouer. Si elles ont une poupée en main c’est quasiment toujours une poupée de luxe ce qui laisse supposer que ces filles appartenaient à une classe sociale privilégiée ; c’est pour cette raison qu’elles ont droit à un jouet coûteux qui apparaît non comme le support d’un échange participatif mais comme le modèle du futur qui les attend (un peu comme les poupées en habit de religieuse de Gertrude de Monza dans le roman de Manzoni). Les exemples que l’on peut mentionner datent de la fin du Moyen Âge. On voit par exemple le portrait d’Isabelle d’Autriche, reine du Danemark quand elle était âgée de deux ans et trois mois.
La petite engoncée dans un habit noir en partie couvert par un bavoir blanc, le visage enveloppé dans un voile blanc surmonté d’une coiffe, serre dans ses mains une minuscule dame parfaitement mise avec une double collerette, les mains élégamment cachées dans de longues manches. Une cordelette est attachée à la tête de cette petite poupée qui était probablement utilisée comme une marionnette ou comme une petite clochette si on glissait en elle une breloque ou un grelot. Des considérations analogues sur la finalité du jouet peuvent être faites pour deux tableaux de Lucas Cranach l’Ancien, qui représentent la Charité : dans le premier, une jeune mère nue mais avec une précieuse coiffe de gaze et un voile léger autour des épaules, est assise, entourée par trois jeunes garçons et par une petite fille, qui, un peu sur le côté, est absorbée par les baisers qu’elle donne à sa poupée qui n’est autre qu’une jeune dame sérieuse et soignée, vêtue comme il faut, qui préfigure le statut inévitable d’épouse auquel la petite doit aspirer (alors que l’image abstraite de la charité peut se permettre d’apparaître dans sa sensuelle nudité).Le second tableau, de la même période, représente la mère nue, mais avec beaucoup de joyaux et de voiles. Elle est debout, allaite un garçonnet et tient par la main un autre petit garçon et une petite fille: cette dernière porte dans ses bras une petite dame austère vêtue de noir avec joyaux et velours, une poupée qui, de manière encore plus évidente que sur le tableau mentionné précédemment, se présente à la petite propriétaire comme le futur qui l’attend. Nous savons que Nannina de Medici – sœur de Laurent le Magnifique – Marietta Strozzi, richissime florentin – apportèrent en dot lors de leur mariage des poupées magnifiquement vêtues de manteaux ornés de perles et tissés d’or.
Comme le message de Barbie, aujourd’hui, est différent !
Le rôle d’adulte est confié à la blonde adolescente qui mise tout sur son corps et son aspect esthétique. Barbie navigue entre fêtes et mondanités, avec ses longs cheveux à coiffer et une ribambelle d’accessoires et de vêtements à changer en suivant attentivement la mode : la petite fille qui la possède doit s’identifier au rôle joyeux de future jeune femme séduisante, toujours gagnante.
Nos vitrines sont naturellement comblés de bébés de plastique à soigner et à nourrir. Ce dévouement de la future maman a déjà été représenté au Moyen Âge mais seulement pour des petites filles qui ne sont pas destinées à un rôle social élevé. Le même Cranach consent à représenter une poupée sans bras dans un tableau réalisé entre 1535 et 1540 parce que le thème le lui permet étant donné que le sujet traité est la bénédiction du Christ à tous les enfants “indistinctement”, selon le verset de Marc 10, 13 : “Laissez venir à moi les petits enfants”, alors que dans quantité de tableaux analogues du même Cranach l’Ancien, la mère parée de bijoux au premier plan oblige le peintre à attribuer à la petite fille une poupée qui soit une réplique de sa génitrice, en miniature.
Il est raisonnable de penser que les pièces de bois à peine modelées, sans jambes et sans bras (qu’une grand-mère ou une mère ont peut-être données, avec un peu de tissu, et des ébauches de membres) comme les exemples de Novgorod datant des XIIe au XIIIe siècles nous le montrent, ont été caressées par des petites filles contraintes de faire beaucoup travailler leur imagination, sans que les adultes pensent devoir offrir des jouets.
(Tiré du livre Vivre en famille au Moyen Âge. Par Chiara Frugoni Éditions Les Belles Lettres, Paris, 2017.)
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