Meneurs et compromis : Histoires de Joseph Fleury Mesplet et de Pierre Du Calvet
Les diplomates américains, venus en 1776 pour « éclairer » les Canadiens sur les intentions du Congrès relatives au Canada, avaient à leur service un imprimeur français, Joseph Fleury Mesplet, qui établit sa boutique dans une maison de la rue Notre-Dame, près du Château de Ramezay, où avaient installé leurs quartiers Montgomery et Wooster. Après le départ des troupes coloniales, Mesplet s’était associé à un compatriote du nom de Valentin Joutard, écrivain de fortune, avec lequel il publia quelque temps la « Gazette de Montréal » et le journal « Tant pis, tant mieux ». Le gouvernement ne goûta guère les deux feuilles de caractère satyrique et d’allure parfois combative. Il les supprima et jeta en prison l’imprimeur et son journaliste. Le spirituel chroniqueur, de Sales de La Terrière, leur contemporain, a tracé de ces deux hommes un portrait qui n’est pas flatteur. « Joutard, dit-il, était satyrique et sophistique comme un avocat, avec un front d’airain que rien n’étonnait. Ivrogne, faux et menteur comme le diable et grand épicurien. Son éducation était solide, sans être accomplie. Il haïssait tout ce qui était anglais. Il était plein de préjugés et fort mauvais ami.
Mesplet différait de Joutard par l’éducation. Il avait pourtant des connaissances, mais il s’en faisait accroire et ne parlait que d’après son rédacteur. D’ailleurs il était fourbe et menteur presque autant que celui-ci, et en plus, d’un génie méchant. » Les idées et les opinions politiques et sociales de pareils hommes ne devaient pas être bien rassurantes pour le pouvoir anglais, aux prises avec la révolution, en armes à la frontière. On ne saurait dire quelle influence réelle les deux copains exercèrent sur les Canadiens, si traditionnalistes par nature et par éducation.
C’était, en tout cas, les deux seuls représentants doctrinaires du mouvement libertaire, sinon libertin à Montréal. Tous les autres ne sont que des instruments, les uns malfaisants, les autres inconscients de la révolution.
Un troisième Français, François Cazeau, trafiquant de fourrures, était aussi un agitateur besogneux que les autorités finirent par coffrer; mais on ne trouva chez lui aucun papier compromettant. Parmi les propagateurs canadiens, un nommé Boyer Pillon, qui pratiquait la médecine au faubourg Québec, paraît avoir joué un rôle prépondérant dans le mouvement de la rébellion. Il se tenait en correspondance suivie avec Washington et La Fayette. Le 7 septembre 1780, il leur écrivait qu’il était tout dévoué à l’appel de la liberté, que l’on pourrait obtenir de lui des provisions partout en Canada, si le pays était envahi. Il était certain que les trois-quarts de la province étaient sympathiques aux Américains et n’attendaient que la venue des armées du Congrès pour se soulever contre les Anglais. Il se proposait disait-il, de rejoindre Washington avec 35 hommes absolument sûrs. (Archives Canad.: Série B., vol. 205, pp. 70 à 74. — Lettre de Boyer Pillon à Washington).
Pillon se donnait des allures de personnage important; avec Hamel, Dufort, Cardinal et d’autres il était un actifinstrument entre les mains de Du Calvet, le chef de la sédition au Canada. Pillon avait formé l’audacieux projet de s’emparer des dépêches du commandant en chef bri tannique, quand il fut trahi, arrêté et conduit prisonnier à Québec.
Pierre Du Calvet
Mais le plus notoire des agitateurs est sans conteste le huguenot français Pierre Du Calvet. Venu au pays, peu après la cession il s’était fixé à Montréal, où il avait épousé Marie Jussome qui était peut-être d’origine canadienne. (Registre protestant d’état civil, octobre 1771.) D’abord ami du pouvoir, il fut nommé juge de paix le 14 juin 1766. Il s’occupa surtout de commerce et de fournitures aux armées.
Grand ami de l’ancien moine français Roubaud (Pierre Roubaud était de parents protestants. Il était le seul catholique de sa famille) — sorte de conventionnel avant la lettre— Du Calvet était encore plus canaille que son triste compère. Dans cette affaire de rébellion manquée, il fut une sorte d’éminence grise derrière les Canadiens, qu’il poussait à l’avant scène et exposait à tous les risques de l’aventure. Il se fit dans tous les milieux le plus actif agent de propagande améri caine. Son beau zèle n’était d’ailleurs pas désintéressé, puisqu’il s’était assuré d’importants contrats de fourni tures aux armées de Washington, comme prix de son in tervention auprès de la population. Bien qu’il eût été nommé par les rebelles officier d’un régiment canadien en formation et supposé commandé par Moses Hazen, ancien montréalais au service des rebelles, Du Calvet réussit longtemps à tromper les autorités sur ses activités sédi tieuses. Mais un jour, des déclarations, faites par deux suspects en prison, démontrèrent qu’il était l’âme dirigeante des comploteurs contre l’Etat et il fut arrêté un soir de septembre 1780. Confondu avec les prisonniers politiques et les prisonniers de guerre détenus sur le « Canceaux », il se plaignit des mauvais égards de ses geôliers. On le transféra alors au couvent des Récollets, converti en prison d’Etat. Il s’en prit à ses nouveaux geô liers et il écrivit un réquisitoire ignoble contre les religieux et leur supérieur, le Père Berey. (Rapport sur les Archives canadiennes pour 1888, p. 40. — Déclaration du père Félix de Berey, du 3 octobre 1784.)
Il occupa ses loisirs en prison à composer un volumineux mémoire pour défendre sa cause et celle des autres inculpés, et dans lequel il porta contre le gouverneur toutes sortes d’accusations et le montrait comme le pire tyran.
Libéré en 1784, il intenta un procès à Haldimand devant les tribunaux de Londres. L’affaire devint assez sérieuse pour obliger sir Lréderick à passer en Angleterre pour se justifier auprès du ministère et se défendre en justice. A cette occasion, Roubaud prétendit se faire l’intermédiaire intéressé des deux adversaires. Se disant l’ami de Du Calvet, il dévoilait à Haldimand les moyens d’attaque de l’autre, mentait effrontément aux deux, espérant tirer avantage de cette affaire embrouillée.
Roubaud en fut pour ses frais, car Du Calvet fut obligé de laisser tomber sa mauvaise cause. Du Calvet revint alors à Montréal reprendre son commerce. En 1786 le Congrès lui paya la moitié de ses réclamations pour marchandises fournies et services rendus à la République.
Il se vanta d’être le seul que les Etats-Unis récompensèrent de leur trahison. Cette même année, il s’embarqua à New-York pour un voyage en Angleterre; mais on croit qu’il périt en mer, car on n’en entendît jamais plus parler.
Dans son volumineux pamphlet, Du Calvet affirme que chaque jour on arrachait de leurs foyers des douzainesde personnes et que des centaines d’autres étaient enchaînées et pourrissaient dans les prisons. Il ne peut toutefois ne nommer que dix-neuf suspects, compagnons de sa réclusion. Les exagérations et les mensonges de ce félon ont malheureusement été reçus et acceptés comme vérité par la plupart des historiens, jusqu’à ces dernières années.
Haldimand leur doit, en très grande partie, sa renommée d’oppresseur des Canadiens; mais il serait injuste et faux de juger la politique de Haldimand d’après les dires de Du Calvet.
On peut se demander ce qui se serait produit, à Montréal tout particulièrement, où la campagne séditieuse était surtout menée, si des chefs aussi intrigants et actifs que Du Calvet, Cazeau, Hay, Pilon, Mesplet et Joutard avaient été laissés en liberté.
Du Calvet, à la vérité, est un triste bonhomme qui réussit à faire se compromettre bien des Canadiens de bonne foi et à prendre lui-même figure de victime pour la cause de la liberté contre la tyrannie du pouvoir. Mais l’histoire, selon qu’il est écrit dans la Divine Comédie a jugé que « celui-ci fut, dans le monde, plein d’iniquité et d’orgueil et que rien de bon n’orne sa mémoire ».
La guerre anglo-américaine se termina au printemps de 1783 par le traité de Versailles, qui mettait les États-Unis au rang des pays souverains. Le Canada restait colonie soumise à la couronne britannique. Les quelques velléités d’indépendance, que la rébellion avait pu soulever un moment parmi eux, avaient été réprimées par le pouvoir, aidé des classes dirigeantes. La répression du mouvement séditieux avait amené l’arrestation de quelques centaines (Lord Germaine, dans une lettre à Haldimand, donne le chiffre de 200 arrêtés à date (17 mars 1780). — Archives canad.: Série B, vol. 50, p. 54) de citoyens qui furent tous libérés à la conclusion de la paix.
À mesure que la cause de l’indépendance se gagnait dans les provinces voisines, la population rentrait ici dans l’ordre ancien, et reprenait son rôle passif de soumission, sans attachement, au régime anglais. On le vit bien quand, après la victoire de l’amiral Rodney, les autorités demandèrent à la population d’illuminer leurs demeures; on fit au contraire l’obscurité un peu partout; et dans le faubourg Saint-Laurent, des rixes éclatèrent entre les matelots et les habitants, et quantité de fenêtres volèrent en éclat.
On disait que les marchands anglais étaient les instigateurs de ces désordres. Un groupe des citoyens de Montréal, pour se moquer des (( loyalistes », avaient même érigé une batterie avec un canon et une potence à côté. Un nommé Dechêne, que l’on disait avoir eu l’idée de la chose, fut livré à Nqveu Sevestre et au colonel Dupré; mais la guerre était finie à ce moment et l’affaire n’eut pas de suite.
