Manifestations anti-Gordon

Affaire Gordon en 1962 (président de la compagnie des chemins de fer Canadien national)

Les manifestations anti-Gordon de 1962 prennent parfois une allure légèrement provocante. Ainsi des étudiants défilent dans les rues de Montréal avec une vraie tête de porc à l’effigie du président des chemins de fer nationaux. Ils la hissent au sommet d’un des trois mats de la Place Ville-Marie, à la place de l’Union Jack, et ils la font brûler.

Notoirement incompétents

À Ottawa, le 20 novembre 1962, le Comité parlementaire pouvait interroger le président du Canadien national et constater qu’il était toujours aussi bon administrateur. Ce n’était un secret pour personne, Donald Gordon méprisait souverainement les politiciens et il répugnait réellement à se soumettre à ce triste et rituel examen. Dépassant le cadre financier habituellement rattaché à cette sorte de comparution, le député Gilles Grégoire amorce l’entretien public de manière inattendue :

Grégoire : Il y a une autre question que je voulais mentionner, et elle est relative à la première page du rapport. Je remarque que nous avons un président, 17 vice-présidents et 10 directeurs, et aucun d’entre eux n’est Canadien français.
Gordon : Comment le savez-vous?
Grégoire : Alors, qui l’est?
Gordon : Je veux découvrir par vous qui est un Canadien français?
Grégoire : Pourriez-vous me nommer ceux qui le sont?
Gordon : Je ne sais pas comment définir un Canadien français. Mais je dirai ceci : ils sont tous Canadiens, chacun d’entre eux.

Donald Gordon élude la question essentielle qui consiste à savoir pourquoi les francophones canadiens ne sont pas représentés au conseil d’administration de l’entreprise d’État et laisse entendre que, ce que souhaitent les Québécois, c’est que cette société fasse désormais preuve de discrimination. Comment? En ne faisant plus appel à des railroad men compétents, mais plutôt en engageant systématiquement, quel que soit leur degré de compétence ou d’incompétence, autant de francophones que d’anglophones. Répondant à Gille Grégoire qui revient à la charge, s’étonnant de constater l’absence de ses compatriotes d’origine française ailleurs qu’aux échelons inférieurs, le président répond :

Pour ce qui me regarde, personnellement, et tant que je serai président du CN, on ne fera pas une promotion ou un engagement uniquement parce qu’un homme est Canadien français. Il doit être un Canadien français, plus quelque chose d’autre, et il doit être aussi compétent que l’autre type qui a des titres à ce poste. Il y aura une politique honnête au CN aussi longtemps que je serai ici. Ce pour quoi vous plaidez, c’est la discrimination.

Il n’en fallait pas plus pour que les Canadiens français tirent la conclusion qui s’imposait : puisqu’il n’était même pas possible de recruter ne serait-ce qu’un seul vice-président ou directeur, c’est que les Canadiens français étaient notoirement considérés comme des incompétents. Il est difficile de voir comment les Québécois en particulier concurrent que Donald Gordon avait dit qu’il n’y avait pas de Canadiens français assez compétents pour travailler au CN, mais le fait est qu’ils le crurent et le répétèrent. Gordon ne l’avait jamais dit et, dans les jours qui suivent, il réagit en tentant de rectifier les faits.

L’affaire Gordon est cependant entre les mains du public qui n’a pas oublié l’affaire du Reine-Elizabeth/Château Maisonneuve. Les créditistes gagnent en popularité en on vante l’à-propos de Gilles Grégoire dont l’habilité entraîne la majorité des députés québécois à oublier les intérêts partisans pour réclamer, d’une voix à peu près unanime, que des changements visibles soient effectués au sein de la société d’État. Pendant que Gordon est brûlé en effigie ici et là, pendant qu’on le promène sous la figure d’un cochon, le débat s’étend.

Certains journalistes, éditorialistes, commentateurs et citoyens font une tentative d’introspection à travers l’histoire pour découvrir pourquoi nous n’avons aucun talent en affaires. De la Conquête à Duplessis, mille raisons s’offrent à eux, mais aucune n’explique vraiment pourquoi l’hémisphère gauche ou droit du cerveau québécois est dépourvu de la toute-puissante bosse.

D’autres, découvrant les vertus de la compétence et les voies merveilleuses qui s’ouvrent à elle, en font l’éloge, regrettant que les Canadiens français n’aient pas pour elle le culte que lui vouent les Canadiens anglais. La première révolte passée, certains prennent le parti d’enquêter. Ils découvrent que c’est moins la compétence que l’origine ethnique et sociale qui compte. Dans le monde fermé où depuis longtemps le pouvoir appartient aux Canadiens d’origine anglaise, majoritairement Québécois et Ontariens, n’entre qu’une majorité d’anglophones appartenant aux Églises anglicane et presbytérienne.

La déclaration de Donald Gordon, sa franchise et le naturel avec lequel il prétendait ignorer l’existence du tiers de la population canadienne, permirent de constater qu’elle était partiellement hermétique et unilingue anglaise.

Il ressortit de cela un curieux sentiment d’impuissance et d’humiliation résumé par ces quelques mots entendus pour la première fois à Québec, le 28 novembre 1962 : « n…s blancs du Québec »…

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À peine au début de sa brillante carrière, il a déjà conquis des avenues et des boulevards. Léon Bloy, Le Désespéré (1886). Photographie du musée des chemins de fer de Toronto par Megan Jorgensen.
« À peine au début de sa brillante carrière, il a déjà conquis des avenues et des boulevards. » Léon Bloy, Le Désespéré (1886). Photographie du musée des chemins de fer de Toronto par Megan Jorgensen.

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