
L’unité morale ou l’unité nationale
Un collaborateur du Figaro, M. Jules Legrand, député, faisait l’autre jour une éloquente dissertation sur la question de l’unité morale d’un peuple.
Nous croyons que les observations du député français ne sont pas sans trouver d’application en notre pays, habité par des races de croyances différentes. En tout cas, l’article est d’un haut intérêt et se recommande par là à nous lecteurs.
Qu’est-ce que l’unité morale? En quoi consiste-t-elle? Sur quoi porte-t-elle? Est-ce sur les actions, sur la conduite extérieure, ou sur les sentiments, sur les suggestions de la conscience, sur ce qu’il a de plus intime et de plus personnel dans l’être humain?
Dira-t-on que l’unité morale est un ensemble de principes destinés à guider le citoyen en lui fournissant un idéal déterminé de vie individuelle et de vie sociale? Quand les Français auront sur les fins de l’existence, sur le rôle de la science et aussi sur les choses de l’au-delà des conceptions analogues, alors fleurira l’unité rêvée.
Mais ne serait-il pas indispensable de fixer tout d’abord ces principes moraux autour desquels nos consciences doivent s’agglomérer, en attendant qu’elles s’unifient? Qu’on nous les montre! Qu’on nous indique les groupes sociaux dont ils ont déjà conquis l’unanime adhésion!
Cette unanimité, nous ne la trouvons pas dans les rangs de la majorité elle-même. Car il y a évidemment un abîme infranchissable entre la mentalité de ce socialiste qui, l’autre après-midi, pendant le beau discours de M. Aynard, s’écriait avec une mâle candeur : « La religion, c’est l’abrutissement! » et la mentalité d’un Ferdinand Buisson, tout imprégnée de religiosisme humanitaire et nuageux, on citait lundi dernier, à la tribune, cette page curieuse :
« Ramener à terre toutes les religions, effacer ou du moins reléguer à l’arrière-plan tout le surnaturel chrétien, traiter le dogme comme une friperie démodée dont on ne se débarrasse pas complètement par une sorte de faiblesse pieuse pour le passé, faire de la solidarité humaine l’alpha et l’oméga de la morale sans l’appuyer à la paternité d’un Dieu révélé par la fraternité du Christ, vouloir accomplir le miracle de l’amour humain dans la sphère des intérêts, après avoir renié le miracle de l’amour divin sur la croix, en un mot prétendre renouveler l’humanité, établir le règne de la justice et de la charité sur la terre sans le secours de ces grands faits qui contiennent tout le salut, tel est le rêve incohérent et malsain d’esprits qui s’imaginent faire d’une pierre deux coups : déchristianiser l’Église et régénérer le monde avec cette Église déchristianisée. »
D’autre part, j’imagine que mon ancien camarade d’École normale Jaurès, agrégé de philosophie et reçu docteur ès lettres avec une thèse française où il fait une part de choix au divin, n’a pas précisément sur la métaphysique en général et sur celle des Descartes en particulier l’opinion quelque peu rudimentaire de ce bon M. Levraud, député de la Seine, lequel traitait naguère l’auteur du « Discours de la Méthode » d’abstracteur de quintessence et de gymnosophiste. Non, ce n’est pas au sein du Bloc que nous voyons s’épanouir l’unité morale.
Elle n’apparaît point davantage chez les hommes de science. J’en connais qui sont des matérialistes résolus, tellement résolus que leur matérialisme les induit parfois à dire de grosses sottises. C’est ainsi que l’un d’eux, non des moindres, déclarait un jour d’un ton sentencieux: « Oh! Moi, je croirai à l’existence de l’âme lorsqu’en ouvrant un cerveau je la découvrirai! » ce qui est, vous le reconnaîtrez, ami lecteur, une pure calinotade. Mais je pourrait également citer nombre de savants, et parmi les plus grands, parmi les plus illustres, qui, comme Pasteur, unissent à la maîtrise scientifique non seulement des convictions spiritualistes, mais une fois religieuse très profonde.
C’est, du reste, une erreur de penser que la science – j’entends la science des vrais savants, et la distinction n’est point superflue – détourné de la religion. Ainsi, pour rappeler des souvenirs personnels, à l’École normale, les incrédules étaient généralement plus nombreux dans la section des lettres que dans la section des sciences; une promotion, notamment, dont les membres occupent aujourd’hui, pour la plupart, de hautes situations si distinguait par un zèle religieux, et c’était une promotion scientifique. Mathématiciens, physiciens et chimistes se tendaient régulièrement aux offices de la chapelle, alors ouverte rue d’Ulm. J’ajoute que les catholiques pratiquants vivaient dans les meilleurs termes avec leurs camarades sceptiques; car en notre temps, à l’École, nous étions surtout passionnés de tolérance et nous ne songions nullement à faire régner parmi nous « l’unité morale ». Nous nous contentions d’aimer tous, d’un égal amour, la patrie, républicaine et l’Université.
Donc, on a beau chercher l’unité morale, on ne la rencontre nulle part, et si on ne la rencontre point, c’est qu’il n’est ni possible ni sont souhaitable jeunesse uniforme font tort à la France qu’elle existe.
Cela n’est point possible, car seuls les ignorants ou les demi-savants s’imaginent qu’en matière d’éducation morale on peut atteindre à cette évidence géométrique qui s’impose à la raison. Ceux qui ont approfondi les sciences en connaissent les limites. Ils savent qu’il n’y a point de philosophie universelle et nécessaire, et la force de leurs convistions propres n’exclut aucunement le respect de celles d’autrui.
Ils ont soin de se maintenir dans l’état d’âme décrit par un universitaire d’élite, professeur à la Sorbonne et membre de l’Académie des sciences morales et politiques, M. Victor Brochard :
« Le philosophe critique, déclare ce maître éminent, n’oublie pas que cette croyance sereine, dans laquelle il se repose, c’est la liberté que l’a faite, et par là même la liberté en lui et en autrui lui paraît toujours infiniment respectable. Il admet le droit à l’erreur. Il pourra agir sur les volontés par la persuasion et l’exemple; entreprendre contre elles par la contrainte et la persécution, outre que c’est la plus vaine des folies, lui semblerait le renversement de toute science et de toute vertu. »
De plus cette unité morale n’est pas souhaitable parce que, suivant le mot de notre distingué collègue M. Denys Cochin, si tout les cerveaux humains étaient faits de même, l’ennui serait trop grand en ce monde. Les puritains de la libre pensée qui souhaitent une jeunesse uniforme font tort à la France et à la jeunesse. « Il faut vingt, trente, cent jeunesses, afin qu’il y ait des idées de toutes sortes et que du choc de ces idées sorte de progrès de l’humanité. »
Ce n’est pas l’unité morale qui importe, mais l’unité nationale, et celle-ci ne dépend ni des religions ni des métaphysiques. Elle existe là où les enfants du même sol, élevés selon des méthodes et des croyances différentes, ont au cœur le même amour de la patrie, où tous, comme le proclamait le bon Français et l’éloquent orateur qu’est M. Aynard, « s’ils n’ont pas été instruits ensemble, sauront mourir ensemble sous les plus du même drapeau ».
(Tiré du Le Canada, texte paru le 4 avril 1903)

L’unite morale. Illustration: GrandQuebec.com.
Moral, Sens moral, Folie morale
On décrivait – il n’y a pas très longtemps encore – une folie morale qui procédait, chez ceux qui en étaient atteints, de la « perte du sens moral » (G. Ballet), du « daltonisme moral » (Maudsley) ou de la « cécité morale » (Arnaud).
La folie morale, née des développements de la conception de la dégénérescence qui, après Morel, tendit à couvrir un champ démesuré en psychiatrie, répondait dans le cadre des « dégénérés supérieures » à toutes les situations où, en l’absence de déficit intellectuel global et évident, le sujet se signalait par un « ensemble d’anomalies » psychiques d’ordre moral et d’origine constitutionnelle, le rendant inadaptable aux conditions imposées par les lois naturelles et sociales.
On admettait un type de fou moral, se caractérisant par son inaffectivité (atrophie des sentiments altruistes et de respect pour la dignité du prochain) et son impulsivité. On soulignait son « inconscience », son absence de bon sens par défaut de jugement.
Le seul lien réel entre les fous moraux était, en effet, l’inadaptabilité, le refus d’accepter les contraintes sociales et l’on rencontrait dans ce groupe toutes les variétés de pervers et de délinquants.
Rogues de Fursac a fait une vigoureuse et pénétrante critique des incidences que l’édification de cette « folie morale » menaçait d’entraîner sur le plan de la médecine légale et, plus généralement, de la répression pénale (v. Perversions).
En outre, les bases fondamentales de cette construction nosologique (aujourd’hui, définitivement ruinée) postulaient l’existence et l’indépendance d’une fonction psychique particulière, le sens moral, en vertu de laquelle l’individu eût été capable de discriminer le Bien et le Mal.
L’accord est fait sur l’absence de réalités psychologiques d’une telle « faculté ».
Nos acquisitions morales ne sont que le résultat de l’éducation qui nous apprend à plier nos appétits et nos tendances à des impératifs sociaux artificiellement codifiés. Notre aptitude à recevoir ces leçons dépend de l’ensemble de nos possibilités intellectuelles (qui nous permettent d’en concevoir et d’en synthétiser les éléments), de nos capacités affectifs (qui nous portent à les intégrer plus ou moins docilement) et de notre volonté (qui accepte d’y conformer nos actions).
Le sens moral ne représente, dès lors, qu’un des aspects de l’adaptation de l’homme à son milieu. Constater sa carence n’est pas reconnaître sans plus ample informé un trouble pathologique, mais bien s’obliger à pousser l’analyse mentale jusqu’aux niveaux où le débile se distingue du cynique, le délirant revendicateur de l’aigrefin, le dément en perspective du vicieux, l’obsédé ou l’impulsif du cupide et du passionné, etc.
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