Le Québec et la Confédération canadienne. Par l’abbé Lionel Groulx
Le Québec et la Confédération canadienne : En 1867, nous entrions dans la Confédération canadienne, librement cette fois, imposant et dictant nos conditions. Le pacte fédératif, le sait-on assez en Europe ? n’est en réalité qu’une alliance politique entre les deux races, la française et l’anglaise, traitant d’égale à égale.
Indépendamment de tout autre facteur, la seule situation géographique du Québec, placé comme un pont gigantesque entre l’Ontario et les provinces du golfe, le faisait le maître de l’heure. Aucune fédération n’était possible sans son acquiescement. La constitution canadienne élaborée, votée par les États fédérés eux-mêmes, simplement ratifiée par le pouvoir impérial, a fait du Canada, non pas un pays anglais, mais un pays anglo-français. Le Québec conserve, pour les choses de sa politique intérieure, une entière autonomie; il a son parlement, sa constitution bien à lui. Des articles spéciaux garantissent, dans toutes les provinces, les droits des minorités. Un autre article fait, de la langue française, dans les services et les documents fédéraux, tout comme au parlement d’Ottawa, la langue officielle du Canada, au même titre que l’anglais.
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Voilà où les vaincus de 1760 , grâce à leur ténacité française, aboutissaient un siècle après la conquête. Certes, nous avons eu et nous avons encore nos luttes et nos périls. Quel sera notre avenir? L’impérialisme britannique et l’impérialisme américain menacent de nous broyer. Chez nous, comme partout ailleurs, le fédéralisme a tenté de supprimer les autonomies, au mépris de la foi jurée. Le gouvernement fédéral interprète déloyalement l’article protecteur de la langue française. Dans les huit provinces du Dominion où existent des minorités françaises, les majorités anglo-saxonnes leur ont refusé ou leur ont pris leurs droits scolaires. Nous avons perdu quelques batailles ; nous en avons gagné quelques autres. Par bonheur, jamais la race n’a laissé prescrire ce que les politiciens avaient sacrifié.
Aujourd’hui, dans ce Québec qui a trois fois l’étendue de la France, nous sommes un peuple de près de trois millions. Montréal, ville de près d’un million d’habitants, Canadiens français pour les quatre-cinquièmes, peut prétendre au titre de deuxième ville française après Paris. Notre peuple ne vit pas principalement dans les villes; il est surtout agricole. Sa force est de détenir le sol. Il occupe à lui seul tout le domaine actuellement défriché et cultivé du Québec, environ la superficie de la Hollande. Sa vitalité toujours puissante lui a permis de déborder à l’est dans le Nouveau-Brunswick, à l’ouest dans l’Ontario. Cependant une émigration trop tardivement endiguée emportait plus de 100,000 des nôtres dans l’ouest canadien, et bien davantage vers les États de la Nouvelle-Angleterre. En ces États américains vivent aujourd’hui près de 2,000,000 d’enfants du Québec, restés heureusement jusqu’à ce jour français comme nous.
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Les ruinés de 1760 ont reconstruit peu à peu leur fortune. Dans les vieilles paroisses on peut estimer à 20,00 0 et à 30,000 francs la valeur moyenne des fermes québécoises. Il n’est pas rare d’en trouver qui atteignent jusqu’à 50 , 60 et même 100,000 francs. Les nôtres occupent aussi dans le commerce et dans l’industrie un rang fort honorable. Nous commençons d’avoir nos institutions de crédit bien à nous. Le mouvement le plus heureux de ces dernières années aura été le travail méthodique d’une élite active pour hâter notre émancipation économique.
Notre enseignement public s’avère aussi en plein progrès. Le Québec détient, pour la fréquentation scolaire, l’un des pourcentages les plus élevés de tout le Dominion, bien que, seul de toutes les provinces, il se soit refusé le cadeau de l’école obligatoire. En outre, chaque petite ville, chaque bourg un peu considérable possède son académie, son couvent ou son collège commercial, quelquefois les deux ou les trois en même temps, dirigés presque toujours par des religieux ou des religieuses et où se distribue l’enseignement moyen.
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Vingt-cinq collèges ou séminaires dispensent l’enseignement secondaire à base de culture gréco-latine. Deux universités catholiques et françaises, dont l’une, celle de Montréal, qui abrite en ses diverses facultés et écoles près de 3,500 étudiants, se sont chargées de l’enseignement supérieur. Tout cet enseignement jouit de l’entière liberté. L’État maître d’école n’existe point au Canada français. S’il ne manque point d’ambitions, il a su généralement jusqu’ici subventionner sans prétendre à diriger. L’enseignement primaire dépend d’une Commission indépendante où siège une triple représentation de l’Église, de l’État et des parents.
J’ajoute enfin, pour achever ce modeste tableau de notre vie intellectuelle, que nous possédons un art, encore jeune, mais qui, de plus en plus, vise à exprimer les formes originales de notre vie. Nous avons aussi une littérature, assez ancienne et assez abondante pour que nos collèges et nos universités en enseignent l’histoire. Issue d’un peuple qui a plus bataillé que pensé, la littérature canadienne-française porterait sans doute plus justement l’enseigne de Mars que celle de Minerve; elle n’a ni la sérénité ni la perfection que donnent les loisirs parnassiens.
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Pour tout dire, les chefs-d’œuvre n’y abondent point. Elle a pourtant mérité quelquefois les attentions de votre critique, voire les couronnes de l’Académie française. Et s’il lui est défendu de prétendre plus haut, du moins n’a-t-elle jamais abdiqué l’ambition de s’en tenir à l’esthétique du bon sens, au meilleur équilibre de l’esprit latin. Nos maîtres, nos professeurs des grandes écoles viennent, du reste, se former à Rome et à Paris plutôt qu’à Oxford ou à Harvard. Nos méthodes sont de préférence les méthodes françaises, comme la langue française est la langue de l’enseignement à tous les degrés.
Cette dernière affirmation n’aura pas de quoi vous étonner quand je vous aurai dit que, dans le Québec, le français est la langue des quatre – cinquièmes de la population qui n’en sait pas d’autre; quand j’aurai ajouté que le français est la langue de l’Église, la langue du parlement, la langue des tribunaux, la langue du commerce, la langue des affaires. Assez largement enseigné à l’école primaire, l’anglais ne dépasse guère le rang d’une langue seconde dans l’enseignement moyen et secondaire: le rang de l’anglais ou de l’allemand en France.
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Tout au plus, en nos universités, trouvez-vous une chaire de littérature anglaise. Ces réactions énergiques, cette culture française intensive, s’imposent à un peuple qui veut faire tête à la formidable puissance anglo-saxonne, aux côtés de laquelle il vit. Et voilà pourquoi, chez nous, c’est une faute grave de téléphoner en anglais, de se laisser parler anglais par les employés de chemin de fer, d’accepter un reçu, un connaissement, une facture rédigés en anglais, fût-ce des grandes maisons d’affaires de l’autre race. Parler anglais en l’une ou l’autre de ces circonstances, c’est pécher gravement, en notre pays, contre une noble et grande dame que nous appelons littéralement, avec un culte où il nous plaît de mettre un peu de chevalerie: « Sa Majesté la Langue française ».
(Tiré du livre Notre maître le passé, par l’abbé Lionel Groulx. Imprimé par la Librairie Grandeur Frères Limitée, Montréal 21 novembre 1936).
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