Le Grand Voyage au Pays des Hurons

Le Grand Voyage au Pays des Hurons situé en Amérique vers la Mer douce, aux derniers confins de la Nouvelle-France, dite Canada

par F.Gabriel Sagard Théodat, récollet de Saint-François de la Province de Saint-Denys en France. M. DC. XXXII (Extrait)

Du commencement de notre voyage

Notre Congrégation s’étant tenue à Paris, j’eus commandement d’accompagner le Père Nicolas Viel, vieux prédicateur, pour aller secourir nos pères, qui avaient la mission de la conversion des peuples de la Nouvelle-France. Nous partîmes de Paris avec la bénédiction de notre R. Père Provincial, le dix-huitième de mars 1624, à l’Apostolique (cette date de 1624, qui apparaît dans l’édition originale de 1632 du « Grand Voyage », est erronée. En réalité, le père Sagard quitta la France en 1623, comme il indique lui-même dans son « Histoire du Canada de 1636. Et Samuel de Champlain constate que le père Sagard arriva à Québec en juin 1623), à pied et avec l’équipage ordinaire des pauvres Pères Récollets Mineurs de notre glorieux Père S. François. Nous arrivâmes à Dieppe en bonne santé, où le navire frété, n’attendait que le vent propre pour faire voile; de sorte que nous eûmes grande peine à prendre quelques repos, et il nous fallut embarquer le même jour de notre arrivée.

Nous partîmes dés la nuit avec un vent assez bon ; mais qui nous abandonna bientôt ; et nous fûmes surpris d’un vent contraire qui causa un mal de mer fort fâcheux à mon compagnon, qui le contraignit de rendre le tribut à la mer, c’est l’unique remède de la guérison de ces indispositions maritimes. Grâces à Notre Seigneur, nous avions déjà sillonné environ cent lieues de mer, avant que je fusse contraint à ces fâcheuses maladies ; mais j’en ressentis bien depuis et peux dire avec vérité, que je ne me fusse jamais imaginé que le mal de mer fût si fâcheux et ennuyeux comme je l’expérimentai, me semblant n’avoir jamais tant souffert corporellement au reste de ma vie, comme je souffris pendant
trois mois six jours de navigation, qu’il nous fallut (à cause des vents contraires) pour traverser ce grand épouvantable
Océan et arriver à Québec, demeure de nos pères.

Or ce que le Capitaine de notre vaisseau avait commission d’aller charger du sel en Brouage, il nous y fallut aller et passer devant la Rochelle, à la rade de laquelle nous nous arrêtâmes deux jours, pendant que nos gens allèrent négocier à la ville pour leurs affaires particulières. Il y avait là un grand nombre de navires hollandais, tant de guerre que marchands, qui allaient charger du sel en Brouage et à la rivière de Sudre, proche Marenne. Nous en avions déjà trouvé en chemin environ quatre-vingts ou cent en diverses flottes, et aucun n’avait couru sur nous, entant que notre pavillon nous faisait connaitre; il y eut seulement un pirate hollandais qui nous voulut attaquer et rendre combat, ayant déjà à ce dessein ouvert ses sabors et fait boire et armer ses gens; mais pour n’être assez forts, nous gagnâmes le devant à petit bruit, ce misérable trainait déjà quant-à-soi un autre navire chargé de sucre et autres marchandises, qu’il avait volé sur des pauvres François & Espagnols qui venaient d’Espagne.

De la Rochelle on prend d’ordinaire un pilote de louage, pour conduire les navires qui vont à la rivière de Sudre, a cause de plusieurs lieux dangereux où il convient passer, et est nécessaire que ce soit un pilote du pays qui conduise en ces endroits, parce qu’un autre ne s’y oserait hasarder, il arriva néanmoins que ce pilote de la Rochelle pensa nous perdre; car n’ayant voulu jeter l’ancre par un temps de bruine, comme on lui conseillait, se fiant à sa sonde, il nous échoua sur les quatre heures du soir, ce fut alors pitié, car on pensait n’en échapper jamais : et de fait, si Dieu n’avait calmé le temps et retenu notre navire de ce coucher tout, c’était fait du navire et de tout ce qui était dedans.

On demeura ainsi jusques environ les six ou sept heures du lendemain matin, que la marée nous mit sus pied; en cet endroit nous n’étions pas à plus d’un bon quart de lieue de terre, et nous ne pensions pas être si proches, autrement on y eût conduit la plupart de l’équipage avec la chaloupe pendant ce danger, pour décharger d’autant le navire, et se sauver tous, au cas qu’il se fût encore tant-soit-peu couché ; car il l’estoit déjà tellement, que l’on ne pouvait plus marcher debout, sains se trainant et appuyant des mains. Tous étaient fort affligez, et aucun n’eut le courage de boire ni manger, encore que le souper fût prêt et servi  et les bidons et gamelles des matelots remplis : pour moi j’était fort débile, et eusse volontiers pris quelque chose ; mais la crainte de mal édifier m’empêcha et me fit jeuner comme les autres, et demeurer en prière toute la nuit avec mon compagnon, attendant la miséricorde et assistance du bon Dieu : nos gens parlaient déjà de jeter en mer le pilote qui nous avait échoué. 

Une partie voulaient gagner l’esquif pour tacher à se sauver, et le capitaine menaçait d’un coup de pistolet le premier qui s’y avancerait, car sa raison était sauver tout, ou tout perdre, et notre Seigneur ayant pitié de ma faiblesse me fit la grâce d’être fort peu étonné pour le danger présent et éminent, ni pour tous autres que nous eûmes pendant notre voyage, car il ne me vint jamais en la pensée (me confiant en la divine bonté, aux mérites de la Vierge, et de tous les Saints) que devions périr, autrement il y avait grandement sujet de craindre pour mo, puis que les plus expérimentez pilotes et mariniers n’étaient pas sans crainte, ce qui étonnait tout plein de personnes, un desquels, comme fâché de me voir sans appréhension, pendant une furieuse tourmente de huit jours, me dit par reproche, qu’il avait dans la pensée que je n’étais pas Chrétien, de n’appréhender pas en des périls si éminents, je lui dis que nous étions entre les mains de Dieu, et qu’il ne nous adviendrait que selon sa sainte volonté, et que je m’étais embarqué en intention d’aller gagner des âmes à notre Seigneur au pays des Sauvages, et d’y endurer le martyre, si telle estoit sa sainte volonté : que si sa divine miséricorde voulait que je périsse en chemin, que je ne devais pas moins que d’en être content…

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