La justice au Canada après la Conquête
Le premier soin du gouvernement civil, formé en 1764, fut de réorganiser la justice canadienne sur le modèle de la justice anglaise, dont la loi civile et criminelle fut substituée au droit français. À Montréal comme à Québec on institua des tribunaux identiques à ceux de Grande-Bretagne: cour des Commissaires de la paix, cour des plaids communs, cour d’assises. Dans aucun de ces prétoires nouveaux les Canadiens ne pouvaient siéger comme juges, à cause du serment de « fidélité », ou du Test, exigé des titulaires. Les tribunaux de milice ayant été abolis, toute l’administration de la justice était laissée aux mains des Anglais.
Ce changement radical dans la machine judiciaire: lois, tribunaux et juges, fut cause de malaise et de perturbation dans les habitudes sociales et économiques des anciens habitants. C’est dans le district de Montréal qu’on en éprouva les plus malheureux effets.
Prenant occasion de ce que personne ne comprenait rien au système en vigueur, des juges de paix, ayant fait faillite en des entreprises mal conçues et aussi mal conduites, cherchèrent à se refaire aux dépens du public, en multipliant les procès et donc leurs propres émoluments.
Des huissiers, leurs créatures, la plupart anciens soldats français, libérés du service ou déserteurs, parcoururent les campagnes, munis de citations en justice blanc-signées, (Lettre de Carleton à Hillsborough, 28 mars, 1770) et se tenant à l’affût de querelles parmi les habitants qu’ils incitaient à plaider pour les plus futiles prétextes.
Cette triste propagande de la chicane résulta en une multitude de procès, produisant des honoraires exorbitants pour les justiciers et amenant la ruine des justiciables. Le conseil de Québec fit enquête et trouva la situation des habitants lamentable.
Sir Guy Carleton, qui avait succédé à Murray en 1766, constata les mêmes abus et exposa tout le mal dans un mémoire, adressé aux ministres de sa majesté. (On sait qu’un nommé Édouard Chinn, assistant du prévost de la prison à Montréal, en avait remis diverses fois à un nommé Cunningham, qui sut en tirer de bons profits. Cette conduite scandaleuse fut portée à la connaissance du Conseil, qui blâma sévèrement cette procédure illégale et invalide). Cette dépravation de la justice dura quelques années, et il fallut rien de moins que la révolution américaine pour amener la métropole à corriger une situation aussi antisociale, dont elle était en grande partie responsable.
Dans ce rouage compliqué, imposé à la population française, une forme nouvelle de procédure était pourtant justement appréciée. C’était le procès devant un jury en cour d’assises. Les membres du jury, étant de fait choisis par l’accusé au criminel et la partie défenderesse au civil, on comprend que les Montréalais aient prisé ce mode de la justice par l’équité naturelle et qui leur permettait d’être jugés par leurs compatriotes. La loi sur ce point tournait à l’avantage de la majorité. On tâcha de priver celle-ci de cet avantage que l’on n’avait sans doute pas prévu.
Des Anglais firent là-dessus des représentations au gouverneur et au roi et tentèrent d’enlever à leurs concitoyens le droit de servir comme jurés. La première lutte constitutionnelle, pourrait-on dire, s’engagea sur ce point entre anciens et nouveaux sujets de George III. Le différend fut vite réglé par la métropole et le gouverneur reçut instruction formelle « d’assurer à tous les sujets du roi ce que la raison et la justice leur accordent en commun. » (On trouvera les pièces justificatives de cette affaire dans « Documents sur l’histoire constitutionnelle du Canada », par Shortt et Doughty, 1911, p. 126 et suivantes). II fallut bien se soumettre à la volonté royale.
Les Canadiens, en majorité de Montréal, venaient de gagner leur première bataille légale.
Encouragés par leur succès, les Montréalais demandèrent par l’intermédiaire de M. de Rouville (M. de Rouville était l’arpenteur officiel pour le district de Montréal et chargé de l’entretien de la ville) la faculté de se réunir en assemblées publiques, pour discuter de leurs intérêts et faire au gouverneur telles représentations qu’ils jugeraient utiles au bien de la communauté. On voulut bien accorder cette demande légitime et opportune; mais à la condition qu’au moins deux juges de paix, représentants du pouvoir, assisteraient à ces sortes de réunions populaires. Il convient d’ajouter que les juges de paix, titulaires de la cour des commissaires, en outre de rendre la justice sommaire, avaient charge de l’administration civique. Ils édictaient des règlements de police pour maintenir l’ordre et assurer la bonne ordonnance de la ville. En 1766, ils divisèrent la ville en plusieurs quartiers, dont ils confièrent le soin immédiat à des baillifs. Ceux-ci devaient voir à l’entretien des rues et à l’ordre général.
L’incident Walker
À cette question de la justice se rattache un incident qui fit grand bruit à Montréal. Un nommé Thomas Walker, juge de paix, avait été attaqué chez lui, un soir de décembre 1764. L’un des assaillants lui avait coupé l’oreille d’un coup d’épée.. Grand émoi dans la ville. Gens de robe et gens d’épée furent mêlés à cette affaire qui dura bien deux années. Sur dénonciation d’un repris de justice, nommé George Magovock, le grand Prevost, Edward William Gray, se mit en frais d’appréhender tous ceux que Walker soupçonnait d’avoir fait le coup. Dans la nuit du 18 décembre, accompagné de trente soldats, il arrêta à leur domicile M. de Saint-Luc de la Corne, les capitaines John Campbell, Daniel Disney, le lieutenant Simon Evans, le juge John Fraser et M. Joseph Howard.
La qualité et le rang social des inculpés donnèrent à l’incident beaucoup plus d’importance qu’il n’en méritait.
Le juge en chef, William Hey, fut chargé de mener l’instruction de l’affaire et après une longue information contre les accusés, le jury déclara l’accusation non fondée, et les accusés durent être remis en liberté, malgré les instances et les intrigues de Walker pour les faire condamner. Du gouverneur au géôlier, toute la machine judiciaire avait été mise en mouvement comme s’il se fût agi d’un complot contre l’État. Pour remuer autant de puissances officielles, nul doute qu’il devait y avoir au fond de l’affaire de fortes influences en lutte sournoise pour quelque cause restée inconnue. (Pièces justificatives dans Rapport sur les Archives canadiennes pour 1888, pp. 1 à 15).
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