Voyage de Jacques Cartier à Hochelaga
Jacques Cartier à Hochelaga : Conférence prononcée par l’abbé Lionel Groulx au Monument national, le 29 octobre 1935 , à l’occasion du 4e centenaire de la découverte de Montréal par Jacques Cartier.
Excellence, Monsieur le Maire, Messieurs les Présidents, (Son Excellence Mgr Deschamps, évoque de Thenncsis, auxiliaire de Montréal ; Son honneur M. Camillien Houde ; MM. les sénateurs Rodolphe Lemieux et André Fauteux). Mesdames, Messieurs, « Je me souviens! » Devise de la province de Québec. Nous souvenir! Nous aurions donc gardé cette faculté, même s’il nous arrive d’y mettre un peu de Il y a quatre siècles, un Français venu de Saint-Malo poussait l’un de ses navires, puis deux de ses barques jusqu’ici, soit à 1,000 milles des rives de l’Atlantique.
Du coup il révélait aux hommes de son temps, l’immensité de notre terre américaine; il annexait à la géographie l’un des plus grands et l’un des plus beaux fleuves du monde; le premier des Européens il touchait le sol de notre ville; ici même, dans une scène inoubliable, scène de foi et de haute humanité, il faisait passer sur la foule indienne, le souffle de l’Évangile; du haut de l’observatoire du Mont-Royal, son regard enserrait le pays de l’étreinte de l’aigle; bref, par cet homme, Montréal entrait dans l’histoire et pour garder à jamais le sceau français. Voilà le fait! Assez important, a-t-il paru, pour que, ce soir, nous soyons au moins quelques centaines qui en parlions entre nous.
I
L’Emerillon avait quitté Stadaconé le 1 9 septembre. Dès le lendemain des vigies indiennes ont signalé l’étrange et immense canot. Il s’avance, toutes voiles gonflées. On l’a d’abord pris pour une « île mouvante », racontera plus tard un sauvage qui a recueilli les souvenirs de son aïeule. Une île d’une végétation bien singulière toutefois, avec ses arbres tendus d’ailes blanches et flottantes.
Des deux rives on ne laisse pas d’accourir, on acclame. Ils viennent à nos navires, note Cartier, « comme s’ils nous eussent vue toute leur vie », « en aussi grand amour et privaulté que si nous eussions été du pays ». Si bien que le voyage prend vite l’allure d’une promenade triomphale. Le 2 8 septembre l’Êmerillon touche à la tête du lac Saint-Pierre; il se croit à une impasse.
Cartier donne l’ordre d’apprêter les deux barques; il s’y jette, accompagné de Claude de Pontbriand, de Charles de la Pommeraye, Jehan Gouyon, Jehan Poulet, des deux maîtres de la Grande et de la Petite Hermine et de 2 8 mariniers; en tout trente-cinq hommes. Le 2 octobre les barques passent, sans s’arrêter, en vue de Sainte-Hélène.
II
Cartier se hâte. Il veut « aller amont ledict fleuve, au plus loing qu’il . . . seroit possible ». Le but de son voyage, ce n’est pas, en effet, la terre qu’il a commencé de longer. Il cherche le royaume du Saguenay, l’Eldorado où, selon les Indiens, il y a « grande quantité d’or et de cuivre rouge », « force villes et peuples » « vetus et habillez de draps ». Tout à coup, force est aux barques de se jeter à la rive: un barrage infranchissable est là devant elles, « un sault d’eau », dit Cartier, « le plus impétueux qu’il soit possible de veoir, lequel ne nous fut possible de passer. »
Les explorateurs sont à Hochelaga, c’est-à-dire, en langue indienne, à la « chaussée des castors », le futur saut Saint-Louis. Tout le long de la rive, depuis quelques heures, les Indiens ont suivi, escorté les barques en lutte contre le courant. Au point où elles s’arrêtent une foule d’un millier est réunie. Et l’on voit d’ici le spectacle. De proche en proche, depuis Stadaconé, une atmosphère de fête s’est propagée comme une ardente contagion. Au saut Saint-Louis la fête tourne au délire.
III
Sur la tête des Français, dans leurs barques, une pluie s’abat de poissons et de pains de mil. Partagés en trois chœurs, hommes, femmes, enfants, chantent et dansent frénétiquement. « C’est une joye merveilleuse », écrit le chroniqueur, un « raqueul que jamais père fist à enffant ». Tard dans la nuit la fête se prolonge. Et pendant que Cartier et les siens essaient de dormir dans leurs barques, à l’ancre un peu à l’écart, la rive continue à retentir de chants et de danses, illuminée de feux de joie.
On s’était réservé le lendemain pour la visite de la bourgade des Indiens. Les gens qui s’étaient portés à l’arrivée des barques, n’habitaient pas, en effet, le saut Saint-Louis. Le récit de Cartier le dit en toutes lettres: « Le lendemain, au plus matin, le capitaine se accoustra et fit mettre ses gens en ordre, pour aller voir la ville et demourance du diet peuple, et une montagne qui est jacente à la dicte ville ». Les explorateurs prennent un chemin bien battu, à travers une forêt de chênes. Ils marchent deux lieues; une éclaircie paraît: de belles campagnes, « terres labourées et belles », où se balance le blé indien encore sur pied. Au milieu de ces champs, une masse imposante fixe les yeux: la bourgade.
Plaçons-la, ainsi que d’aucuns nous permettent de le faire, à l’intérieur d’un large carré: de la rue Metcalfe à la rue Victoria d’aujourd’hui, et de la rue Sherbrooke à la rue Burnside. Bourgade de cinquante huttes, « toute ronde », encore grossie par ses retranchements en bois, hauts de deux lances.
IV
Cartier et sa troupe l’ont à peine aperçue que, par l’unique porte des remparts, un flot de peuple s’échappe et accourt au devant des visiteurs. L’enthousiasme de la veille recommence. Femmes, jeunes filles, entourent les Français, leur flattent les bras, le visage ; les mères apportent leurs enfants pour les faire toucher. « On pleure de joie », note encore le chroniqueur.
Aussitôt finie la réception, que nous raconterons dans un instant, Cartier, toujours plein de son rêve, se dirige vers la montagne. Il voudrait prendre une vue panoramique du pays, plonger le regard au delà du saut Saint-Louis, sonder l’horizon et la chance de s’y enfoncer. Le spectacle lui apporte une demi déception. La beauté du pays l’enchante ; mais son immensité l’effraie. La saison est trop avancée. Finie pour 153 5 la course au Saguenay. Ce jour-là même du 3 octobre, Cartier quitte Hochelaga. Les barques françaises s’éloignent. Longtemps, derrière elles, se profilent d’émouvants gestes d’adieux. L’écho les suit des dernières acclamations indiennes.
Mesdames, Messieurs, l’histoire de Montréal est maintenant ouverte. Nous venons d’en lire ensemble la première page.
(Tiré du livre Notre maître le passé, par l’abbé Lionel Groulx. Imprimé par la Librairie Grander Frères Limitée, Montréal 21 novembre 1936).