L’intégration sociale des Canadiens passés en France à la Conquête
Au lendemain de la Conquête, environ 70 000 Canadiens furent contrains d’affronter la fin subite du régime politique et de la structure sociale dans lesquels ils avaient vécu jusque-là. Les soldats britanniques avaient ravagé plusieurs paroisses de la Gaspésie et de l’estuaire du Saint-Laurent alors que la ville de Québec devait se remettre des bombardements intenses qu’elle avait essuyés. Les Canadiens faisaient face à la famine, à la désolation et à la rupture abrupte des liens qui les attachaient à leur roi, à leur culture, à leur langue, à leurs institutions et à leur religion. Désorganisés, vaincus et abandonnés à eux-mêmes, ils appréhendaient d’être déportés ou, au mieux, de subir le ressentiment et l’autoritarisme de ceux qu’ils considéraient comme des ennemis et des hérétiques et qu’ils avaient toujours si ardemment combattus.
En plus du départ des militaires, administrateurs et autres Français rapatriés à la fin de la guerre, environ 4 000 Canadiens, c’est-à-dire des personnes nées au Canada, s’y étant mariées ou y ayant eu des enfants, ont émigré en France entre 1755 et 1775. Environ 9 % de ces émigrants canadiens allaient toutefois revenir un jour au Canada, mais, pour l’heure, cette perte démographique venait s’ajouter à l’accroissement de 30 % du taux de mortalité que la société canadienne avait connu durant la guerre de Sept ans. Même si 95 % des Canadiens avaient retroussé leur manches pour faire face aux nouveaux régimes politique, commercial, institutionnel et religieux que les vainqueurs allaient tenter de mettre en place, c’était tout de même environ 5 % à 6 % de la population canadienne qui avait plutôt choisi de conserver son allégeance au roi très chrétien en émigrant du Canada.
François-Xavier Garneau en donnera en 1848 une description assez dramatique et nettement exagérée. Selon lui, il n’était pus resté dans les villes « que quelques rares employés subalternes, quelques artisans, à peine un marchand »… Les historiens ont ensuite longtemps débattu sur l’existence, ou non, d’un exode important à la Conquête et sur l’ampleur du traumatisme social qui en aurait résulté. On semble maintenant avoir fait consensus autour du départ à la Conquête du tiers de la noblesse canadienne et d’une bonne partie de l’élite sociale : officiers militaires, membres du gouvernement colonial, hauts administrateurs, grands négociants… Par cotre, dit-on, la majorité des seigneurs, des membres du clergé, des titulaires canadiens d’une fonction publique et, surtout, des « petites gens » seraient restés au Canada.
Comme les troupes françaises avaient capitulé à Montréal sans bénéficier des honneurs de la guerre, les militaires rapatriés e France ne pouvaient pas reprendre du service actif sur un autre front. Les soldats de la Marine avaient donc été démobilisés dès leur arrivée à Rochefort, mais leurs officiers, dont la plupart étaient canadiens, avaient été mis à la demi-solde et confinés en résidence en Touraine le 24 mars 1762.
On voulait ainsi les tenir à l’écart de « l’Affaire du Canada », procès que l’on intentait à Paris aux ex-administrateurs de la colonie et qui mettait en évidence l’échec de la France en Amérique du Nord. On leur avait toutefois donné pour raison que « le bas prix des denrées allait leur faciliter le moyen d’exister », quoique cet avantage fut d’assez courte durée puisque les prix s’étaient mis à grimper rapidement à compter de 1763.
La signature du traité de Paris donna la possibilité aux officiers canadiens de reprendre du service actif, mais, la guerre étant terminée, la France avait moins besoin d’eaux. Plusieurs furent donc maintenus dans l’inactivité et virent leur demi-solde être transformée en pension de retraite. La plupart n’avaient en France aucun autre revenu pour continuer à vivre noblement, de sorte qu’une simple retraite de 300 à 600 livres était nettement insuffisante pour permettre à ceux qui étaient mariés de faire vivre leur famille dans la même aisance qu’au Canada.
La présence de ces ex-officiers militaires du Canada avait aussi attiré en Touraine d’autres canadiens de l’élite sociale : familles de commerçants, d’officiers de plume, titulaires de fonction, bureaucrates, religieux… l’abbé Joseph Marie de La Corne, écrivait de 18 mars 1778 à sa nièce, Marie Anne de La Corne Dubreuil : « Si jamais tu me venais joindre, tu trouveras à Loches un petit Canada puisqu’il y a beaucoup de Canadiens qui s’y sont établis. »
La correspondance et autres formes de liens que ces Canadiens éminents, ou appartenant à des familles éminentes, entretenaient avec le Canada ont souvent donné l’impression que les Canadiens passés en France à la Conquête étaient presque exclusivement des membres de la noblesse canadienne, surtout d’ex-officiers militaires, retirés en Touraine, mais on en trouvera ci-après une description beaucoup plus réaliste et diversifiée.
(Sous la direction de Sophie Imbeault, Denis Vaugeois et Laurent Veyssière. 1763. Le traité de Paris bouleverse l’Amérique. Septentrion, 2013.)
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