
Héritage français Canadiens français vers la fin du XIXe siècle
Les tensions qui traversent la France vers la fin du XIXe siècle ont des échos au Québec. Avant que l’action du général Boulanger ne donne le boulangisme (1887), véritable syndicat des mécontents, le militaire, symbole de revanche de la France sur l’Allemagne, visite le Québec en 1881, où il est bien reçu au-delà des clivages politiques. Devenu ministre de la Guerre en juillet 1886, il plaît aux Canadiens français après avoir maintenu le nom de la caserne du Faubourg Poissonnière, Caserne de la Nouvelle-France. Si, à Paris, le journal Paris-Canada du Commissariat canadien est rédigé par des boulangistes, membres de la Ligue des Patriotes de Déroulède, à Québec, Tardivel considère Boulanger comme un « vulgaire aventurier » en 1889, au moment où celui-ci a dû s’enfouir à Bruxelles où il se suicide (Stewart Doty, The Appeal of Boulanger and Boulangism to North Americans (1881-1889), Quebec Studies, 3 (1985):113-115).
Le passage du général marquis de Charette à Québec et à Montréal en juin et juillet 1882 est une autre occasion de réanimer les divisions entre Canadiens français ç propos de leur héritage français. Parent du comte de Chambord, héritier des Bourbons, de Charette est un légitimiste qui avait commandé les zouaves canadiens-français à Rome en 1869-1870. Invité par l’Union Allet des zouaves, de Charette devient un « étendard de la contre-révolution » pour l’ultramontain « Courrier du Canada » du 3 juillet 1882, qui prend prétexte de son passage pour dénoncer la IIIe République et la république en général. Fréchette, vigile libéral de ces années, entreprend dans La Patrie de Beaugrand, qui énumère les injustices et les excès de la monarchie française.
En octobre 1890. le comte de Paris passe par Montréal. Invité au collège des jésuites, il y est présenté par le père Drummond comme « l’illustre descendant des Rois » et le symbole d’une société stable. À la Société des antiquaires, on l’accueille comme « la glorieuse personnification de cet esprit chrétien et chevaleresque ». Son périple l’amène chez les évêques et les Ursulines de Trois-Rivières et de Québec. À Québec, on montre au comte le vieux drapeau de Carillon. Mais ce périple monarchique en terre canadienne et aussi libérale n’est pas sans susciter des manifestations. Le jeune Raoul Dandurand considère inadmissible qu’un « Canadien d’origine française pût être partisan d’un héritier de Louis XV, qui nous avait odieusement abandonnés. »
La publication de La Croix (1893-1895) de Montréal, à l’image de La Croix de Paris publiée dans quelques villes de France et de Belgique, est un bon exemple d’un certain mimétisme culturel qui va jusqu’à importer des débats qui ont peu à avoir avec la situation locale. Dirigée par A. Denault, qui vient de La Vérité de Tardivel, La Croix mène une croisade de jeunes en faveur de la foi en milieu de travail à la lumière de l’encyclique Rerum novarum de 1891. Le journal affirme le lien entre Dieu et la patrie, entre catholicisme et nationalité, entre foi et langue. Virulent contre la franc-maçonnerie, le bihebdomadaire importe l’antisémitisme dans une société où la communauté juive est encore loin de compter numériquement. À compter de novembre 1894, La Croix publie des extraits de La Libre Parole, journal de l’antisémite Drumont, et des articles de la même veine par un certain Raoul Renault de Québec.
Enfin, le discours officiel, celui du commissaire Fabre, des premiers ministres Mercier et Laurier, étonne par la représentation canadienne de la France qu’il communique aux Français. Devant la Société des études maritimes et coloniales, Hector Fabre se fait lyrique : « Les pays qui ont aimé la France à certaines heures, lorsqu’ils en avaient besoin, lorsqu’ils avaient besoin de son sang et de son or, ne sont pas rares dans le monde ; mais des pays qui l’ont aimée toujours comme le mien, en connaissez-vous beaucoup ? Cette loyauté chaleureuse et indéfectible ne fait pas oublier, chez cet ami de Laurier, l’autre loyauté : « Si nous vous devons le premier des biens, l’existence, c’est à l’Angleterre que nous devons le second, la liberté ».
Écrivant dans La Réforme sociale de Le Play à propos de « La Société française au Canada », Fabre présente le Canada français comme « un petit peuple resté français et devenu libre », qui a su « se renouveler sans secousse » en « gardant jusqu’à sa physionomie d’ancien régime ». Le commissaire insiste sur l’entente cordiale qui règne au Canada où les deux influences française et anglaise s’équilibrent. Pour l’homme, qui depuis 1858, a tracé la voie au libéralisme modéré, 1867 a fait du Québec « une sorte d’État français ». Quant à l’indépendance du Canada « vis-à-vis de l’Angleterre, elle peut se définir en quelques mots : c’est l’indépendance sans le nom ; la chose sans l’étiquette ».
Mercier se fait aussi la voie d’un Canada où règne l’entente cordiale ethnique et religieuse : « au Canada, nous vivons en paix avec toutes les nationalités ; l’Anglais, l’Écossais et l’Irlandais donnent avec plaisir la main au Français ». Et alors qu’en France, affirme-t-il lors d’un passage chez les frères maristes, n dépossède les jésuites de leurs biens, au Canada on les leur restitue. Un mois plus tôt, devant l’Alliance française à Paris, il avait réitéré l’idée de la survivance canadienne-française grâce au clergé catholique.
En 1897, Laurier reprend les idées mêmes de son ami Fabre. Devant la Chambre de commerce britannique de Paris, il déclare : « Cette double fidélité à des idées, à des aspirations distinctes, nous nous en faisons gloire au Canada. Nous sommes fidèles à la grande nation qui nous a donné la vie, nous sommes fidèles à la grande nation qui nous a donné la liberté. »
En bon libéral qui clame depuis 1877 l’héritage britannique plus que français du libéralisme canadien, Laurier a cette formule : « Liberté, Égalité, Fraternité. Eh bien, tout ce qu’il y a dans cette devise de vaillance, de grandeur et de générosité, nous l’avons aujourd’hui au Canada. » Le premier ministre du Canada, qui participe alors aux fêtes impériales du Jubilé à Londres, précise au banquet des Amis du Canada à Paris : « Aujourd’hui le Canada est une nation. Oui, je le répète avec orgueil, le Canada est une nation, bien qu’il ne soit encore qu’une colonie. » Même paradoxe que chez Fabre et chez Routhier : une nation qui a des allures d’État mais qui est encore une colonie.
(Tiré du livre Histoire sociale des idées au Québec, 1760-1896, par Yvan Lamonde. Éditions Fides, 2000).

Facebook
Twitter
RSS