Guerres indiennes : Entrée des prisonniers
Le jour destiné à cette entrée, les guerriers abandonnent leurs prisonniers comme s’il n’y prenaient plus aucun intérêt; ils se rendent au village seuls, marchant à la file les uns des autres à peu près comme quand ils sont partis, mais sans chanter, sans être peints, et même en habits déchirés, comme gens qui viennent de loin.+
Cependant ceux qui sont chargés des prisonniers les préparent pour cette cérémonie, laquelle est une espèce de triomphe, qui a pour eux quelque chose d’honorable et de triste en même temps. Car soit qu’on veuille leur faire honneur, ou qu’on ne leur en fasse que pour relever la gloire des vainqueurs, on peint leur visage de noir et de rouge comme dans un jour de solennité. On orne leur tête d’une couronne rehaussée de plumes; on met dans leur main gauche un bâton blanc revêtu de peau de cygne, qui est une espèce de bâton de commandement, ou de sceptre, comme s’ils représentaient le chef de la nation, ou la nation elle-même qui a été vaincue. Dans leur main droite on leur met la tortue, et on attache au col du plus apparent des esclaves le collier de porcelaine que le chef de guerre a reçu ou donné, lorsqu’il a levé le parti, et sur lequel les autres guerriers ont pris leur engagement. Mais d’un côté on leur fait honneur, de l’autre, pour leur faire sentir leur misère, on les dépouille de tout le reste; de sorte qu’ils sont presque entièrement nus, et on les fait marcher les bras liés derrière le dos au-dessus du coude, ainsi que je l’ai déjà dit.
Je me suis informé des Canadiens les plus habiles, et qui ont eu plus de communication avec les Sauvages, pour savoir quelle pouvait être la signification de ce bâton blanc revêtis de plumes de cygne. Quelques-uns m’ont dit que c’était un symbole, qui représentait à ces pauvres esclaves le triste sort de leur condition, et qu’ils avaient absolument perdu tout droit sur eux-mêmes et sur leur propre vie. Cependant un officier m’a raconté un fait dont il avait été témoin, et d’où l’on pourrait inférer que ce bâton est une marque d’honneur. Car un petit parti de guerriers ayant fait deux prisonniers dans une rencontre où il se trouva, l’un des deux supportant avec peine sa nouvelle destinée, et ne prenant ce bâton qu’avec une nonchalance qui témoignait l’excès de sa douleur, l’autre compagnon de son malheur le lui arracha de force, lui disant avec indignation que la lâcheté qu’il faisait paraître marquait bien qu’il n’était pas digne de le porter. Il se mit ensuite à marcher fièrement portant les deux bâtons, celui qu’on lui avait mis en main, et celui qu’il avait arraché.
La marche des prisonniers commence par ceux du village qui portent les chevelures des morts attachés au bout de longues baguettes comme des demi piques. Ils se suivent tous à la file de distance en distance; ensuite viennent les esclaves, qui chantent tout le long du chemin, faisant accorder le son de la tortue avec leur chanson de mort. Ceux du village étant avertis à peu près du temps de l’arrivée des prisonniers leur vont à la rencontre à un quart de lieue, ou à une demi lieue loin, et presque tous se préparent à se donner un cruel divertissement à leurs dépens.
Dès qu’on les a joints, on les arrête; et tandis qu’ils chantent leur chanson de mort, tout le reste du village danse autour d’eux, en suivant la cadence de leur chanson par leurs « hé, hé » redoublés qu’ils tirent du fond de leurs poitrines. Après les avoir ainsi arrêtés, on les fait courir; et c’est alors que chacun s’efforce à leur faire le plus de mal qu’il peut. Les coups de pierre, les coups de poing et de bâton leur pleuvent sur le corps comme la grêle. On ne trouve pas mauvais qu’ils se défendent, et en rit. Mais liés comme ils sont, et accablés par le nombre, leur défense leur devient fort inutile. Chacun a droit de les arrêter, et jusqu’au village on leur fait faire diverses pauses ou stations. Avant qu’ils y entrent, quelque Ancien les arrête aussi pour leur faire arracher quelques ongles à belles dents, ou pour leur faire couper quelque doigt, ainsi qu’il aura été auparavant réglé dans le conseil, ou que quelque particulier l’aura demandé.
Il y a cependant sur sur cela quelques lois établies entre eux, mais qu’ils observaient autrefois plus scrupuleusement qu’aujourd’hui. Les guerriers ont droit sur leurs prisonniers jusqu’à ce qu’ils les aient donnés; ils se dépouillent en quelque sorte de ce droit à l’entrée des villages, pour laisser à leurs compatriotes ou à leurs alliés la satisfaction de s’en divertir; ce que chacun fait avec plus ou moins de fureur, selon qu’il est plus ou moins animé par les pertes que la guerre lui cause. C’est là une espèce de triomphe dont les guerriers ont tout l’honneur, quoiqu’ils n’y paraissent pas, et dont le peuple a tout le plaisir. Néanmoins, comme les guerriers ne se dépouillent pas tellement de ce droit sur leurs prisonniers, qu’ils ne doivent leur revenir, il est de leur intérêt qu’ils leur reviennent le plus sains et le moins disgraciés qu’il se peut, afin que le présent qu’ils en doivent faire dans la cabane de leurs pères, où ils doivent remplacer les morts, soit reçu plus agréablement. C’est pour cela qu’il a été établi que ceux qui veulent les mutiler soient obligés de donner un présent proportionné à la mutilation, afin de dédommager celui à qui il appartient.
La passion se mêle souvent dans ces rencontres, et il n’est pas toujours aisé de sauver ceux à qui l’on voudrait faire donner la vie, à cause de ces mutilations, qui les rendant inutiles les font jeter au feu. Pour cette raison on cache avec soin la destination qu’on veut en faire; mais si le secret en est éventé, et que les personnes à qui ils sont destinés, soient de quelque considération, elles vont au-devant de ceux qu’elles ont envie de sauver, et les conduisent elles-mêmes par la main. Le respect qu’on a pour elles sauve à ces pauvres malheureux le mal qu’on leur ferait sans cette précaution. Autrement ils sont si maltraités qu’en entrant au village le sang leur coule de toutes parts; et ils sont quelquefois dans un état si pitoyable que c’est une merveille qu’ils n’aient pas succombé sous les coups.
Ce droit d’entrée est dû dans tous les villages de la nation ou de leurs alliés qui se trouvent sur leur route jusqu’à celui où ils doivent être définitivement jugés; partout c’est la même aubaine et la même cérémonie. On a cependant plus d’égard et de modération dans les villages qui ne sont que de passage.
La grêle des coups cesse au moment qu’ils entrent dans le village. On les introduit dans une cabane de conseil, où se retrouvent avec les Anciens et toute la jeunesse les guerriers qui les ont amenés, lesquels reprennent alors le premier droit qu’ils avaient sur eux. On donne à manger à ces pauvres malheureux; après quoi le chef des guerriers leur ordonne de chanter leur chanson de mort et de divertir la compagnie à leurs dépens.
On ne leur fait pas néanmoins d’autre mal que celui de jouir de l’état misérable où ils sont. Tout le plaisir consiste à les voir danser et à les entendre chanter des chansons de leur pays, ou bien celles que leurs vainqueurs leur ont apprises chemin faisant. D’une cabane on les conduit dans une autre, et on les promène ainsi pendant quelques jours dans les cabanes, jusqu’à ce que les guerriers se remettent en route. Ou si c’est le village de leur séjour, jusqu’à ce qu’on ait déterminé et déclaré à qui on doit les donner.
(Tiré du Mœurs des Sauvages Américains, comparés aux mœurs des premiers temps, par Joseph-François Lafitau).
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