Guerres canado-américaines

Les deux guerres canado-américaines

Par Roger Duhamel, professeur à la Faculté des Lettres de l’Université de Montréal

Pour dégager les lignes principales de notre politique extérieure envisagée dans son évolution historique, il est indispensable de s’arrêter à certains points marquants, à certaines bornes miliaires. Nous écartons immédiatement les événements du régime français. La Nouvelle- France n’étant qu’une colonie entièrement soumise à la couronne et ne disposant d’aucune initiative dans le choix de ses alliances, la question se fût-elle même posée. La lutte contre l’Iroquois d’abord, contre l’Anglais ensuite, était en quelque sorte inscrite dans la géographie du continent. Les colons devaient faire le coup de feu et labouraient leurs champs, tenant la charrue d’une main et le mousquet de l’autre. Des troupes régulières, toujours insuffisantes aux exigences d’un territoire étendu et peu densément peuplé, venaient de France pour tenter d’assurer l’autorité de la mère-patrie sur ces vastes espaces.

Ce qui devait arriver se produisit fatalement: un jour, un drapeau différent flotterait sur la citadelle de Québec, Le grand rêve d’un empire français d’Amérique ne connaîtrait jamais .son accomplissement.

Après la cession, les problèmes se posent différemment. Un groupe homogène de langue et de culture françaises doit s’adapter à des institutions britanniques pour lesquelles il n’est nullement préparé. C’est dire que dès l’instant où se poseront des difficultés internationales, il y aura lieu de s’inquiéter des réactions difficilement prévisibles de ce groupe. Et cette épreuve ne tardera pas à se présenter. Ce sera la révolution des treize colonies britanniques du littoral atlantique, désireuses de secouer le joug de Londres et de conquérir leur indépendance. Dans cette conjoncture, comment se conduiront les autres colonies, celles de la Nouvelle-Écosse et du Québec ?

Deux causes principales rendent compte de la rébellion des treize colonies. En premier lieu, il y a l’esprit d’indépendance d’une bonne partie de la population, qui dépasse deux millions et dont plusieurs n’ont jamais vu l’Angleterre. Ils se sentent avant tout attachés à leur pays et subissent malaisément les directives britanniques. Beaucoup d’immigrants sont au reste des mécontents: des puritains désireux de se soustraire aux influences des Stuarts, des catholiques redoutant les persécutions de Cromwell. Tous ces gens, pendant un temps ont de plus ou moins bon gré accepté la tutelle britannique, car ils craignent la colonie française de Québec, ils ont besoin de la marine anglaise pour protéger leurs propres établissements. Mais du jour où la Nouvelle-France n’est plus un danger, le sentiment évolue rapidement.

Il serait peut-être possible d’enrayer ce courant de désaffection, mais la Grande-Bretagne manifeste des signes de myopie politique. Elle multiplie les maladresses, à tel point que c’est à son impéritie qu’il faut attribuer la seconde cause de la perte des colonies américaines.

Sans doute la guerre de Sept ans lui a-t-elle coûté très cher; il est alors naturel qu’elle songe à faire partager son fardeau par ses colonies. Cette opération fiscale ne tient aucun compte des légitimes susceptibilités de ses sujets d’Amérique qui la jugent sans retard comme une intolérable provocation et une entrave dangereuse à la liberté de leur commerce.

Le Parlement vote donc en 1763 l’Acte du Timbre, en vertu duquel les pièces officielles, testaments, hypothèques, contrats, polices d’assurances, ne sont légales que si elles portent un timbre officiel, dont le revenu doit défrayer le coût des dépenses coloniales. Le Parlement adopte également des mesures de navigation et de commerce, qui sont aussitôt jugées vexatoires, puisqu’elles obligent les colonies à s’approvisionner exclusivement dans la métropole, à n’exporter leurs produits qu’en Grande-Bretagne, et à n’effectuer ces transports que sur des navires anglais. L’opposition se fait aussitôt véhémente. En 1766, le gouvernement se voit dans l’obligation de rappeler cette législation, mais, l’année suivante, fait voter un projet de loi établissant de nouveaux impôts sur le verre, le plomb, les peintures, le papier et le thé.

En 1770, lord North entreprend de corriger ces excès, mais pour maintenir le principe, pour sauver la face, il retient l’impôt sur le thé. En 1773, pour protester contre les soldats britanniques venus faire respecter la loi, des citoyens de Boston jettent à l’eau toute une cargaison de thé. C’est cet événement qui porte dans l’histoire le nom de Boston Tea Party, c’est cet événement qui déclenche la révolution américaine. Des engagements ont lieu à Lexington et à Concord, les troupes britanniques du général Gage subissent un échec à Bunker Hill. Peut-être .serait-il encore possible de limiter les dégâts, mais les esprits sont trop montés, un congrès se réunit à Philadelphie dans l’hiver de 1775-6 et, le 4 juillet 1776, la Déclaration d’indépendance est proclamée.

Dans tout cela, quelle est l’attitude des Canadiens, mis en face de leur première décision de politique internationale ? On comprendra que les révoltés n’aient rien négligé pour s’assurer des concours qu’ils jugent très précieux. En Nouvelle-Ecosse, où une bonne partie de la population provient de la Nouvelle-Angleterre, on ne peut pas ne pas envisager avec une certaine sympathie les efforts des coloniaux pour parvenir à l’indépendance, mais cette sympathie ne se traduit jamais par une opposition ouverte au gouvernement britannique. Sans doute beaucoup de ces gens partagent-ils l’avis exprimé par la population de Yarthmouth : « Nous professons tous être de véritables amis et de loyaux sujets de Georges, notre Roi. Nous sommes presque tous nés en Nouvelle-Angleterre, nos pères, nos frères et nos sœurs sont dans ce pays. Divisés entre nos sentiments naturels pour nos plus proches parents et la bonne foi et l’amitié à notre Roi et à notre pays, nous voulons savoir s’il nous est permis à ce moment de vivre dans un état de paix, la seule situation que nous envisagions pour pouvoir vivre avec nos femmes et nos enfants dans un état de sécurité tolérable ».

Cette volonté d’abstention exprime le sentiment majoritaire. C’est peut-être à Halifax que l’opinion est la plus hostile contre la Nouvelle-Angleterre; Halifax est en effet une base navale et militaire qui tire d’importants revenus de l’argent qu’y dépense le gouvernement britannique.

Pour apprécier les réactions de Québec, il importe de distinguer entre la population française et la poignée de marchands anglais qui se sont installés au lendemain de la cession et entendent voir prospérer rapidement leurs affaires. Ces marchands sont très mécontents de l’Acte de Québec, adopté quelques mois plus tôt, et qui corrige certains dénis de justice commis lors du traité de 1763. D’autre part, ils ne sont guère empressés à perdre le marché anglais pour l’écoulement de leurs fourrures. Les Canadiens de langue française n’ont pas évidemment les mêmes préoccupations. Ils n’ont pas eu le temps d’oublier les malheurs de la Guerre de Sept Ans et les exactions de leurs conquérants.

D’autre part, ils reconnaissent les gains accomplis par l’Acte de Québec, même si on leur souffle, des treize colonies, qu’il ne s’agit que d’un leurre pour surprendre leur bonne foi. Ils n’entretiennent pas une confiance excessive à l’endroit des troupes américaines qui les obligent à accepter la monnaie américaine qu’ils estiment sans valeur.

Pendant un temps, il existe du flottement dans l’opinion canadienne-française, mais finalement la loyauté au souverain l’emporte sur les velléités d’indépendance, peut-être parce que l’on devine confusément que l’issue ne peut être l’indépendance, que le choix est posé entre demeurer une colonie britannique susceptible d’une émancipation progressive ou devenir une quatorzième colonie de la future Union américaine. La fidélité de la population française est surtout le résultat des directives données par notre élite. L’évêque de Québec, Mgr Briand, enjoint à ses ouailles de ne pas se laisser séduire par les agents américains. Dans son mandement du 22 mai 1775, il déclare :

« Une troupe de sujets révoltés contre leur légitime souverain, qui est en même temps le nôtre, vient de faire une irruption dans cette province, moins dans l’espérance de s’y pouvoir soutenir que dans la vue de nous entraîner dans leur révolte, ou au moins de nous engager à ne pas nous opposer à leur pernicieux dessein. La bonté singulière et la douceur avec laquelle nous avons été gouvernés de la part de Sa Très Gracieuse Majesté le roi George III, depuis que, par le sort des armes, nous avons été soumis à son empire, les faveurs récentes dont il vient de nous combler, en nous rendant l’usage de nos lois, le libre exercice de notre religion, et en nous faisant participer à tous les privilèges et avantages des sujets britanniques, suffiraient sans doute pour exciter votre reconnaissance et votre zèle à soutenir les intérêts de le couronne de Grande-Bretagne. Mais des motifs encore plus pressants doivent parler à votre cœur pour le moment présent. Vos serments, votre religion, vous imposent une obligation indispensable de défendre de tout votre pouvoir votre patrie et votre vie. Fermez donc, chers Canadiens, les oreilles, et n’écoutez pas les séditieux qui cherchent à vous rendre malheureux, et à étouffer dans vos cœurs les sentiments de soumission à vos légitimes supérieurs que l’éducation et la religion y avaient gravés. Portez-vous avec joie à tout ce qui vous sera commandé de la part d’un gouverneur bienfaisant, qui n’a d’autres vues que vos intérêts et votre bonheur. Il ne s’agit pas de porter la guerre dans les provinces éloignées: on vous demande seulement un coup de main pour repousser l’ennemi, et empêcher l’invasion dont cette province est menacée. La voix de la religion et celle de vos intérêts se trouvent ici réunies, et nous assurent de votre zèle à défendre nos frontières et nos possessions ». (Mandements des évêques de Québec. A. Côté, Québec 1888, t. II, p. 264).

Un appel aussi précis emportera les dernières résistances. On comprend que Mgr Briand juge plus avantageux pour les Canadiens français de se refuser à la domination américaine. On comprend également qu’il voit dans la fidélité au gouvernement britannique des garanties plus solides pour la sécurité de l’Église catholique, puisque les puritains des treize colonies s’opposent à l’établissement d’une église épiscopalienne et qu’ils interdisent à un évêque anglican de poser le pied sur leur territoire. Toutefois, on eût préféré que l’évêque de Québec n’employât pas des formules d’une aussi plate soumission.

Son loyalisme nous paraît trop absolu, provenir d’un élan du cœur que nous ne parvenons pas à nous expliquer. Il pose au reste un précédent dangereux qui devra être à mainte reprise exploité contre nous plus tard.

En tout cas, notre élite partage les sentiments du clergé. Parmi les défenseurs du fort Saint-Jean, on trouve les noms de MM. De Belestre, de Longueuil, de Lotbinière, de Rouville, de Boucherville, de Lacorne, de la Bruère, de Saint-Ours, de Martigny, d’Eschambault, de la Madeleine, de Montesson, de Rigauville, de Salaberry, de Tonnancour, Florimont, Juchereau, Duchesnay, en plus de représentants de nos professions et de notre haut commerce, comme MM. Perthuis, Hervieux, Gaucher, Giasson, Beaubien, Lamarque, Demusseau, Foucher, Moquin, etc. (cf. Thomas Chapais, Cours d’histoire du Canada. B. Valiquette, Montréal 1944, t. I, pp. 202-3).

Montréal subit quelque temps l’occupation américaine. Québec est soumis à un siège; le 31 décembre 1775, Arnold et Montgomery tentent vainement de s’emparer de la ville. Au printemps, l’arrivée de vaisseaux anglais oblige les Américains à se retirer et Carleton les repousse au-delà des frontières canadiennes. La guerre anglo-américaine ne se poursuivra plus désormais sur notre territoire.

Le traité de Versailles de 1783 met fin à ce conflit et consacre officiellement l’indépendance des États-Unis. Dans la négociation de ce traité, on a reproché, non sans raison, aux Anglais de s’être assez peu souciés des intérêts de leurs colonies demeurées fidèles; c’est très probablement parce qu’à Londres même on ne se rendait pas suffisamment compte des éléments géographiques de la situation. La question des frontières est résolue avec un empirisme assez décevant. En premier lieu, les marchands canadiens sont extrêmement irrités du fait que la ligne de démarcation ne s’étend pas au sud de l’Ohio, tel qu’il avait été précédemment arrêté dans l’Acte de Québec; ils redoutent de perdre leur commerce au sud des Grands Lacs. Pendant plusieurs aimées, ils essaieront, sans obtenir satisfaction, de faire modifier cette décision.

Il y a aussi le problème de la frontière d i Maine. Cet État américain se prolonge à tel point vers le nord qu’il menace de créer un couloir entre Québec et la Nouvelle-Écosse; le portage du Témiscouata, seule route de terre, n’est plus une voie de communication très sûre. En 1794, par le traité Jay, la Grande-Bretagne se lie à accepter les conclusions d’une commission au sujet de cette frontière. Mais l’on verra que la question du Maine rebondira au siècle suivant et suscitera de nouvelles négociations.

Les années passent. Nos rapports avec les nouveaux États-Unis manquent de cordialité, mais certains accrochages épisodiques ne justifieraient sans doute jamais un conflit, si des facteurs n’intervenaient qui nous sont étrangers, mais dont nous aurons à subir les conséquences. Et c’est ainsi que peu à peu se préparera le climat qui facilitera en 1812 le déclenchement de la seule guerre que, jusqu’à nos jours, nous aurons à livrer contre notre voisin du sud.

La guerre fait rage en Europe; Napoléon a conquis tout le continent, seule l’Angleterre résiste et s’épuise à lui tenir tête. Les États-Unis regardent la scène; certains Américains admirent l’obstination héroïque de leur ancienne mère-patrie, tandis que d’autres ne peuvent oublier l’aide qu’ils ont reçue de la France pour assurer leur libération de la tutelle britannique. Il existe une inévitable animosité entre ceux qui ont combattu les uns contre les autres trente ans auparavant.

Les Américains n’éprouvent aucun désir de participer à un conflit européen qui ne les concerne pas directement. Ils souhaitent demeurer neutres et bénéficier de la liberté des mers, c’est-à-dire sillonner sans encombres les grandes routes maritimes pour transporter leurs produits dans les différents ports européens. Ce souci mercantile n’a rien que de très légitime, mais il s’accommode mal des exigences militaires des nations belligérantes. Ainsi, la Grande-Bretagne, fière de la supériorité de sa marine, entend-elle tenir le conquérant en échec en organisant le blocus de l’Europe. Elle tient à pratiquer le droit de recherche qui lui permet de visiter les navires en mer pour savoir s’ils ne contiennent pas des marchandises susceptibles d’aider Napoléon ou des marins britanniques servant sur des vaisseaux américains. Les États- Unis éprouvent beaucoup de ressentiment de ces mesures, qu’ils jugent attentatoires à leurs droits.

Toutefois, pour éviter de graves inconvénients, le président Jefferson, en décembre 1807, a fait voter par le Congrès une loi d’embargo interdisant aux navires américains de faire le commerce océanique. La Nouvelle-Angleterre réagit très mal à cette décision qui la prive des revenus de son commerce et elle entreprend la contrebande en direction de la Nouvelle-Écosse et du Canada, si bien que pendant un temps les opérations commerciales s’intensifient à Montréal, à Québec et à Halifax.

Outre ces difficultés, les Américaine se plaignent de la situation qui prévaut dans l’ouest. Les Indiens bravent constamment leur autorité et l’on croit que cette hostilité des premiers habitants du pays n’est nullement spontanée, qu’elle est soigneusement provoquée et entretenue par des éléments britanniques. Les Américains constatent aussi qu’il y a dans le Haut-Canada de bonnes terres qui ne sont pas exploitées. Pourquoi ne pas s’en emparer, d’autant plus qu’à l’heure actuelle l’Angleterre est entièrement absorbée en Europe et qu’il ne lui sera pas possible d’opposer une bien vive résistance aux assaillants ?

Nos voisins font preuve d’un optimisme sans mélange. Jefferson écrit à Monroe: « L’acquisition du Canada jusqu’aux environs de Québec, cette année, sera l’affaire d’une simple marche ». Le secrétaire à la Guerre, Eustis, parle à peu près le même langage: « Nous pouvons prendre les Canadas sans soldats; nous n’avons qu’à envoyer des officiers dans les provinces, et le peuple désaffectionné de son gouvernement va se rallier autour de notre drapeau » (3. William Wood, Canada in the War of 1812. Dans Canada and ils Provinces, t.  III, p. 2010 On verrait toutefois à l’usage que les circonstances ne seraient pas tout à fait aussi favorables que les Américains l’imaginaient complaisamment.

Mais les événements se précipitent. Pour amadouer les États-Unis, Napoléon propose, en 1810, de révoquer ses décrets de Berlin et de Milan, qui ordonnaient la saisie de tout navire touchant un port anglais, à condition que les États-Unis fassent respecter leurs droits par l’Angleterre. Le congrès rompt alors tout commerce avec l’Angleterre.

Et le sentiment antibritannique s’accroît de mois en mois. Si bien que le 1er juin 1812, le président réclame du Congrès une déclaration de guerre en invoquant l’enrôlement forcé des marins américains, la visite des navires marchands par des croiseurs britanniques et le blocus du littoral européen.

Il n’entre pas dans le cadre de cette étude de s’étendre sur les opérations militaires. Qu’il suffise d’indiquer ici les grandes lignes.

En 1812, les troupes anglo-canadiennes déjouent la confiance excessive des Américains: Brock repousse Huu, Sheaffe l’emporte sur Van Renselaer à Queenston Heights, Prévost enraie l’avance de Dearborn au lac Champlain. Mais les opérations navales ne sont pas aussi favorables, les Américains parvenant à s’emparer de la Guerrière, du Frolic, du Macedonian et du Java.

En 1813, la fortune change de camp. Harrison a raison du général anglais Procter à Moraviantown, les Américains se saisissent de York et les armées de Wilkinson et de Hampton se dirigent vers Montréal. Toutefois, Wilkinson est arrêté à Chrysler’s Farm, tandis que Salaberry remporte contre Hampton la remarquable victoire de Châteauguay. Les hostilités se poursuivent en 1814 avec des résultats variables; les Américains échouent à Lundy’s Lane et Prévost ne parvient pas à se rendre au lac Champlain, alors que bientôt la paix en Europe mettra fin à ces querelles d’Amérique.

Les négociations diplomatiques aboutissent au traité de Gand, signé le 24 décembre 1814. Chacun réclame évidemment le maximum. Les plénipotentiaires britanniques souhaiteraient plus de sécurité pour leurs colonies. En définitive, les revendications territoriales ne sont pas retenues, les frontières demeurent telles que fixées par le traité de 1783, sous réserve de quelques ajustements secondaires. En 1818, on établira au 49e degré de latitude la ligne de démarcation s’étendant du lac des Bois à la chaîne des Rocheuses; il sera moins facile de s’entendre sur la frontière du Maine et du Nouveau-Brunswick, qui ne sera définitivement arrêtée qu’en 1842.

Les Anglais demandent le désarmement des vaisseaux américains sur les Grands Lacs. Grâce à l’accord Rush-Bagot de 1817, ce désarmement devient bilatéral, s’étendant aux navires des deux pays, chacun devant se limiter exclusivement à des forces policières. Jusqu’à nos jours, cet accord a toujours été respecté. C’est un exemple de règlement pacifique entre deux peuples voisins désireux de maintenir la bonne entente et l’harmonie.

Dans l’ensemble, nos marchands de fourrures sont mécontents de la tournure des événements. Ils espéraient que les Anglais corrigeraient leurs erreurs de 1783. D’autre part, il existe un texte peu connu et fort révélateur qu’il paraît opportun de citer ici. Il émane de John Strachan, qui deviendra plus tard évêque de Toronto, et qui est un impérialiste et un tory. Voici ce qu’il dit :

« …Nous venons d’apprendre que les conditions de paix ont été signées à Gand et ratifiées par le Prince Régent. Nos plénipotentiaires ne possédaient pas beaucoup, je le crains, de sagesse et de fermeté. Je m’inquiète de voir les articles. Ce pays a certainement retiré plusieurs avantages de la guerre et si une ligne politique opportune était adoptée, il deviendra un précieux élément dans l’Empire britannique.

Considérant les vastes dépenses occasionnées par la guerre, il est très vrai qu’on a dépensé dans ce pays beaucoup plus d’argent que vaut le sol, mais ce n’est pas la manière convenable de poser le problème.

Ces colonies sont les vestiges de temps plus heureux, le souvenir de la puissance et du succès de l’Empire britannique sous le plus brillant de ses gouvernements, et elles ne pouvaient être abandonnées sans bassesse.

Elles ont également reçu les loyalistes pendant la rébellion américaine et elles ont des titres à la protection de la mère-patrie, des titres irrésistibles pour une nation magnanime. Mais les habitants des Canadas n’ont rien eu à voir à l’origine de la guerre, ils devaient devenir ses victimes, les causes étant des questions nationales d’intérêt vital pour le bien-être et la prospérité de l’Empire britannique.

Les grandes dépenses entraînées par la conduite de la guerre ne devraient donc pas être imputable aux Canadas »  » (Cité par Glazebrook, op. cit., pp. 41-42).

Ce texte est curieux, puisqu’il nous montre un impérialiste profondément convaincu qui ne peut toutefois s’interdire de protester contre des frais encourus par notre pays pour une guerre dont il ne fournissait que le théâtre, n’ayant aucun grief sérieux contre les États-Unis. Déjà, notre association avec la Grande-Bretagne se révélait lourde pour l’avenir du Canada.

La guerre de 1812 a toutefois pour nous cet avantage qu’elle constitue une épreuve de solidarité nationale. Tous les Canadiens se rendent compte qu’ils appartiennent à une patrie commune, qu’ils possèdent des intérêts en commun, des intérêts différents de ceux de tout autre pays. Les Canadiens français font magnifiquement la preuve de leur patriotisme canadien. Commentant la victoire canadienne-française de Châteauguay, un historien probe, quoique trop loyaliste à notre gré, sir Thomas Chapais s’écrie: « Châteauguay, c’était notre réponse aux imputations de Craig, de Ryland et de Sewell. Châteauguay, c’était notre vengeance. Châteauguay, c’était l’affirmation de notre indéniable loyalisme et de notre patriotisme ardent. Châteauguay, c’était l’illustration héroïque de la mentalité nationale qui s’était lentement formée, grâce à la direction clairvoyante de nos chefs religieux et civils, à travers nos vicissitudes et nos luttes, de 1763 à 1813 ! Quel chemin nous avions parcouru depuis 1775!» (Thomas Chapais, op.cit., t. II, p. 268).

Certes l’historien a raison de se réjouir, puisqu’il voit, justement, dans la guerre de 1812, la démonstration de notre patriotisme canadien. L’ombre au tableau, c’est que trop de nôtres confondront abusivement patriotisme canadien et loyalisme britannique. Est-il nécessaire d’ajouter qu’il ne s’agit pas là de synonymes ?

Mais les peuples se désintéressent rapidement des guerres, qu’elles soient gagnées ou perdues; ils ont hâte qu’on leur permette de poursuivre leur existence quotidienne. Les Canadiens n’avaient pas au reste à se plaindre des règlements intervenus; c’était à peu près le statu quo ante. Il est donc naturel qu’à partir de 1815 la population se tourne davantage vers des questions domestiques, qui deviendront de plus en plus captivantes et qui aboutiront, après de nombreuses passes d’armes, à la levée de boucliers de 1837.

Toutefois, les deux guerres canado-américaines, dans l’espace d’une trentaine d’années, sont de nature à faire réfléchir les dirigeants du pays, agissant ici au nom de la métropole. La défense canadienne se pose en termes précis; on ne sait le jour où, à la suite d’un incident de frontière ou d’une rivalité commerciale, de nouvelles hostilités se déclareront. D’autant plus qu’il est désormais possible d’utiliser l’expérience acquise, une expérience précieuse à plusieurs égards. Il est en effet démontré que si le Canada ne peut jamais espérer mener une campagne offensive contre les États-Unis, sur le territoire américain, la défense demeure possible, voire victorieuse.

De même, on s’est rendu compte que la composition des forces militaires est satisfaisante. Il ne s’agit donc que d’améliorer le système dont le principe s’est révélé sage. Ce qui importe davantage, c’est d’établir des bases navales et des forts militaires. Si la valeur des troupes régulières britanniques et de la marine royale permet d’entrevoir dans l’avenir des résultats avantageux, d’autre part ces éléments qui entreraient en jeu dès le début d’une prochaine campagne ne seraient efficaces qu’autant qu’il est possible de compter sur d’importantes réserves de la milice canadienne.

En 1825, sir James Carmichael-Smyth arrive au Canada à la tête d’une commission d’enquête pour procéder à l’inspection de l’état des travaux de défense dans le pays. L’année suivante, il est en mesure d’émettre un certain nombre de recommandations dont toutes ne sont pas rigoureusement suivies, comme il est d’usage en pareille circonstance, dont plusieurs cependant deviennent des réalités.

Sir Carmichael-Smyth reconnaît d’abord que la défense du pays n’est nullement chimérique, pourvu qu’on prenne les moyens requis pour l’assurer. Il suggère la construction de certains forts et de quelques nouvelles voies de communications, le maintien de positions solides sur les Grands Lacs, l’utilisation des troupes régulières d’outre-mer à tous les points stratégiques et l’abandon des endroits d’intérêt secondaire à la milice locale (C. F. Hamilton, Defence 1812-1912. Dajis Canada and ils Provinces, t. VII, 386). C’est ainsi que le gouvernement entreprend la construction du Canal Rideau qui fournit un passage préservé entre Montréal et le lac Ontario et que des sommes considérables sont affectées à des travaux de fortification à Halifax, Québec, Kingston et ailleurs.

L’accord Rush-Bagot de 1817 prévoit bien le désarmement des navires américains et canadiens en service sur les Grands Lacs, mais des clauses de cette nature ne s’exécutent pas du jour au lendemain.

Il se produit toujours des résistances et des atermoiements de part et d’autre. Peut-on vraiment désarmer, quand l’on a quelque raison de croire que le pays voisin construit secrètement des vaisseaux de guerre ? Et, au surplus, un navire marchand ne peu<-il pas se transformer aisément en un navire de guerre ? Ne perdons pas de vue l’expérience récente des avions de transport devenus, en un tournemain, des appareils de combat. De semblables inquiétudes hantent les esprits au siècle dernier. En fait, ce n’est pas avant 1843 que le gouvernement britannique estimera prudent de diminuer considérablement le tonnage en service sur les Lacs.

S’il est donc admis que le Canada peut être défendu, étant donné qu’il est prévisible qu’il ne sera attaqué que sur quelques points et non pas sur toute l’étendue de la frontière commune, reste à voir la question des troupes chargées d’assurer la sécurité de notre territoire.

Des réguliers britanniques demeurent en permanence au Canada. Leur nombre toutefois varie avec les années; s’ils sont moins de 5,000 en 1835, leur chiffre dépasse les 15,000 quelques années plus tard. Quant aux milices locales, elles sont le sujet de beaucoup de discussions.

À vrai dire, il est plutôt question d’une mobilisation, chaque fois que le besoin s’en fait sentir, que d’une véritable organisation militaire ; un entraînement de six mois est nettement insuffisant pour faire de véritables soldats, d’autant plus qu’en dehors des militaires de carrière, les recrues ne témoignent pas d’empressement à embrasser le métier des armes. Comme à l’accoutumée, les Anglais voudraient bien compter sur des défenseurs du pays, pour leur permettre de faire porter leur effort en d’autres points menacés de leur vaste empire.

Le duc de Wellington est d’avis que « le Canada peut être effectivement défendu par un corps de 10,000 réguliers britanniques, si ces troupes reçoivent l’appui d’une milice loyale et bien organisée comprenant jusqu’à 35,000 hommes » (cité par Glazebrook, op. cit., p. 46). En fait, cette milice est mal ou peu organisée et surtout indifférente. En face du danger, les Canadiens se dressent instinctivement devant l’envahisseur, mais une fois passé le moment d’alerte, ils répugnent à se laisser embrigader à seule fin de participer à des conflits probables nés des rivalités opposant la Grande-Bretagne et les États-Unis. Ils sont avant tout Canadiens et ils estiment être capables de vivre en paix avec leurs voisins, à condition qu’une tierce partie n’intervienne pas dans le débat.

À vrai dire, y a-t-il lieu de redouter, en ces années, une nouvelle guerre canado-américaine ? Il ne le semble pas, mais il n’est pas toutefois permis d’oublier si vite 1775 et 1812. Quand éclate la guerre civile de 1837 et quand l’un des chefs de ce soulèvement, William Lyon Mackenzie, trouve refuge aux États-Unis, le gouvernement britannique n’est pas à blâmer de craindre que les Américains ne se saisissent de cette situation pour envahir le Canada. De cette façon, ils feraient d’une pierre trois coups : Ils affirmeraient hautement leur respect des exigences démocratiques, ils satisferaient leurs sentiments antibritanniques et ils conquerraient un riche territoire pour leur pays. Ces trois motifs jouent peut-être dans certains esprits. Mais à toutes fins pratiques, le résultat sera nul et les États-Unis n’interviendront pas dans cette querelle entre la métropole et sa colonie.

À un certain moment, un incident diplomatique assez grave se produit. Le navire Caroline est saisi à un quasi américain et le Canadien Alexander McLeod est mis en état d’arrestation ; il est même accusé du meurtre d’un Américain tué dans la bagarre. Le ministre britannique à Washington écrit aussitôt à Palmerston que la condamnation à mort de McLeod aboutirait directement à la guerre. Heureusement, son exonération, qui survient en octobre 1841, écarte tout danger immédiat.

D’autres accrochages se produisent à l’occasion, mais rien de définitif ne s’ensuit.

Une question beaucoup plus grave se pose à l’attention des hommes d’État ; c’est la frontière du Maine et du Nouveau-Brunswick, depuis longtemps pendante et qui n’a pas encore reçu une solution satisfaisante. Cette ligne de démarcation doit-elle passer au sud de la rivière Saint-Jean ou suivre le milieu de la rivière? La question n’est pas académique, puisque dans ce dernier cas, nous perdons au bénéfice des États-Unis la région de l’Aroostook. Le compromis du traité de Gand n’avait rien donné, non plus que l’arbitrage du roi de Hollande de 1831 et la proposition du général Jackson de 1833. Pour éviter que le différend ne s’envenime, le gouvernement anglais nomme en 1842 lord Ashburton plénipotentiaire, avec pleins pouvoirs, pour en arriver à un traité acceptable. Ce grand financier est un homme charmant et affable, mais à qui il manque l’information et la fermeté nécessaires pour obtenir un règlement avantageux. Le secrétaire d’État américain se montrera beaucoup plus soucieux des intérêts du pays qu’il représente dans cette négociation compliquée.

Le seul résultat heureux du traité Webster-Ashburton, c’est qu’il permet le maintien de relations pacifiques entre le Canada et les États-Unis. L’Assemblée législative du Canada en 1842 s’en félicite chaudement, mais elle eût .sans doute tempéré ses témoignages d’appréciation, si elle eût connu toute la portée du traité. En fait, le Canada perdait toute la région au sud de la rivière Saint-Jean, qui devenait définitivement partie intégrante de l’État du Maine. D’aucuns prétendent qu’il s’agit d’un compromis diplomatique; on peut croire toutefois que Palmerston voyait plus juste quand il parlait de « la capitulation d’Ashburton ».  (cité par Chapais, op. cit., t. V, p. 127).

Un autre conflit ne tarde pas à se produire, celui-là sur la côte du Pacifique et ayant trait à la frontière de l’Oregon. Les passions sont très vives, les esprits sont très montés. Une fois encore, sans vouloir accepter une reddition sans conditions, le gouvernement britannique se rend compte de la nécessité d’entamer des pourparlers qui aboutissent, 15 juin 1846, au traité de l’Oregon, signé à Washington. La frontière est délimitée en suivant le 49e degré parallèle des Rocheuses jusqu’au milieu de la voie d’eau qui sépare le continent de l’île de Vancouver ; puis de là vers le sud à travers le milieu de ce détroit et du détroit de Fuca jusqu’au Pacifique, à condition toutefois que la navigation demeure libre pour les deux parties. Une fois de plus, l’Angleterre a fait preuve de modération; est-on aussi assuré qu’elle ait manifesté de la clairvoyance politique?? La Compagnie de la Baie d’Hudson se rend bien compte qu’il lui sera à peu près impossible de conserver son monopole commercial. D’autre part, pour être tout à fait équitable, il importe de reconnaître qu’à cette époque, le gouvernement canadien n’exerce aucune juridiction sur ce lointain territoire occidental et q l’il est alors bien difficile de prévoir qu’un quart de siècle plus tard, le Canada s’étendra d’un océan à l’autre. L’attitude conciliatrice de la Grande-Bretagne nous vaut la paix, que des éléments extrémistes nombreux aux États-Unis n’auraient pas tardé de violer, s’ils n’avaient obtenu satisfaction. ( cf. James White, Boundary Disputes and Treaties. Dans Canada and its Provinces, t. VIII, p. 865 et suiv.).

Les motifs de conflits au sujet de la délimitation des frontières ont donc disparu ; le Canada a payé les frais de ces diverses opérations, mais les incertitudes et les risques de la guerre lui ont été évités.

C’est déjà un bénéfice appréciable. L’Angleterre préfère ne pas pousser trop ; elle se soucie assez peu que ces colonies possèdent une superficie plus ou moins étendue. Ce qui compte pour elle, ce sont les possibilités des relations commerciales qu’elle peut entretenir avec ces territoires éloignés. On accepte d’avance de ne rien comprendre à l’orientation de la politique coloniale britannique, si l’on ne conserve pas toujours présent à l’esprit que pour la Grande-Bretagne, les colonies ne sont pas tellement des territoires de peuplement que des comptoirs commerciaux, qu’elle veut créer un empire mercantile beaucoup plus qu’un empire politique ou militaire. Ce qu’elle voit dans les colonies, c’est à la fois une source abondante de matières premières qui, après avoir été ouvrées dans ses usines, seront revendues à ces colonies et au monde entier auquel elles seront exportées à bord de navires britanniques.

Dans cet état d’esprit, il est facile d’imaginer qu’elle ait mal réagi, de même que d’autres nations européennes également désireuses d’exploiter des colonies, à la promulgation de la Doctrine Monroe, destinée à mettre un terme aux empiétements européens en Amérique.

On considère aussitôt ce réflexe de défense comme la négation de la politique de la porte ouverte indispensable à l’expansion commerciale des grandes nations européennes. Et ces nations traditionnellement impérialistes accusent sans retard les États-Unis de pratiquer un détestable impérialisme! C’est l’éternelle répétition de la parabole de la paille et de la poutre… A vrai dire, l’attitude américaine est susceptible de provoquer certaines inquiétudes. Nos voisins entendent bien élargir les limites de leurs territoires et c’est ainsi que successivement le Texas, le Nouveau-Mexique et la Californie s’ajoutent à la République, qui essaie même, mais vainement, d’acheter Cuba à l’Espagne. Les craintes ne sont donc pas entièrement injustifiées, car l’impérialisme américain, s’il est ingénu, bon enfant et nullement théorique, n’en est pas moins singulièrement agressif.

Que pensent de tout cela les colonies ? Elles redoutent avec raison que la soif américaine de conquêtes ne se limite pas à l’ouest et au sud du continent, mais qu’elle s’oriente un jour vers le nord. Sans même en venir à cette extrémité, elles se demandent si ces incessants différends anglo-américains ne précipiteront pas les deux pays dans une guerre à laquelle le Canada participerait automatiquement, à laquelle il fournirait même les champs de bataille par excellence. Un article de la Québec Gazette exprime, semble-t-il, le point de vue des esprits les plus avertis :

« L’ambition d’acquérir du territoire, sans être très scrupuleux sur les moyens, paraît être inhérente à la population des État?-Unis.

Ces gens vivent sur des terres en grande partie arrachées aux habitants autochtones, qui ont été exterminés ou repoussés vers des régions aujourd’hui réclamées par les États-Unis, et sur lesquelles ils prétendent détenir « des titres indiscutables ». Us ont acquis la Louisiane et la Floride plutôt comme des voisins encombrants qu’à la suite d’une négociation honnête. Leurs citoyens ont occupé le Texas, l’ont déclaré indépendant et il va maintenant s’ajouter aux États-Unis. Ils ont échoué deux fois dans leurs tentatives de conquérir le Canada, et par la suite, de façon détournée, ils ont manœuvré pour favoriser des efforts en vue de le soustraire à l’autorité du gouvernement britannique.

Il semble que pour beaucoup d’entre eux, « le droit, c’est la force »… Quel peut être le résultat de l’état de choses actuel, il est impossible de le prévoir; mais il est évident qu’aucun pays ne peut être assuré de sa sécurité dans le voisinage des États-Unis, à moins de disposer de moyens suffisants pour se protéger et, si nécessaire, pour punir l’agresseur ». (Québec Gazette du 28 avril 1845).

Pendant un temps, le Canada croit à une attaque navale de la Russie sur le littoral du Pacifique. Il y aurait même des agents russes aux États-Unis qui s’emploieraient à recruter des hommes pour monter un navire acheté par le tzar, en vue d’une attaque contre le Nouveau-Brunswick. Cette rumeur fait se délier les langues, mais elle ne dépasse jamais le stade de la rumeur.

Chaque fois que l’Angleterre éprouve certaines difficultés dans le monde, que ce soit en Chine comme en 1840 ou en Afghanistan comme en 1842, le loyalisme des colonies britanniques d’Amérique s’alarme aussitôt. Il ne peut pourtant alors être question d’une menace, même lointaine, à la sécurité de notre territoire. Cet intérêt marqué pour tout ce qui touche la Grande-Bretagne, ce regard constamment braqué sur les moindres soubresauts de Londres, s’accuse davantage en1854 lors de la guerre de Crimée, livrée par la Russie contre la coalition de la France, de l’Angleterre, de la Turquie et du Piémont. Le Canada veut aussitôt aider la métropole.

Le maire de Montréal convoque une grande assemblée pour se réjouir de l’alliance franco-anglaise, pour fustiger le tzar autocrate et despote qui pourtant ne nous a jamais rien fait et pour aviser aux meilleurs moyens à prendre pour apporter un appui immédiat. Des volontaires s’offrent spontanément à combattre, les Assemblées législatives et des associations votent des sommes pour contribuer à défrayer le coût de la campagne. La même effervescence se répète quelques années plus tard lors de la révolte des cipayes aux Indes; rien de ce que concerne l’Angleterre ne nous laisse indifférents! A cette occasion, on lève même un régiment, le 100e Royal Canadiens, qui quitte le Canada pour s’intégrer à l’armée régulière (F. Hamilton, op. cit., p. 395). Notre zèle ne se démentira donc jamais…

Si l’on y réfléchit bien, la sécurité du Canada ne justifie guère cette folle prodigalité. Les troupes britanniques au Canada se font de moins en moins nombreuses. En 1855, les troupes impériales stationnées dans notre pays ne comptent que 1,887 hommes. D’autre part, les milices locales ne donnent point satisfaction. Elles ont toujours été négligées et les autorités ne se sont jamais souciées vraiment de les organiser avec méthode et efficacité.

Absorbée de plus en plus par ses guerres européennes et les exigences de la sécurité de colonies plus immédiatement menacées, la Grande-Bretagne diminue donc sans cesse ses garnisons au Canada, d’autant plus qu’elles sont dispendieuses à entretenir et que la population britannique estime trop élevés les budgets militaires. Ces retraits périodiques ne sont pas toutefois sans inquiéter certains impérialistes. Ainsi le gouverneur, lord Elgin, écrit-il à son ministre Grey pour lui recommander la prudence et pour lui indiquer qu’il peut être dangereux, du point de vue impérial, que les colonies assument elles-mêmes une proportion plus élevée des frais de la défense: « Cela accréditera l’opinion, déjà trop généralement répandue, que la Grande-Bretagne commence à considérer ses colonies comme un fardeau et un embarras (a nuisance); qu’elle désire rompre un à un les liens qui l’attachent à elles ; que ces relations ne subsistent donc que pour une durée incertaine ; et que l’annexion aux États-Unis doit forcément être envisagée comme le destin inévitable, le seul moyen pratique de mettre fin au provisoire et d’entreprendre une existence nationale définitive ». (A G. Doughty, The Elgin-Grey Papers, 181,6-1862. Ottawa 1937, t. I, p. 267).

En d’autres termes, si le Canada n’appartient plus à l’Angleterre, il devra se donner aux États-Unis. Le noble lord ne s’arrête même pas à étudier l’hypothèse de l’indépendance.

Quant à notre défense, y a-t-il lieu de s’alarmer ? Il reste encore quelques troupes britanniques capables d’encadrer nos milices peu ou point disciplinées et entraînées aux conditions de la guerre moderne, mais en cas de besoin, l’Angleterre pourvoyait à notre sécurité. C’est ce qu’écrit le secrétaire aux Colonies Newcastle à Elgin : « Les facilités des communications à vapeur ont grandement diminué la nécessité d’une force militaire, comme une simple précaution de défense contre un danger éloigné, et il y a lieu de se souvenir que, si la sécurité du Canada devenait jamais en péril, des troupes pourraient être dépêchées à son secours avec la plus grande célérité ». (Archives publiques du Canada, vol. 143, p. 200, Newcastle à Elgin, 31 mars 1853).

Devant cet optimisme excessif, comment ne pas se rappeler ce ministre français de la Guerre qui affirmait cavalièrement qu’on ne se soucie pas de l’écurie quand la maison est en flammes? Il est certain en tout cas que Newcastle ne s’exprimait pas comme un cheval !

Car cet optimisme, peut-être de commande ou de complaisance, était sûrement exagéré. Le Canada, au milieu du siècle dernier, n’est pas à l’abri de toutes les attaques. Si un envahisseur franchissait ses frontières, il est permis de se demander s’il pourrait répéter ses campagnes de 1775 et de 1812. Nous avons souligné à plusieurs reprises combien les troupes impériales sont peu nombreuses, combien les soldats des milices sont peu utilisables. Les travaux entrepris à certains points stratégiques n’ont pas été poussés très loin. D’autre part, la construction rapide des chemins de fer américains permettrait à nos voisins d’opérer de vastes concentrations de troupes aux endroits les plus vulnérables. De grands dégâts seraient déjà accomplis que les navires à vapeur britanniques, transportant des militaires impériaux, seraient encore en haute mer. Enfin, de graves événements eussent pu se produire qui ne se sont pas produits. Et notre territoire est demeuré à l’abri, sinon de toute convoitise, du moins de toute tentative d’accaparement.

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« La politique est plus dangereuse que la guerre… À la guerre, vous ne pouvez être tué qu’une seule fois. En politique, plusieurs fois. » (Winston Churchill). Photo : © GrandQuebec.com.

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