La guerre de Pontiac : Prends courage mon père, n’abandonne pas tes enfants. Le sommeil du roi de France
« Les sauvages aiment toujours les Français et font à leurs nouveaux maîtres tout le mal qu’ils peuvent », écrivait Mme de Pompadour à la suite de la défaite française en Amérique du Nord. La maîtresse de Louis XV était persuadée qu’il n’existait aucune autre nation « qui possède si bien l’art de se faire haïr que les Anglais et que par conséquent le retour éventuel des Français serait bien accueilli par les peuples indiens. L’alliance franco-amérindienne était donc attendue avec impatience.
Les rumeurs d’un retour du roi français prirent plus de consistance entre 1763 et 1765, lors du soulèvement panindien dit « de Pontiac ». Cette guerre autochtone contre les Britanniques répondait à la politique désastreuse de Jeffrey Amherst – le commandant des troupes britanniques en Amérique du Nord, qui, sourd aux recommandations de William Johnson, se refusa à agir comme l’avaient fait les Français, c’est-à-dire en pourvoyeurs de marchandises. Amherst, loin de vouloir approvisionner les Amérindiens, était déterminé à les détruire, parlant d’eux comme d’une « vermine pernicieuse » contre laquelle « il faudrait lâcher les chiens ». Les officiers anglais, qui se comportaient en occupants et non en alliés, signifiaient aux autochtones qu’ils devraient avoir honte d’accepter comme ils l’avaient fait la « charité » des Français. Les nouvelles règles commerciales, en particulier l’interdiction du crédit, pratique qui permettait aux Indiens de se faire avancer pour l’hiver des marchandises, mais aussi le fait de restreindre la traite aux seules postes, contribuèrent à alimenter le mécontentement des autochtones. La politique d’Amherst fit renaître de ces cendres l’alliance franco-amérindiennes dans les Pays d’en Haut.
La nouvelle du traité de Paris détermina les Indiens à déterrer la hache de guerre. Ils savaient qu’ils n’avaient pas été battus et ne pouvaient concevoir qu’Onontio cédât aux Anglais leur propre territoire. Pontiac, un chef de guerre Outaouais de Détroit, fut l’un des principaux acteurs du soulèvement déclenché en avril 1763. Il rallia à sa cause les membres de sa tribu mais aussi les Poutéouatamis, les Hurons, les Ojibwas, les Miamis, les Tsonnontuans, les Shawnees, les Delawares et plusieurs autres groupes des Pays d’en Haut. Cette confédération parvint à s’emparer de neuf forts entre la vallée Verte et l’Ohio – trois seulement lui échappèrent : Détroit, Niagara et Pittsburgh – , non sans semer la terreur dans l’arrière-pays de la Pennsylvanie, de la Virginie et du Maryland. Or des rumeurs faisant état d’un retour des Français se diffusèrent lors de cette guerre. L’état-major britannique se persuada même que c’étaient les Français qui avaient manigancé une telle « révolte ». En réalité, il ne s’agissait pas d’une conspiration française mais plutôt d’une tentative indienne d’utiliser la France pour faire barrage à l’expansion britannique.
La panindianisme qui présidait à ce soulèvement d’envergure s’alimentait à deux sources. Il s’agissait d’une part d’un legs de la période française, la Pax Gallica, depuis la fin du XVIIe siècle, ayant servi de ferment au rapprochement des tribus. Mais d’autre part, cette unité fut rendue possible par l’activité d’un prophète Delaware nommé Neolin, qui prêchait pour un retour aux sources de la tradition indienne et pour le rejet de tout ce qu’avaient pu apporter les Européens aux autochtones. Ce discours nativiste – auquel se mêlaient des concepts chrétiens – alimenta la guerre contre les Britanniques.
L’historien Gregoy E. Dowd a montré que le discours anti-européen de Neolin épargnait généralement les Français. « Pourquoi souffrez-vous que les hommes blancs vivent parmi vous? » disait à ses frères le prophète Delaware. « Et quant à ces Anglais – ces chiens vêtus de rouge qui sont venus voler vos terrains de chasse – vous devez lever la hache contre eux. Effacez-les de la face de la terre. » De décembre 1763, Neyon de Villiers, le commandant de Fort de Chartres, dans une lettre au sussesseur de Kerléerc, d’Abbadie, évoquait l’existence Neolin, « esprit prophétique » à qui le « Maître de la vie » aurait révélé : « je vous avertis que si vous souffrez l’Anglais chez vous, vous êtes morts. Les maladies, la picotte (petite vérole) et leur prison, vous détruiront totalement ». Neolin fournissait à Pontiac une doctrine de combat contre les Tuniques rouges. Selon Robert Navarre, un Canadien de Détroit, les Français auraient été les seuls Blancs autorisés par le prophète ç vivre parmi les Indiens.
S’ils n’avaient pas fomenté la « révolte », plusieurs Canadiens y avaient participé, soit en approvisionnant les Indiens, soit en se tenant directement à leurs côtés. L’un d’entre eux servait même de secrétaire à Pontiac. La présence des Canadiens était un moyen utilisé par les autochtones pour matérialiser leur rêve d’un retour d’Onontio. Ils utilisaient aussi symboliquement, à cet effet, des drapeaux blancs à fleur de lys, et ils « ressuscitèrent » leur ancien « père » de Détroit, Bellestre, en adoptant comme son successeur son propre demi-frère, Antoine Cuilerier, en mai 1763.
Les autorités françaises de la Louisiane, et au premier chef du Pays des Illinois, furent appelées à jouer un rôle important dans la guerre contre les Anglais. Les Indiens, en les impliquant, avaient une chance de restaurer concrètement l’influence d’Onontio. La guerre retarda en effet l’arrivée d’une garnison britannique dans le Pays des Illinois. Fort de Chartres demeurait un centre de la Pax Gallica et constitua un foyer de la résistance aux Anglais. Neyon de Villiers, son commandant, écrivait ainsi en octobre 1763 : « Les sauvages s’applaudissent de me voir encore ici… Ils me disent sans cesse : « Prends courage mon Père, n’abandonne pas tes enfants, les Anglais ne viendront jamais ici tant qu’il y aura un homme rouge. » Les Illinois refusaient en effet d’imaginer les Britanniques prendre possession du fort. En mars suivant, Neyon notait encore : « il y a lieu de craindre que MM. Les Anglais, usant avec ces Indiens de leur hauteur et mépris ordinaire, ils ne trouvent encore bien des difficultés pour pénétrer jusqu’ici. » Pontiac, le moi suivant, se rendit en personne à Fort de Chartres pour solliciter l’aide des Illinois mais aussi celle des Français : « mon père, dit le chef Outaouais à Neyon, je viens pour l’inviter, toi et tes alliés, à venir avec moi faire la guerre aux Anglais ». Neyon, qui n’avait d’autre instruction que celle de faire respecter les termes du traité de Paris, et donc se préparer la venue d’une garnison anglaise, refusa d’apporter son soutien à Pontiac, non sans être impressionné par son charisme : « il a su dans une heure détruire dans l’esprit de nos domiciliés (Illinois) ce que je croyais leur avoir inculqué en huit mois. »
Saint-Ange de Bellerive, qui succéda à Neyon de Villiers en juin 1764, fut aussi embarrassé par les sollicitations des Indiens. Par centaines, des deux rives du Mississippi, les autochtones venaient le visiter, en quête de présents et désireux d’un découdre avec les Anglais. L’officier français leur disait alors « que l’attachement qu’ils avaient pour les Français ne devait pas les engager à continuer la guerre aux Anglais, que leur père voulait qu’ils missent bas les armes. » Mais « ils sont inflexibles sur ce point, précise Saint-Ange, et répètent dans toutes leurs harangues qu’ils ne renonceront jamais à voir leur premier Père qui les a toujours traités avec douceur, et qu’ils ne continuent cette guerre que pour le conserver, que d’ailleurs ils ne trouveront point les mêmes avantages avec les Anglais, ni les mêmes bontés sous leur gouvernement, ayant déjà éprouvé le ton de maître de leur part. » Pour les Indiens de l’Ouest, il est clair que ni la capitulation de Montréal ni le traité de Paris n’avient mis fin à leur guerre contre les Britanniques.
Ces derniers s’efforcèrent pourtant de les convaincre que le roi d’Angleterre était à même de remplacer leur père français. Ils tâchèrent, au cours de l’année 1765, d’établir enfin leur contrôle sur le Pays des Illinois. Parti de La Mobile, le lieutenant John Ross, accompagné de l’interprète Hugh Crawford, parvint à Fort de Chartres en février. Il fut bien accueilli par Saint-Ange, mais lors d’un conseil tenu en présence d’Illinois (Kaskaskias,Péorias, Cahokias, Metchigamias), de Missouris et d’Osages, un chef kaskaskia nommé Tamarou s’insurgea : « Pourquoi toi Anglais ne restes tu pas sur tes terres, toutes les nations rouges restent sur les leurs. Celles-ci sont à nous, nous les tenons de nos ancêtre… va-t’en, va-t’en et dis à ton chef que tous les hommes rouges ne veulent pas d’Anglais ici ». Ross obtempéra : Il prit la poudre d’escampette.
Le lieutenant Alexander Fraser arriva toutefois sur place quelques jours plus tard, avec la bénédiction de Pontiac. Mais sa mission fut neutralisée par Charlot Kaské un chef shawnee, « Sauvage francisé et élevé à la religion catholique » qui s’affirmait dans la région comme le leader de la faction antibritannique. Charlot Kaské s’était rendu à La Nouvelle-Orléans en décembre 1764 pour solliciter l’aide de l’Abbadie. Il était porteur d’un collier de wampum à cinq branches contenant les noms de « 47 villages qui veulent mourir attachés aux Français en défendant leurs terres jusqu’à la dernière goutte de leur sang.» D’Abbadie lui refusa cette aide, comme son successeur, Aubry, dut décliner les demandes d’assistance de chefs miamis quelques semaines plus tard. Charlot Kaské, cependant, lorsqu’il revint en mai à Fort de Chartres, était accompagné d’un convoi de ravitaillement destiné aux Français et, se prétendant l’envoyé des autorités louisianaises, il mit en péril la vie de Fraser, dont le seul recours fut la fuite.
Le chef shawnee ne pouvait que retarder l’échéance. Durant l’été 1765, Pontiac, qui, comme beaucoup d’Indiens, se désespérait du retour d’Onontio et souhaitait que le commerce des fourrures reprenne ses droits, conclut la paix avec les Britanniques, leur permettant notamment d’occuper les postes de l’Illinois. Le 9 octobre 1765, c’est avec un certain soulagement que Saint-Ange vit ainsi arriver à Fort de Chartres les cent Highlanders du capitaine Stirling, dépêchés de Pittsburgh pour investir enfin, plus de deux ans et demi après la signature du traité de Paris, ce territoire où flottait encore le pavillon à fleur de lys.
Les soldats et la plupart des habitats du Pays des Illinois, ne souhaitant pas subir la domination britannique, laissèrent derrière eux leurs maisons et leurs champs et traversèrent le Mississippi pour élire demeure en territoire « espagnol », à Sainte-Geneviève et à Saint-Louis, deux bourgades qui prospérèrent rapidement grâce au commerce de la fourrure.
Saint-Louis, situé à l’embouchure du Missouri, avait été fondé en 1764 par Pierre Laclède (un Français de la Nouvelle-Orléans) et son jeune commis, Auguste Chouteau.
Charlot Kaské lui aussi se redit sur la rive droite du fleuve. À la différence de Pontiac, il avait espéré jusqu’au bout pouvoir réveiller Onontio.
Pontiac, quelques années plus tard, n’avait toutefois pas oublié son « père » français. Lorsqu’en avril 1769 il rendit visite à Saint-Ange, dans la bourgade de Saint-Louis, il était vêtu d’un uniforme français qui lui avait été donné en cadeau par le marquis de Montcalm. Repassant sur la rive gauche, à Cahokia, il fut assassiné quelques jours plus tard par un Indien péoria.
(Histoire de l’Amérique française, Gilles Havard et Cécile Vidal, Éditions Flammarion, 2003).