Exploration de l’Amérique

L’influence des Canadiens-Français dans la pénétration du continent Américain

Par Benoit Brouillette

Sujet trop vaste, qu’il convient de limiter dans le temps, dans l’espace et quant aux personnages. L’époque étudiée est celle de 1763 à 1846.

Le territoire s’étend depuis les Grands Lacs jusqu’à l’Océan Pacifique et jusqu’à Saint-Louis, vers le sud. Les personnages sont les traitants, les explorateurs et les missionnaires.

Avant la Conquête, l’élan était donné. Les Français avaient hardiment exploré les routes du Sud et les routes de l’Ouest. La pénétration, ralentie par la guerre et par le soulèvement de Pontiac, reprit de plus bel, une fois la paix conclue. Les personnages principaux qui nous intéressent sont, au début de la période, les traitants de fourrures et les explorateurs, plus tard les missionnaires. Les premiers furent des gens obscurs, parce qu’illettrés.

Peu ont laissé des écrits permettant de discerner leur rôle. Mais il faut proclamer aujourd’hui qu’ils furent indispensables au commerce et aux découvertes à travers le pays peuplé d’Indiens. Les fils des coureurs-de-bois de la Nouvelle-France avaient une attitude sympathique à l’égard des Indiens. Ils apprenaient volontiers leur langue, s’apparentaient facilement aux tribus de chasseurs en prenant femme parmi elles. Ils ont su s’adapter au mode de vie nomade. Les Canadiens devinrent donc, dès le début du régime anglais, les intermédiaires nécessaires entre les commerçants de la Colonie et les chasseurs indigènes d’animaux à fourrures.

L’étude de l’influence canadienne sur la traite peut se partager en trois périodes: 1° De la Conquête à l’organisation de la Cie du Nord-Ouest, c’est-à-dire de 1763 à 1780. 2° Depuis cet événement jusqu’à la fusion avec la Cie de la Baie d’Hudson, 1780 à 1821. 3° Depuis 1821, jusqu’à la fin de la période que j’étudie, qui est la date du traité fixant la frontière canado-américaine sur l’océan Pacifique au 49e lat. N. Nous allons considérer brièvement chacune de ces périodes.

La colonie de Détroit avait un bon nombre de commerçants français aussitôt après le Conquête. On remarque entre autres Jacques Duperon Baby et René Bourassa. Disons pour montrer combien sont nombreux les Canadiens dans la traite qu’en 1777 sur 24 permis accordés par le Lieutenant-Gouverneur du poste, 20 furent donnés à des traitants dont les noms sont français. Michilimachinac, vers l’ouest, à l’entrée du lac Michigan, était encore plus important que Détroit. Dès 1767 lorsque la traite fut redevenue libre, 70 sur 80 détenteurs de permis étaient français. C’étaient des Chaboillez, Saint-Germain, Blondeau, Ducharme, etc.

Ils furent les premiers à s’aventurer dans la Prairie, à retrouver les traces de nos illustres concitoyens. Nombreux furent les Canadiens qui pénétrèrent dans le Nord-Ouest avant 1780.

À la même époque le courant de pénétration n’était pas seulement orienté d’est en ouest, mais aussi du sud vers le nord. Les Français de la Louisiane remontèrent le Mississippi, traversèrent les portages conduisant aux lacs Michigan et Supérieur, suivant les traces de Marquette, La Salle et de tant d’autres. Pierre Laclède et Auguste Chouteau fondèrent Saint-Louis en 1764 avec une trentaine d’hommes, qui étaient pour la plupart descendants de Canadiens établis dans l’Illinois.

À la Baie Verte se trouvait Charles Langlade, fondateur de ce qui est aujourd’hui la grande ville de Green Bay, lieu de passage nécessaire entre les Grands-Lacs et le Mississippi. J.-B. Mallet fonda en 1778 la ville à Mallet, devenue Péoria. Le gouverneur de l’Illinois, établi à Kaskaskia, était un Canadien, M. de Rocheblave. De la Louisiane aux Grands-Lacs, les Français sont présents partout.

La période suivante, 1780-1821, est celle qui fut témoin de l’apogée de la traite des fourrures en Amérique. Elle se caractérise au Canada par l’organisation, le développement, puis les luttes de la Cie du N. O. Je n’entreprendrai pas de vous tracer une esquisse de cette grande compagnie historique.

Recherchons seulement la part prise par les Canadiens français. Examinons les liste des chefs, des partenaires. En 1780, 2 actions sur 16 appartenaient à des Canadiens de langue française. L’un d’eux est Venant Saint-Germain. En 1783, deux actions au nom de Nicolas Montour. Vous devez le connaître, car il fut député du Comté de Saint-Maurice après son retour, de 1796 à 1800. D’autres actionnaires de la Cie du N. O. furent Pierre de Rocheblave en 1798, Charles Chaboillez et J.-B. Cadot, vers 1800. L’influence française dans la Cie du N. O. s’exerçait surtout par ses employés. Ils étaient plus d’un millier et à peu d’exceptions près, tous Français, recrutés sur les bords du Saint-Laurent. C’était vrai à tel point qu’on distinguait habituellement la Cie du N. O. de celle de la Baie d’Hudson en disant les Français pour la première et les Anglais pour la seconde.

Voyons ce qui se passe en territoire qui devint américain en 1783. Les troubles occasionnés par la guerre de l’Indépendance n’empêchèrent que temporairement le commerce de se développer vers le sud. Dès 1785 se fonda à Michilimakinac la compagnie dite de Mackinac, qui devint plus tard celle connue sous le nom de General Store. Les patrons furent des Anglais de Montréal, mais la grande majorité du personnel était faite de Canadiens. Jean-Baptiste Perrault, un trifluvien, qui fut dix ans au service de cette compagnie, a écrit un journal qui prouve amplement cette assertion. Son journal est en outre très précieux pour les explorations. Étienne Campionjoua le premier plan dans la société. C’est à cette époque que J.-B. Cabot fils explora le Minnesota septentrional; il fut le premier blanc à traverser le territoire qui s’étend de la source de la rivière Rouge au lac Supérieur. D’autres, en particulier Brunet et La Compt, furent les premiers qui habitèrent l’emplacement actuel de Chicago.

Pontiac
Pontiac dans le musée de Grévin, photo de GrandQuebec.com.

Peu après 1800, Astor organisa une grande compagnie américaine de traite, l’American Fur Co. de New York, il se mit en relations avec Choutou à Saint-Louis et vers 1809 s’associa aux membres les plus expérimentés de la compagnie du Nord-Ouest à Montréal. Entre 1811 et 1813, il fit exécuter une double expédition vers la Côte du Pacifique. Celle par mer le voyage du Tonquin, fut racontée par Gabriel Franchère.

Elle se composait de 11 commis dont trois étaient français y compris Franchère et de 13 voyageurs tous français. L’expédition par terre, partie de Lachine, passa par Saint-Louis et atteignit péniblement l’embouchure de la rivière Columbia après deux ans. Elle comptait 45 engagés dont un seul n’était pas français. Ce fut cependant peine perdue, car le poste d’Astoria tomba aux mains des agents de la Cie du N. O. en 1813. Dans l’est, la société d’Astor fonctionna bien à partir de 1817.

Ses employés furent de même race, souvent étaient successivement les mêmes, que ceux de la Compagnie du Nord-Ouest. Inutile d’allonger la liste des noms.

À la même époque les Français de l’Illinois, dont le centre était devenu Saint-Louis, dirigèrent des sociétés de traite. Jean-Baptiste Truteau, instituteur qui avait émigré de Montréal, nous apprend dans son journal la fondation en 1793 de la Cie de commerce pour la découverte des nations du haut Missouri. Les fondateurs étaient tous français et en majorité français du Canada. Les Américains n’arrivèrent dans la région que vers 1808.

Quand fut organisée la St. Louis Fur Co., 5 actionnaires sur 10 étaient américains. Mais la majorité des engagés servant à naviguer sur le Missouri étaient des Canadiens français recrutés pour la plupart à Détroit. Quelques années auparavant un gros commerçant de Saint-Louis, R. Loisel, né à Lanoraie, avait à son service Pierre-Antoine Tabeau, celui qui a écrit le meilleur récit de voyage du haut Missouri. On en reparlera.

La troisième période, 1821-1846, est celle du déclin. La Cie de la Baie d’Hudson possède trop d’employés. Elle ne recrute plus en Canada. Tout de même ce fut la période des brigades fameuses de canots pour la manœuvre desquelles la main-d’œuvre la plus experte était celle des descendants de Français. Deux figures de Canadiens se détachent nettement parmi les employés supérieurs de la compagnie de la Baie d’Hudson : Joseph Larocque et Pierre Chrysologue Pambrun. Le premier avait été actionnaire de la compagnie du Nord-Ouest ; il fut traitant en chef au poste des Montagnes Rocheuses jusqu’en 1825 et à celui de Ningam ensuite. Pambrun passa la fin de sa vie sur le versant du Pacifique, et il aida considérablement les premiers missionnaires canadiens-français.

Après la fusion des deux grandes compagnies canadiennes, Joseph Rainville fonda en territoire américain la Columbia Fur, qui prospéra tellement qu’elle porta ombrage à la cie d’Astor. Ce dernier la fit acheter par ses agents six ans plus tard. La plus grande partie des employés de l’une comme de l’autre étaient des Français de Saint-Louis jusqu’à la fin de la période.

Les explorations

De 1763 à 1846, il ne se fit guère d’explorations à l’ouest des Grands-Lacs sans la participation des Canadiens-français en qualité de guides, de pagayeurs et d’interprètes. J’ai feuilleté tous les récits et commentaires de l’époque pour rechercher la part prise par nos héros. J’ai trouvé une foule de renseignements peu connus, et je me suis rendu compte qu’il existe plusieurs journaux écrits par des Canadiens.

Les premières grandes explorations furent celles d’Alexander Mackenzie qui descendit le fleuve auquel il a donné son nom en 1789, et qui traversa les Rocheuses et atteignit le Pacifique en 1793, Son premier voyage fut en quelque sorte préparé par les Canadiens Leroux et Boyer, qui fondèrent des postes sur le lac des Esclaves et la rivière de la Paix, quelques années auparavant. Mackenzie avait quatre compagnons canadiens : Barrieau, Doucette, Landry et Delorme. Deux d’entre eux l’accompagnèrent à son deuxième voyage avec quatre nouveaux camarades. La petite troupe eut à lutter contre le relief, la faim, les indigènes hostiles. L’explorateur fit appel à la fierté de race des voyageurs pour les encourager. Ceux-ci répondirent magnifiquement.

Le 22 juillet 1793 Mackenzie apercevait l’océan Pacifique. Un mois plus tard, il était de retour à son point de départ, sur la rivière de la Paix.

Afin de ne pas trop allonger mon article, je passe sous silence les explorations remarquables de David Thompson et de Simon Fraser. Ce dernier donna son nom à une grande rivière de la Colombie Britannique et celui de son lieutenant Jules Maurice Quesnel à un affluent.

Nombreux sont les journaux de voyage écrits par des Canadiens français. Tous contiennent des descriptions originales des régions que leurs auteurs ont parcourues. N’oublions pas que ce sont des récits de traitants. L’objet principal en est le commerce; mais ces récits ont quand même une grande valeur géographique. De tous ceux que j’ai étudiés, un seul et le plus important est inédit. Les autres sans être inédits sont rares. Le récit de Jean-Baptiste a été publié dans les Michigan Pioneer and Historial Collections à Lansing (Michigan) en 1909-10, p. 578-581. Pour le journal de Jean-Baptiste Truteau, c’est encore plus compliqué.

La première partie – 7 juin 1794 au 26 mars 1795 – a paru en français dans l’American Historical Rev., à Washington, vol. 19, p. 301-320 (1914). La seconde partie – 24 mai au 20 juillet 1795  avait paru dans les Missouri Hist. Soc. Coll. (Saint-Louis) en 1912, vol. IV, p. 9-49, traduit en anglais.

Le journal de Thomas Verchères de Bouchervillé fut publié en français, sans aucun commentaire dans une revue anglaise de Montréal, en 1900, The Canadian Antiquarian and Numismatic Journal et réédité, en anglais seulement, à Toronto par W.S.Wallace.

Le journal de François-Victor Mailhot a d’abord paru dans le premier volume des Bourgeois de la Compagnie du Nord-Ouest de L. R. Masson, ouvrage publié à Québec en 1889 et devenue très rare. Puis il fut traduit en anglais et publié par R. G. Thwaites dans les Wisconsin Hist. Coll., Madison, 1910, vol. XIX, p. 163-234.

Gabriel Franchère a publié sa relation de voyage à la Côte du Nord-Ouest de l’Amérique à Montréal en 1820. Thwaites l’a rééditée en anglais dans ses Early Western Travels (Cleveland) en 1904. Au total, il est paru cinq récits, de 1820 à 1935, dans 8 villes différentes: Lansing, Washington, Saint-Louis, Montréal, Toronto, Québec, Madison, Montréal et Cleveland. Peu de lecteurs peuvent les avoir facilement sous la main.

Le manuscrit inédit est le récit que Pierre-Antoine Tabeau a fait de son voyage de traite sur le haut Missouri de 1803 à 1805. Il existe deux manuscrits Tabeau, l’un dans les Archives de l’Archevêché de Montréal, l’autre à la Bibliothèque du Congrès américain à Washington. La version de Washington, qui diffère par certains détails de celle de Montréal, semble être la plus ancienne.

Mais les deux versions sont aussi authentiques l’une que l’autre. Elles sont écrites de la même main, qui est sans doute celle de Tabeau. Nous connaissons bien peu de choses sur leur auteur. Le Dictionnaire Tanguay nous apprend qu’il est l’oncle de l’abbé Tabeau qui joua un rôle important dans le clergé et qui mourut juste au moment où il venait d’être nommé coadjuteur de Mgr Lartigue en 1835. Le frère de l’auteur était un commerçant montréalais important, lui-même traitant de fourrures.

Mgr Gosselin du Séminaire de Québec m’a appris que le nom de Tabeau figure parmi les 19 finissants de 1773. C’était donc un homme instruit.

Puis nous ne savons pas grand chose de lui, si ce n’est qu’il mourut à Québec, 18 novembre. Tabeau surgit des ténèbres en 1795. C’est alors un engagé au service d’un nommé Lécuyer, faisant une expédition de traite sur le Missouri. Puis nous avons son journal de 1803 à 1805.

Recherchons d’autres témoignages de l’existence de Tabeau. Les journaux de Lévis et de Clark, les deux Américains qui firent une expédition célèbre vers le Pacifique en 1804-06, nous renseignent abondamment. Lewis écrit dans ses notes diverses qu’à Saint-Louis on l’informa qu’un M. Tabeau se trouvait avec Loisel en amont du Missouri. Au 10 octobre 1804, les explorateurs déjeunèrent avec Tabeau, qui habitait alors le village des Aricaras. Les Américains installèrent leurs quartiers d’hiver non loin en amont, chez les Mandanes. Durant l’hiver il y eut échange de correspondance entre eux et Tabeau. Au printemps de 1805 Tabeau revint à Saint-Louis dans une barque affrétée par les explorateurs qui poursuivirent leur voyage vers l’ouest. Tabeau devait habiter le village de Saint-Charles. Ce fut là que Lewis et Clark lui rendirent visite à leur retour en septembre 1806.

Le récit de Tabeau se partage en cinq chapitres : 1° la navigation sur le Missouri et la flore de haut Missouri ; 2° la faune et la chasse au bison ; 3° les nations riveraines ; 4° le commerce ; 5° les usages, superstitions et cérémonies des Indiens. C’est un écrit extrêmement intéressant par ses aperçus sur les indiens et leurs modes de vie, par ses descriptions partant sur l’histoire naturelle et par ses considérations sur le commerce. La langue dans laquelle Tabeau écrit est remarquablement pure, compte tenu des circonstances. Ce journal mérite qu’on s’y intéresse et qu’on le publie en entier, avec les commentaires appropriés. Un historien des États-Unis, Madame Abel-Henderson, en a fait une traduction en française.

J’ai recherché ensuite la part prise par les Canadiens à l’expédition de Lewis et Clark. Thwaites a édité leurs journaux originaux en huit volumes. Tout au long de leur récit, on lit des témoignages non équivoques de l’utilité des quelques Canadiens qui les accompagnèrent. L’un d’eux Georges Drouillard est un chasseur émérite. Clark écrit dans son journal en date du 12 janvier 1806: « J’ai peine à m’imaginer comment nous pourrions subsister sans les efforts de cet excellent chasseur. » Drouillard était revenu de la chasse avec sept orignaux. Je n’en finirais pas si je voulais vous parler des voyages de Franchère et des autres fondateurs d’Astoria, des voyages de misère que firent les deux expéditions par terre, celle dirigée par Hunt à l’aller et par Stuart au retour, des voyages du gouverneur de la Cie de la Baie d’Hudson, George Simpson, enfin de ceux beaucoup plus scientifloues du Canitaine John Charles Frémonten, 1842, 1843 et 1844.

À la même époque, nous trouvons enfin des missions créés par les Canadiens-français. Il y eut d’abord les missionnaires de l’Illinois et de Détroit.

Après 1820, ce furent ceux de la Rivière Rouge. Jusqu’à 1846, il n’y eut pas moins de douze prêtres qui se dévouèrent – et ce n’est pas peu dire – non seulement à la conversion des sauvages, mais à celle des fils de traitants de fourrures et des métis, élevés sans le secours de notre religion. Un nom domine tous les autres parmi les missionnaires de la rivière Rouge. C’est celui de Mgr Provencher.

Les missionnaires canadiens-français ont pénétré jusqu’aux rives du Pacifique en 1838. Durant les huit dernières années de la période que j’ai étudiée, les missions de la Colombie et de l’Oregon furent organisées par des missionnaires de Québec. Les deux principaux furent MM. Blanchet et Demers. En 1844, le premier devint archevêque d’Oregon City, le second évêque de Vancouver.

Dans le clergé comme dans le civil, ce sont des Canadiens de sang français qui ont ouvert les voies à travers l’immense continent.

Benoit Brouillette, 1937.

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« Ce sont les hommes qui écrivent l’histoire, mais ils ne savent pas l’histoire qu’ils écrivent. » Raymond Aron, sociologue français. Photographie : © GrandQuebec.com.

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