L’exode de la Conquête des Canadiens français
En incluant les 28 membres de la noblesse canadienne embarqués à bord de l’Auguste en octobre 1761, précisément 386 nobles canadiens sont partis vers la France entre 1755 et 1775, mais 64 d’entre eux allaient rentrer définitivement au Canada au cours de la même période, soit une émigration nette de 322 personnes. Sont ainsi passés en France à la Conquête : 151 nobles masculins nés avant 1745, dont 127 officiers militaires ; 70 femmes nobles nées avant 1745, dont 46 épouses accompagnant leur mari (parfois un roturier) ; ainsi que 101 jeunes nés dans une famille en 1745 ou après cette date. Puisque, selon Lorraine Gadoury, les 609 membres de la noblesse formaient 1,1 % de la population canadienne en 1755-1759, le départ définitif pour la France de 322 nobles représentait une réduction considérable de l’élite sociale canadienne au début du Régime britannique, mais cela ne représentait par ailleurs que 8 % des 4 000 Canadiens que nous avons estimés être passés en France à la Conquête.
En parlant de « décapitation sociale » et en s’intéressant à l’effet social, économique et politique du départ d’une partie importante de la noblesse sur l’évolution de la société canadienne-française, l’historiographie faisait porter cet effet sur les épaules d’un nombre relativement peu nombreux de nobles plutôt que sur l’ensemble du mouvement migratoire déclenché à la Conquête.
Il semble que moins de la moitié, peut-être le tiers, des 4 000 Canadiens partis à la Conquête étaient des officiers militaires, des négociants, des titulaires de fonction, des bureaucrates et autres Canadiens provenant de la noblesse et des classes socialement dominantes.
Les quelques cas particuliers de migrants canadiens cités ci-après veulent d’abord illustrer le fait que, sur trois Canadiens partis à la Conquête, deux provenaient des échelons inférieurs de l’échelle sociale. Ces douze exemples se veulent représentatifs de centaines de Canadiens dits « ordinaires » ayant émigré à différents moments et dans diverses circonstances entre 1755 et 1775.
En somme, si l’émigration à la Conquête d’une partie importante des membres de la noblesse et des classes socialement dominantes constitue un fait historique indéniable, les notices biographiques qui suivent témoignent de quelque chose d’autre. Elles montrent des Canadiens entraînés à l’intérieur d’une sorte d’exode larvé composé d’une multitude de migrations individuelles les conduisant d’un endroit à l’autre et les dispersant dans toute la France continentale et coloniale.
Notices biographiques
- Joseph Bergevin, né à Québec en 1736. Il a commencé à naviguer comme mousse entre Québec et Bordeaux sur les navires du capitaine Étienne Dassier. Il faisait partie en 1758 de l’équipage du Catiche capturé en 1758 alors qu’il revenait de Saint-Domingue à Québec. Envoyé en Angleterre, il ne sera libéré qu’en 1763, repassera brièvement à Québec et émigra à Bordeaux où il allait être reçu capitaine l’année suivante.
- Danielle Marguerite Arnaud, née à Montréal en 1699. Entrée chez les religieuses de la Congrégation Notre-Dame en 1719, elle est envoyée au couvent de Louisbourg en 1733 et sera déportée avec la population de cette ville en 1758. Elle trouvera refuge à La Rochelle où elle ouvrera à l’hôpital des orphelins de Saint-Étienne jusqu’à sa mort en 1764.
- Antoine Godbout, né à l’île d’Orléans en 1737. Milicien capturé sur le fleuve en 1759, il est envoyé prisonnier en Angleterre où il ne sera libéré qu’à la signature du traité de Paris. Arrivé à Saint-Malo en 1763, il épousera une Acadienne l’année suivante et émigrera à Saint-Pierre et Miquelon. Rapatrié à Nantes avec sa famille en 1778, il demandera l’autorisation d’aller résider à La Rochelle et décédera peu après.
- Lisette Louis Madeleine, esclave amérindienne baptisée à l’âge de 16 ans à Québec en 1758. Elle quitte le Canada l’année suivante, avec la sage-femme Catherine Jeanne Pélissier. Elle vivait en 1768 chez sa maîtresse, rue des Barres à Paris.
- François Roy, né à Montréal, en 1745. Il émigra avec sa famille en 1759 et se retrouva l’année suivante en Martinique où son père était décédé. Vivant ensuite dans le Poitou, il fut ordonné prêtre en 1766, deviendra brièvement maire de sa paroisse à la Révolution, puis sera emprisonné sous la Terreur. Il décédera en 1818 à l’Hôtel-Dieu de Montmorillon où il avait été nommé aumônier en 1804.
- Geneviève Guay, née à Lauzon, en 1734. Elle avait émigré en 1760 avec son mari, maître cuisinier mort accidentellement peu avant leur arrivée à Rochefort, et leur fille âgée d’un an. Cette dernière mourut près de Saint-Malo en septembre 1761 et Geneviève Guay trouva du travail à Saint-Servan, « chez monsieur de La Ville Esnault », où on lui accorda l’allocation de subsistance qu’elle retirera jusqu’à son décès en 1772.
- Antoine Thara, fils d’un sergent des troupes de la Marine, né aux Forges du Saint-Maurice en 1758 et légitimé au mariage de ses parents quatre mois plus tard. Ayant quitté le Canada à la suite des troupes en 1760, sa famille s’installa à Bayeux, en Normandie, où Antoine suivit les traces de son père et s’engagea dans l’infanterie. Il fut arrêté en 1793 pour avoir crié son soutien à la royauté en chantant « Vive à jamais, Vive le roi » dans un café de Paris. Relâché pour manque de preuves, il alla aussitôt se réengager sous des noms d’emprunt dans deux divisions différentes de l’armée et fut encore arrêté quelques jours plus tard pour avoir chanté la même rengaine. Il fut condamné cette fois à la guillotine et le tribunal révolutionnaire le jugea fou et exigea qu’il soit soigné avant l’exécution de la sentence. Il fut envoyé à la « maison des fous » de l’hospice national de Bicêtre où le chirurgien en chef déclara sa folie permanente et s’opposa à ce qu’il soit guillotiné. Il mourra à Bicêtre en 1804.
- Françoise Valade, née à Montréal en 1693. Veuve depuis 1750, elle émigra vers 1761 avec la famille de sa fille mariée au boulanger Jean Milot. Elle vivait en 1762 à La Rochelle où elle retirait l’allocation de subsistance consentie aux indigents venus d’Amérique septentrionale.
- Charles Viger, né à Montréal en 1696. Il était « constructeur des bateaux du roi » et « maître batelier pour le roi » lorsqu’il émigra avec quelques autres pilotes en 1761. Il apprit à Saint-Malo que les services qu’il avait rendus au Canada ne lui méritaient aucune pension ni même d’être réemployé. Il revint au Canada en 1762 ou 1763 et mourut à Montréal en 1771.
- Charlotte Arier, née à Montréal en 1750. Sa mère ayant épousé un soldat du régiment de la Reine en 1758, elle émigra avec sa famille en 1761. Elle-même, sa mère et son beau-père se sont inscrits en septembre 1763 au camp de recrutement de Saint-Jean-d’Angély afin d’être envoyés a aux Antilles. Ils partiront effectivement tous les trois pour l’île Sainte-Lucie à la fin de novembre, mais Charlotte Arier finira par revenir au Canada et se marier à Montréal en 1767. Elle décédera à Vaudreuil en 1817.
- André Léchelle, né à Montréal en 1760. Fils d’un commerçant de Montréal, il émigra avec sa famille en 1764 et commença à naviguer sur des navires frétés à Rochefort et à La Rochelle pour Saint-Domingue, le Bengale et l’Afrique. Il fit un mariage avantageux à Saint-Domingue en 1792, mais la Révolution déposséda son épouse de ses propriétés. Il poursuivra sa carrière comme capitaine de vaisseau et finalement comme officier de port, d’abord à Rochefort et puis à Cherbourg près d’où il décédera en 1818.
- Suzanne Paquet, née à Québec en 1731. elle et sa sœur reçurent une allocation de subsistance à leur arrivée à La Rochelle en décembre 1763. Suzanne Paquet passa ensuite en Guyane, mais l’échec de la tentative d’établissement de Kourou entraînera son rapatriement à La Rochelle en 1765. Elle reviendra peu après au Canada, se mariera à l’île d’Orléans en 1793 et y décédera en 1810.
(Robert Larin. Sous la direction de Sophie Imbeault, Denis Vaugeois et Laurent Veyssière. 1763. Le traité de Paris bouleverse l’Amérique. Septentrion, 2013).
Voir aussi :
