Commerce et malaise

Commerce et malaise dans les dernières années de la Nouvelle-France

Les marchands se plaignaient de l’exploitation dont ils prétendaient être l’objet de la part de la Compagnie des Indes. Aussi se déclarèrent-ils favorables au projet d’une autre compagnie lancée en France en 1754. La société commerciale en formation promettait de payer plus cher le castor canadien et de promouvoir un plus actif commerce du ginseng. Au cours d’une assemblée des intéressés, tenue à Montréal le 29 septembre 1754, on décida de recommander fortement au ministre de reconnaître et d’autoriser la nouvelle entreprise. Les marchands déléguèrent Louis Saint-Ange Charly ou, à son défaut, Jean Lechelle, pour traiter de cette affaire avec la métropole. («Antiquarian and Numismatic Journal,» 1915, p. 26.)

Mais la guerre, qui s’annonçait prochaine, empêcha la réalisation de ce projet intéressant.

Vers le même temps, à Québec, les sieurs Cadet, Deschenaux et Péan, s’étaient réunis en société commerciale sous la protection de l’intendant Bigot pour s’assurer le monopole des céréales et des denrées. A Montréal, Varin, commissaire de la marine et Martel, garde-magasin du roi, formèrent une compagnie analogue également protégée par Bigot. Les associés établirent une maison de commerce, à laquelle le peuple donna bientôt le nom de Friponne, qui est resté à un bout de rue qui débouche sur la rue Saint-Paul, près de Bonsecours.

La guerre, déclarée en 1756, était de fait commencée depuis l’affaire de Beaujeu-Braddock. Le commerce extérieur de Montréal avec les pays d’en Haut fut en partie paralysé durant les hostilités; les mauvaises récoltes ajoutèrent encore au désarroi général. Pour achever la ruine des commerçants, les amis de l’intendant firent main basse sur les produits de la ferme, monopolisèrent les blés et s’assurèrent l’approvisionnement des armées aux prix que commandait la rareté des produits, créée par leur accaparement. La Friponne devint la grande pourvoyeuse des ravitaillements militaires et contrôlait la majeure partie du commerce général.

Varin, devenu très riche par cette honteuse exploitation du public, repassa en France en 1757. Deux ou trois ans lui avaient suffi pour accumuler une immense fortune, prélevée crapuleusement sur la misère du peuple. Un nommé Martel, frère de l’associé de Varin, vint à Montréal en qualité de commissaire de la marine et le commerce scandaleux continua de prospérer sous la protection intéressée de Bigot et la connivence aveugle, inconsciente peut-être, du gouverneur général, M. de Vaudreuil, dont toute l’énergie était employée à contrecarrer l’action militaire de Montcalm.

Les plus compromis, à Montréal, dans ce scandale public étaient : Jean-Victor Varin, commissaire ordonnateur de la Marine, Martel de St-Antoine, garde-maga sin, Jean Corpron, François Maurin et Louis-André Pennissault, les trois associés et commis de Joseph Cadet.

Plusieurs autres fonctionnaires étaient plus ou moins mêlés à cette formidable affaire de concussion. («Jugement rendu souverainement par les commissaires du roi,» 10 décembre 1763. -— Édouard Richard: «Rapport sur les Archives de France», 1899, pp. 181 à 183. — Voir aussi lettre du Président du Conseil de Marine à Bigot, p. 268).

Varin était repassé en France pour jouir de son magot, le sieur Dauterive, commis des trésoriers à Montréal, s’était enfui et des recherches juridiques  furent faites sur sa caisse. Les autres continuèrent leur œuvre néfaste qui devait perdre la colonie.

On relève dans la correspondance du Président du Conseil de Marine (le ministre) des faits à peine croyables, des aperçus déconcertants sur la conduite de Bigot et de ses affidés à Québec, Montréal et les postes de l’ouest; nous résumons:

À Vaudreuil, 19 janvier 1759: — Les dépenses énormes, occasionnées par les finances du Canada, lui ont fait rechercher les abus qui devaient être la cause de l’accroissement fabuleux des dépenses. Ces abus proviennent de la négligence avec laquelle on fait les approvisionnements, de la liberté qu’on se donne de disposer des effets du roi. On achète dans les postes à des prix excessifs des effets et marchandises qui sont souvent la propriété du roi. Des particuliers ont fait des fortunes trop rapides pour ne pas être eux-mêmes soupçonnés.

On ne parviendra jamais à diminuer les abus sans déplacer ceux qui les commettent, sans faire des exemples. (Lettre du Président du Conseil de Marine à Vaudreuil, 19 janvier 1759. — Rapport concernant les Archives canadiennes, 1905, vol. I, 6e partie, p. 278).

Cet avertissement resta sans effet.

À Bigot, 19 janvier 1759: — … On consomme sans ménagement, sans ordre. Est-il possible que la petite vérole chez les sauvages ait occasionné un million de dépenses? Par qui cette dépense a-t-elle été faite? Est-ce par les officiers dans les postes, les gardes-magasins? Chacun est donc le maître de distribuer les effets du roi et on en est quitte pour les passer en consommation?

… Doit penser que les effets du roi sont revendus au roi à des prix excessifs (Lettre du Président du Conseil de Marine à Bigot, 19 janvier 1759. — Rapport concernant les Archives canadiennes, 1905, vol. 1, 6e partie, p. 278).

À Bigot, 29 août 1759: — Lui reproche d’avoir acheté le tiers d’un chargement de vaisseaux pour 812 000 livres, quand il eût pu en avoir la totalité pour 800 000. Sur le reste de la cargaison, le munitionnaire Cadet a réalisé plus d’un million. Bigot prétend inutilement justifier les fortunes faites dans le commerce par les personnes en place, auxquelles tout genre de commerce est défendu. Depuis trois ou quatre ans, y a-t-il au Canada la moindre liberté de commerce qui puisse légitimer cet abus? Il n’a vu, dans les lettres reçues, qu’un agiotage continuel de denrées et d’effets; et celui qui les vend au roi comme aux particuliers les vend dix fois plus cher qu’ils n’ont coûté en France. Ce commerce est criminel pour tous ceux qui y ont pris part, pour ceux qui l’ont favorisé ou même toléré. Il serait bien fâcheux si les chefs de la colonie en avaient donné la permission ou l’exemple.

Est bien étonné de constater que la dépense pour 1758, portée d’abord à 16 millions se soit élevée, deux mois après, à 24 millions. Celle de cette année est évaluée de 31 à 33 millions. Il n’y a pas d’exemple d’une dépense aussi énorme. Pense-t-il être justifié du désordre qui règne dans la finance en disant que tout est renchéri à un point excessif, qu’il n’est plus possible de fournir aux dépenses des postes, qu’aux moindres retranchements les troupes se plaignent?

Quelles mesures a-t-il prises, quelles représentations a-t-il faites à M. de Vaudreuil, où sont les lettres qu’il a écrites pour détailler tous les abus, en nommer les auteurs? Voilà le mal qu’il souffre. Voici maintenant celui qu’on lui attribue directement: d’avoir gêné le commerce dans le libre approvisionnement de la colonie; d’avoir chargé des approvisionnements un seul particulier (Cadet) qui s’est rendu maître de tout et donne à tout le prix qu’il veut; d’avoir fait acheter pour le compte du roi, de seconde ou troisième main, ce qu’il aurait pu se procurer de la première à meilleur marché; d’avoir fait la fortune des personnes qui ont des relations avec lui, par les intérêts qu’il leur a fait prendre dans les achats ou autres entreprises; de tenir lui-même l’état le plus splendide, sur le plus grand pied, au milieu de la misère publique. Aussi, toutes les lettres de la colonie se réunissent à l’attribuer à sa mauvaise administration et à taxer M. de Vaudreuil de faiblesse de n’avoir pas pris sur lui de la réformer.»

Le prie de faire de très sérieuses réflexions sur la façon dont l’administration qui lui est confiée a été conduite jusqu’à présent. Cela est plus important que peut-être il ne le pense. (Lettres du Président du Conseil de la Marine à Bigot, 29 août 1759. – Rapport concernant les Archives canadiennes, Vol. 1, 6e partie, pp. 285-287).

À cause de son commerce extérieur avec les pays d’en Haut, Montréal ressentit davantage que le reste du pays les funestes effets de l’agiotage et de la criminelle spéculation des fournitures de l’armée et des postes militaires. La Friponne avait le monopole du commerce; et il n’était pas facile pour les marchands et négociants d’échapper à son emprise.

Voir aussi :

Printemps tardif. Photo de GrandQuebec.com.

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