Le commerce des substances au Canada au XVIIIe siècle
Avant de circuler des campagnes vers les villes, le froment canadien était l’objet d’échanges à l’intérieur des paroisses rurales. Si l’objectif des exploitations laurentiennes était l’autosuffisance, tous les paysans n’avaient pas atteint ce stade : les plus démunis survivaient grâce aux travaux rémunérés en nature et aux prêts de blé. En cas de disette, les campagnes ne pouvaient pas compter sur une aide extérieure venue de la ville ; les habitants dépendaient alors des curés qui distribuaient des aumônes et faisaient des avances de grains, ainsi que des gros exploitants qui en vendaient à des conditions avantageuses.
Cependant, au XVIIIe siècle, la production et les paysans purent dégager des surplus céréaliers. Comme une partie seulement de ces excédents servait à payer la dîme et les redevances seigneuriales, le reste était commercialisable à l’intérieur et à l’extérieur de la colonie. En conséquence, un véritable commerce de substances se développa entre les campagnes et les villes. Ces surplus ne furent néanmoins jamais très importants, en raison du faible nombre d’exploitants.
Ce commerce devait d’abord satisfaire la demande locale qui s’accrut au cours du XVIIIe siècle avec l’augmentation de la population urbaine, même si de nombreux citadins possédaient des terres grâce auxquelles ils s’approvisionnaient eux-mêmes. Les excédents permettaient surtout d’assurer la subsistance des garnisons, qui dépendaient au siècle précédent de la métropole. Le Canada était ainsi la seule colonie à nourrir ses troupes. Il fallait aussi satisfaire les besoins croissants en denrées alimentaires des entreprises de pêche et de traite des fourrures.
La commercialisation des blés se faisait de multiples façons : les habitants apportaient une partie de leur récolte sur les marchés urbains ; de petits colporteurs sillonnaient les campagnes ; des marchands de Québec et, dans une moindre mesure, de Montréal prospectaient les côtes ; enfin, des commerçants établis à demeure dans les villages en formation dans la région de Montréal vendaient à crédit aux paysans des produits manufacturés et autres que les agriculteurs payaient en froment. Ces marchands ruraux représentaient les plus gros fournisseurs des magasins du roi. L’intendant passait aussi des contrats avec de nombreux officiers qu’il rattachait de cette manière à sa clientèle.
La navigation constituant le moyen de circulation le plus rapide et le moins cher, les blés étaient transportés par voie fluviale. Les paysans qui vivaient à une courte distance de Québec ou de Montréal pouvaient y livrer leurs denrées en pirogues durant la saison de navigation, de début mai à fin novembre. Il s’agissait bien de pirogues, même si on leur donnait dans la colonie le nom de canots.
Malartic, aide-major du régiment de Béarn, les décrivait ainsi : « Ces canots sont une espèce d’auges faits avec un seul arbre. Ils sont très légers et tournent très facilement. Tous les habitants en ont pour porter leurs denrées au marché et traverser le fleuve. Ils mettent jusqu’à huit quintaux dedans et ils les conduisent tantôt avec de petits avirons, ce qu’ils appellent nager, tantôt avec la perche dans les endroits où il y a peu d’eau, ou des courants qu’il faut monter le long des terres. »
En hiver, le fleuve gelé durant cinq mois était impraticable. Les communications terrestres étaient aussi interrompues à la fin de l’automne en raison des fortes pluies et au moment du dégel et de la débâcle. À partir de mi-décembre, les paysans avaient recours aux traîneaux, ce qui réduisait les opérations de chargement et de déchargement entre les différentes rives du fleuve.
Le transport des grains de Montréal à Québec se faisait pareillement par la voie fluviale, malgré les dangers et les difficultés de la navigation. De fait, les courants, les bas-fonds et les coups de vents violents rendaient les voyages périlleux. Une route terrestre, connue comme Chemin du roi et achevée en 1737, reliait certes les deux villes, distantes de 270 kilomètres. Cette route passait au nord du fleuve et était coupée d’une dizaine de bacs. Elle n’était toutefois pas utilisée pour les charrois et ne servait qu’aux voyageurs circulant à cheval, en charrette, en calèche ou à traîneau : le trajet ne pas plus de quatre jours avec un bon attelage. Les livraisons de blé se faisaient entre mai et juillet. Les paysans étaient, en effet, trop occupés à leurs labours durant l’automne et la navigation fluviale était interrompue pendant cinq mois de fin novembre à fin avril en raison du gel.
En attendant, les blés étaient donc stockés par les paysans eux-mêmes dans leurs granges, alors qu’en France ils étaient immédiatement transportés dans les greniers des receveurs ou des acheteurs après la moisson. Le froment, avec les fourrures, les pois, les pommes, le cidre et les autres denrées montréalaises, servait de cargaison de retour pour les bateaux amenant de Québec à Montréal les marchandises métropolitaines. Les propriétaires de ces bateaux étaient en général des Québécois, des marchands ou des bateliers. Ils faisaient en moyenne deux voyages par saison.
Le trajet aller-retour entre la capitale et les côtes du gouvernement montréalais durait un mois soit beaucoup plus que le temps de navigation des simples passagers : il fallait deux jours à un canot non chargé pour relier les deux villes et quatre à six jours à une barque à voile ou à rames, faisant escale la nuit. Le blé parvenait en ville sous la forme de grains. Il était moulu dans une dizaine de moulins banaux situés dans les environs de Québec et de Montréal, le blutage étant assuré par les boulangers.
(Gilles Havard et Cécile Vidal, Histoire de l’Amérique française, Éditions Flammarion, 2003).