
CHRONIQUES DE LA NOUVELLE-FRANCE – 1694 – LE FEUILLETON DE MONTRÉAL PAR JEAN-CLAUDE GERMAIN
Pour couronner l’excellent récolte et l’abondance de castors par des réjouissances, Monsieur de Frontenac a annoncé son intention de présenter « Tartuffe », une pièce de Molière qui connaît un regain de popularité. Cette année, à Paris, les Comédiens français vont la jouer 14 fois, soit le plus grand nombre de représentations depuis 1670.
Le choix du Gouverneur n’est pas innocent. Le Vieux est informé. Il connaît la pièce. Il y a 30 ans, Molière lui-même en a fait la lecture chez son beau-frère, Habert de Montmort. On pourrait en déduire sans se tromper que Monsieur de Frontenac prend un malin plaisir à provoquer l’Évêque.
Pour les dévots, « Tartuffe », aussi nommé « L’Imposteur », c’est l’anathème. Or Saint-Vallier est un dévot. Avant d’être nommé Évêque de Québec, il était aumônier du Roi à la cour, sans être de la cour, disait-on. C’est un fanatique, sévère et intransigeant. Il est à noter, rapportait l’abbé Dudouyt à Monseigneur de Laval, que Saint-Vallier a un zèle un peu trop ardent, soit pour sa propre perfection, soit pour y porter les autres. Les deux évêques ont néanmoins un point commun. Comme son prédécesseur, Saint-Vallier est obsédé par les nudités chez les femmes. Dès son arrivée à Québec et à nouveau, il y a quatre ans, il a instruit les curés de son diocèse sur le sujet de son aversion :
Nous vous défendons expressément, précisait-il dans une ordonnance, d’absoudre les filles et les femmes qui porteront la gorge et les épaules découvertes, soit dehors leur maison, soit dedans, ou qui ne les auront couvertes qu’une toile transparente.
Tout dévot qu’il soit, Saint-Vallier n’est pas bête. Il est parfaitement conscient que, si la pièce est jouée, ses ouailles l’identifieront au « Tartuffe ». Une éventualité dont Monsieur de Frontenac se gausse déjà!
Pas de musiciens, pas de musique, se dit le prélat. Il s’attaque dont au « Tartuffe par le biais de son acteur principal et metteur en scène, le Sieur de Mareuil. Le lieutenant n’est pas sans reproche. S’étant trouvé en débauche, il lui est arrivé d’interpréter des chansons indécentes en public et même de faire ses besoins à la porte de la chapelle des Jésuites. Voilà de quoi neutraliser De Mareuil! L’Évêque lance un mandement, Sur les discours impies, qui le vise directement. Le Sieur de Mareuil, s’y indigne le pasteur dévot, « continue à tenir des discours, en public et en particulier, qui seraient capables de faire rougir le ciel. Privé des sacrements et frappé d’interdit religieux, De Mareuil se rebiffe et adresse des reproches par notaire à Sa Grandeur. Saint-Vallier contre-attaque en traduisant le lieutenant devant le Conseil souverain pour blasphème. C’est un délit civil. Le Conseil n’a d’autre choix que d’incarcérer De Mareuil et d’instruire son procès.
Appelé à témoigner, Frontenac laisse clairement entendre qu’à son avis ce n’est le caractère du Sieur de Mareuil qui est en cause, mais le « Tartuffe ». Personne d’ailleurs n’est dupée. « Monseigneur ne veut pas qu’on le joue », répète-t-on partout. Piqué, l’Évêque se fend cette fois d’un « Éclaircissement touchant la comédie » qui fustige « Tartuffe » sans le nommer. « Je dis hardiment », fulmine-t-il, « que ces sortes de spectacles et de comédies, propres à tourner le religion en ridicule ou à déchirer la réputation du prochain, sont absolument défendues et qu’on ne peut en conscience et sans pécher mortellement y assister ». Avec De Mareuil à l’ombre et le public interdit de salle, il ne lui reste plus qu’à circonvenir le Vieux.
« Tout à son obsession », raconte l’intendant De Champigny, « Monseigneur de Saint-Vallier a profité d’une belle journée d’hiver pour aborder le Gouverneur pendant sa promenade » .Coupant court aux civilités, L’Évêque objurgue aussitôt le Vieux de se désister de son projet de théâtre. Frontenac lui objecte avec humeur qu’il a déjà engagé des frais. Saint-Vallier le prend au mot et lui offre 100 pistoles pour le dédommager de ses dépenses. « Surpris », poursuit De Champigny, et toujours en manque de fonds, « Frontenac accepte ». Le billet est signé séance tenante et le lendemain, le Gouverneur touche la somme.
Lorsque Paris lui reproche d’avoir, en tant que représentant du Roi, accepté de l’argent d’un représentant de l’Église, le Vieux ne prend pas la réprimande au sérieux. « À l’égard des 100 pistoles que Monsieur l’Évêque m’a données, » répond-il au ministre de Pontchartrain, « c’est une chose si risible qu’elle donnerait matière de se réjouir à ceux qui en entendraient parler ». Sauf au Sieur De Mareuil qui est toujours emprisonné.
Monseigneur le rabat-joie ne sévit pas qu’à Québec, il étend également son empire jusqu’à Montréal. Quand il ne couvre pas ces gorges qui le troublent tant, c’est un prie-Dieu qui l’offense. L’incident a eu lieu cette année, lors de l’inauguration de l’église des Récollets. En pénétrant dans la nef, Sa Grandeur s’est avisée que le prie-Dieu de Monsieur de Callière, le Gouverneur de Montréal, avait préséance sur le sien. Il demande aussitôt qu’on le rétrograde, ce qui est fait.
Lorsqu’il entre à son tour dans l’église, le gouverneur De Callière accuse le coup mais choisit d’ignorer l’affront et se rend jusqu’au tabouret réservé à Monsieur de Frontenac, où il prend place. Le gouverneur de la Nouvelle-France étant plus près du Roi dans la hiérarchie, son prie-Dieu est nécessairement plus près du maître-autel.
Outrée, Sa Grandeur offusquée vient lui chuchoter à l’oreille qu’il ne saurait se placer où il est. À quoi, raconte De Champigny, Monsieur de Callière lui fit réponse que cela lui était dû. Emporté de colère, rapporte un autre témoin de la scène, Lamothe – Cadillac, l’Évêque sortit dehors sur-le-champ, sans se ressouvenir de saluer le saint sacrement qui était exposé.
L’émotion passée, la cérémonie terminée sans lui, Saint-Vallier mande alors qu’on enlève tous les prie-Dieu de l’église. Le supérieur des Récollets obtempère. Sitôt, qu’il l’apprend, Monsieur de Callière fait remettre le sien à sa place, en menaçant de le faire garder par sept sentinelles s on s’avise de le déplacer à nouveau. Contrée, Sa Grandeur se cabre et met l’église sous interdit. Deux mois passent. Les Récollets se décident à ouvrir l’église et à y dire la messe. Bravé, Saint-Vallier explose et met, cette fois, les Récollets et l’église sous interdit.
Pendant que l’Évêque paraphe deux lettres d’admonestation où il prend le gouverneur De Callière à parti, le Sieur De Mareuil s’évade de prison. Pour ajouter un peu de pétulance à la turbulence, il se rend dans les jardins du Séminaire de Québec d’où il brise les carreaux du palais épiscopal. On l’attrape, on l’arrête et le lieutenant est condamné à 300 livres d’amende pour vandalisme.
L’affaire Tartuffe, l’affaire des Prie-Dieu, l’Affaire De Mareuil, un mandement, un éclaircissement, des interdits, des lettres d’admonestation, c’est beaucoup pour la même année. Mis au courant de l’hyperactivité dévote de Saint-Vallier, le roi Louis XIV est pour le moins agacé. Sa réaction peut se résumer à un mot : Cachez cet Evêque que je ne saurais voir!
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