Histoire du Québec

Chroniques de la fin du XVIIe siècle – 1693

Chroniques de la fin du XVIIe siècle – 1693

Chroniques de la Nouvelle-France – 1693. – Le Feuilleton de Montréal par Jean-Claude Germain

Québec se met à la toute dernière heure de Paris ! Au château Saint-Louis, on a présenté « Nicodème » de Corneille et « Mithridate » de Racine, deux pièces qui sont très populaires sur les scènes parisiennes.

Le gouverneur Frontenac et son entourage se dont beaucoup divertis en jouant la comédie alors que Monseigneur de Saint-Vallier n’en a pas dormi pendant des nuits. Pensez donc! Les rôles féminins étaient tenus par des femmes!

L’an dernier, en 1692, le Vieux cherchait à marier sans succès un jeune capitaine de 25 ans, le baron de Lahontan. Très en vogue, la taille élancée, le teint basané, l’œil vif, la parole facile, le trait caustiqué, Lahontan a roulé sa bosse un peu partout au Canada. Ces derniers 10 ans, il a eu ses quartiers à Boucherville, combattu les Iroquois sous De la Barre et sous De Denonville, voyagé en canot d’écorce avec De Tonty et Duluth, rencontré les survivants de l’expédition La Salle et tenu garnison au fort Saint-Joseph. Lors de l’attaque de Phips à Québec, il était avec Frontenac et c’est lui que le Vieux a chargé d’annoncer à la cour de nouvelle de la défaite des Anglais.

En 1993, le Baron séjourne à Port Plaisance, où il occupe le poste de Lieutenant du Roi. La vie à Terre-Neuve est plutôt morne. Pour tromper son ennui, il s’amuse à faire dialoguer un Européen et un Huron sur divers sujets. Lahontan a déjà rencontré le célèbre chef huron, Le Rat. Il peut donc prêter ses traits et son éloquence à un personnage fictif, Adario, bourrer sa pipe, s’imaginer en forêt, assis à l’indienne autour d’un feu de camp, et la conversation coule de source. Le premier sujet qui lui vient à l’esprit est évidemment celui qui obsède les hommes depuis des millénaires, l’amour.

Le premier à l’aborder est Adario. « Mon frère! » s’étonne-t-il. « Nos femmes se lassent moins que les Françaises d’être embrassées, pourtant elles ne sont pas si fécondes qu’elles. Cela me surprend, car il arrive en cela tout le contraire de ce qui devrait arriver.

Avec les 15 enfants de Pierre Boucher en mémoire, Lahontan ne va pas le contredire. « Mon pauvre Adario », lui objecte-t-il, si elles ne prenaient pas si fréquemment les plaisirs de l’amour, ni avec tant d’avidité, elles donneraient le temps à la matière convenable à la production des enfants de se rendre telle qu’il faut pour engendrer. »

Focus. Ariste Fluke. Production Kolab, en partenairiat avec la Ville de Montréal et l’arrondissement de LaSalle. Photo de Megan Jorgensen.

Avant de s’en prendre à l’effet, il faut s’attaquer à la cause. Ensuite, argumente Lahontan, il faudrait retrancher la nudité car, enfin, le priviège qu’ont vos garçons d’aller nus cause un terrible ravage dans le cœur de vos filles. « N’étant pas de bronze, il ne se peut faire qu’à l’aspect des pièces que je ne saurais nommer, elles n’entrent en rut en certaines occasions où ces jeunes coquins font voir que la nature n’est ni morte ni ingrate envers eux. »

La pudeur offensée de Lahontan ne troubles l’Indien outre mesure. Ce que tu me dis de la nudité, mon frère, ne s’accorde guère avec le gros bon sens, lance-t-il avec une pointe de gaillardise. Les filles qui voient les jeunes gens nus jugent à l’œil de ce qui leur convient.

Pour Adario, l’amour n’est pas aveugle. « Comme tout paraît à découvert, rappelle-t-il à l’Européen, non filles choissent quelquefois suivant leur inclination, sans avoir égard à certaines proportions. Les unes aiment un homme bien fait quoque il ait je ne sais quoi de peti en lui. D’autres aiment un mal bâti, pourvu qu’elles y trouvent je ne sais quoi de grand. D’autres enfins prefèrent un homme d’esprit et vigoureux, quoique il ne soit ni bien fait ni bien pourvu. Nos femmes sont capricieuses comme les vôtres, ce qui fait que le plus chétif peut en trouver une ».

Piqué plus qu’il ne l’avait par par le cachez-ce-sexe-qui-je-ne-saurais-voir de Lahontan, Adario y va curieusement d’un cachez-ce-sein-que-vous-ne-sauriez-montrer. À Tartuffe, Tartuffe et demi! Au reste, soutient le Huron avec conviction, nos filles ont plus modestes que les vôtres, car on ne voit en elles rien de nu que le gras de la jambe, au que les vôtres montrent le sein tellement à découvert que nos jeunes gens ont le nez collé sur le ventre lorsqu’ils trafiquent leurs castors aux belles marchandes qui sont dans vos villes. Ne serait-ce pas là un abus à réformer parmi les Français?

Rien n’est plus étranger à Lahontan que la réforme des mœurs. Encore faudrait-il qu’il y ait licence! Les filles des Hurons, s’objecte à nouveau le Baron. Font consister leur sagesse dans le secret de cacher leurs débauches. Courir l’allumette parmi vous autres, Adario, c’est ce qui s’appelle chez nous, chercher l’aventure! Moins l’amour est aveugle, plus il est voyant. Tous vos jeunes gens courent cette allumette tant que la nuit dure, poursuit Lahontan, et les portes des chambres de vos filles sont ouvertes à tous venants. Il ne faut pas s’étonner si les Amérindiennes ne veulent point entendre parler d’amour pendant le jour sous prétexte que la nuit est faite pour cela. Voilà ce qu’on appelle en France cacher adroitement son jeu.

Lahontan n’est pas tant choqué par la réalité de la chose que par la façon différente de l’habiller ou de la déshabiller. S’il y a débauche par nos filles, convient-il, au moins il y a cette différence qu’elles ne vont pas si brutalement au fait. S’il se trouve quelqu’un d’assez fougueux pour embrasser sa maîtresse brusquement à la première occasion, on l’appelle sauvage parmi nous, c’est-à-dire, un homme sans quartier qui commence par où les autres finissent.

Adario ne s’offusque pas, bien au contraire. Un sauvage? Commente-t-il en feignant la surprise. Eh bien, mon frère, je ne croyais pas que ce mot-là signifiat parmi vous un homme sage et conclusif. Je suis ravi d’apprendre cette nouvelle et je ne m »tonne plus que les rusées Françaises aiment tant les sauvages. Disons, mon frère, conclut le Huron en portant une allumette au feu, que je ne suis pas encore assez civilisé pour aimer mieux en parler. Je suis encore assez sauvage pour préférer le faire.

Lahontan reprend ses esprits. Il n’est plus dans la forêt avec Adario. Il est devant sa table, à Port Plaisance, et n’a d’autre choix que de souffler la bougie et d’aller se coucher.

(Tiré du livre Le Feuilleton de Montréal par Jean-Claude Germain, tome 1. 1642-1792. Éditions Stanké. 1994).

Voir aussi :

Le plus beaux compliment qu’on puisse faire à un colon ou à un défricheur est de le qualifier d’habitant. La pire insulte est de le traiter de paysan. On a beau avoir l’air colon, on est pas paysan pour autant, faisait remarquer fort judicieusement un habitant. Photo de Megan Jorgensen.

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