Causes de mésintelligence entre les Français et entre les Français et les Indiens
M. de Maisonneuve, après deux ans d’absence, était revenu à Montréal, à l’automne de 1647, à la grande joie des colons. Ces deux années avaient dû paraître longues et pénibles aux habitants de Ville-Marie, privés aussi longtemps de la présence et des conseils de celui qui était pour eux tous un vrai père.
Le gouverneur avait profité de son voyage à Paris pour faire connaître aux Cent-Associés ce qu’il manquait d’énergique détermination dans l’administration générale du pays. Il leur démontra l’antipathie et le peu d’encouragement du gouvernement de Québec et de ses conseillers pour l’établissement de Ville-Marie. La cour et la Compagnie jugèrent alors opportun de faire des changements, qui montrent bien que M. de Chomedey avait été favorablement entendu.
M. Louis d’Aillebout, sieur de Coulonge, citoyen de Montréal, remplaça M. de Montmagny, après que M. de Maisonneuve eut refusé pour lui-même la haute fonction de gouverneur général, qui lui avait été offerte. Le Conseil de Québec fut aussi réorganisé. Il se composait maintenant du supérieur du clergé, du gouverneur sortant de charge, et de deux habitants du pays, élus par les autres conseillers et les syndics de Montréal, Québec et Trois-Rivières, et de MM. de Chavigny, Godfroy et Giffard. (Archives de la Marine: «Collection Moreau St-Mery», vol. 1, folio 235).
Les appointements du gouverneur général furent réduits de 50 000 livres à 10 000 livres. Pour assurer une plus grande protection aux postes extérieurs, le roi ordonna la formation d’un camp volant de quarante hommes, que pouvait appeler au besoin tout établissement en dehors de Québec.
Mais tous ces changements dans l’administration générale déplaçaient certaines puissances que subissait assez bénévolement l’ancien gouverneur du Canada. Et puis, l’influence très active de M. de Maisonneuve dans les affaires du pays, l’audacieuse initiative de la Compagnie de Montréal pour la création d’un évêché canadien, les réformes radicales opérées par la cour, mais à sa suggestion, dans le gouvernement central, enfin la nomination de l’un de ses propres associés au poste de gouverneur du pays, tout cela, ayant été fait sans leur participation, souleva une sourde opposition chez certaines personnes au Canada et en France.
Ville-Marie leur parut prendre dans la colonie un ascendant qui faisait déjà échec à leur domination, jusque-là incontestée. Ne convenait-il pas de prévenir un aussi grand danger ?
Ces personnes, ayant peu d’influence sur le gouverneur d’Aillebout, qui connaissait bien Ville-Marie pour y avoir vécu, travaillé et peiné, s’attaquèrent habilement à la Compagnie de Montréal elle-même. C’est ainsi que la ville de Maisonneuve, déjà si éprouvée par les Iroquois, allait être obligée de se défendre contre ses propres nationaux. La lutte, moins sanglante, devenait plus pénible; mais la surprenante vitalité du groupe montréalais surmontera encore cette nouvelle épreuve.
M. d’Aillebout, lors d’un voyage qu’il fit à Montréal au printemps de 1649, apportait d’alarmantes nouvelles au sujet de la Compagnie. Quelques notables associés « s’en étaient détachés sur les conseils de personnes qui les avaient déterminés à préférer les missions du Levant. » (Abbé Faillon : «Histoire de la Colonie française,» vol. Il, p. 98).
Mademoiselle Mance vit tout de suite l’extrême danger qui menaçait l’œuvre naissante et décida de passer en France pour conjurer le péril, s’il en était temps encore. Embarquée à Québec le 8 septembre, elle se rendit aussitôt chez madame de Bullion. Celle-ci lui « renouvela toutes ses premières caresses » et la gratifia de nouveaux dons. La fondatrice constata avec regret que certains membres s’étaient en effet retirés de la Société et que d’autres menaçaient d’en sortir.
Pour engager davantage les associés restés fidèles, elle leur proposa de s’unir plus étroitement par un contrat, établissant leur droit collectif de propriété sur toute l’île de Montréal. La Compagnie fut donc réorganisée le 21 mars 1650. Les personnes suivantes en faisaient maintenant partie: MM. de La Dauversière, de Fancamp, d’Aillebout, de Maisonneuve, Olier, Le Rageois de Bretonvilliers, Nicolas Barreau, Roger Duplessis de Liancourt, Habert de Montmort, Bertrand Drouart et Louis Séguier de Saint-Germain. (Séminaire de Montréal. Titres seigneuriaux).
Ainsi reformée, la Compagnie dura jusqu’en 1663. Que l’on ne s’étonne point de ne pas voir figurer le nom de Jeanne Mance dans la Compagnie de Montréal. Elle fit mieux que d’engager son nom dans l’institution, elle venait en quelque sorte de lui redonner la vie. Quant à madame de Bullion, elle défendait bien que son nom ne parût nulle part. Elle donna plus de 60 000 livres pour la fondation de Ville-Marie, à la condition que sa charité demeurât ignorée de tous.
Durant son séjour à Paris, d’instantes démarches furent tentées auprès de Jeanne Mance pour la convaincre d’amener la Compagnie, qu’elle venait de remettre sur pied, à abandonner son établissement de Montréal, pour s’occuper plutôt des missions huronnes.
Mais la noble femme résista énergiquement à toutes ces étranges sollicitations.
Au moment où se passaient toutes ces choses, la Huronie était brutalement envahie et incendiée par les Iroquois, les habitants étaient massacrés, les missionnaires torturés et brûlés, et le reste des Hurons affolés passaient en fugitifs devant Ville-Marie, où devait venir se briser la furie iroquoise. Toutes les belles et florissantes missions sauvages étaient anéanties. Sur les bords des Grands Lacs, il ne restait plus que des cendres, rougies du sang des martyrs jésuites (1649).
On discutait en France, mais on mourait en Canada pour que Ville-Marie restât toujours debout.
Nouvelles tracasseries des sauvages
Durant l’absence du gouverneur, M. d’Aillebout avait fait travailler avec une égale diligence aux ouvrages de défense et à la construction de maisons de bois sur les terres défrichées. En 1648, on érigea le premier moulin à vent en dehors des palissades, aménagé à la fois pour moudre le grain et servir, au besoin, de poste avancé. Car les Iroquois ne perdaient pas d’occasions de montrer leurs ressentiments contre les Français, qu’ils guettaient presque chaque jour à l’orée des bois, en dépit de la paix, proposée par eux-mêmes en 1645.
Un jour, Charles Le Moyne et Normanville étaient de nouveau invités à parlementer avec un petit groupe de ces rusés barbares. Normanville s’approche d’eux pour les entendre, mais les sauvages se saisissent de lui à l’instant et le retiennent captif. Le Moyne, plus défiant, s’était tenu à l’écart, attendant leurs avances. À son tour il couche en joue trois Iroquois, qui font mine de se jeter sur lui, en fait deux prisonniers et les conduit au gouverneur. Voyant leur stratagème découvert, dès le lendemain ces faux parlementaires ramènent au fort Normanville, qu’ils échangent contre leurs deux compagnons.
Quelque temps après, Le Moyne et Nicolas Godé sont envoyés vers deux sauvages, accostés près d’un petit îlot et qui font montre de vouloir entrer en pourparlers avec les Français. Mais, par leurs agissements, on découvre bientôt que ce n’était qu’une feinte pour attirer quelques colons dans un guet-apens. Ils sont tout de suite faits prisonniers et jetés dans les fers.
Les Hurons eux-mêmes, qui trouvaient pourtant dans Ville-Marie un asile hospitalier, étaient devenus de véritables ennemis de l’intérieur. Ils profitèrent parfois, dit l’historien Faillon, (Abbé Faillon, «Histoire de la Colonie française», vol. II.) de leurs étroites relations avec les Français pour favoriser ou même provoquer les mauvais coups de leurs pires ennemis, les Iroquois. On en était arrivé à redouter leur perfide hypocrisie autant que les attaques des Agniers.
Tout cela n’empêchait cependant pas les sauvages alliés ou même ennemis de venir à Ville-Marie transiger d’affaires et pratiquer le troc de leurs riches fourrures contre les marchandises européennes. Pour communiquer avec eux tous, Charles Le Moyne avait été nommé interprète autorisé dès 1644.
De nombreux voyages avec les missionnaires dans les territoires sauvages l’avaient initié aux mœurs des indigènes, dont il parlait plusieurs idiomes ou dialectes. Il devint de ce fait l’un des principaux et des plus utiles personnages de la colonie. La famille Le Moyne, anoblie en 1667, a donné au Canada quelques-uns de ses plus grands héros.
