L’Américanité des Québécois
Par Marcel Rioux
Francité, Américanité et Canadienneté donne Québécité
Commencer par dire que les Québécois sont français, américains et canadiens ne semble pas la meilleure façon d’en arriver à montrer qu’ils sont québécois. Pourtant c’est cette démarche qui nous choisissons. Aussi original qu’un peuple soit n’empêche pas de découvrir chez lui des traits qui sont communs à d’autres peuples ou des influences géographiques qu’il partage avec d’autres. L’important est de savoir comment, à partir de ces traits, il en est arrivé à former un groupe bien distinct et qui possède sa propre individualité. Tout au long de leurs quatre siècles et demi de vie en Amérique du Nord, les Québécois ont dû tenir compte des autres, parce que, coloniau, conquis, colonisés, dominés, minoritaires, ils n’ont jamais tenu le bon bout du bâton. Leurs “définisseurs” de situation, leurs idéologuqes, ceu qui prennent sur eux de définir un groupe, de lui tracer des objectifs et des moyens pour les réaliser, ont constamment pris en considération des traits culturels d’autres groupes, ce qui peut éclairer la formation historique de la nation québécoise. Ces définitions renseignent sur les traits avoués et ceux qui sont niés, occultés. Les variations enregistrés dans la définition d’eux-mêmes indiquent les groupes dont les Québécois voulaient se différencier et révèlent aussi à quelles classes appartenaient les “définisseurs” et quels traits ils avaient intérêt à mettre en avant et ceux qu’ils avaient intérêt à passer sous silence ou à nier.
Avant la Conquête anglaise, avant 1760, les Canadiens, qui se distinguent de plus en plus des métropolitains français et de la France autoritaire et utilitariste, mettent en avant leur américanité. Il semble que cette attitude soit commune au clergé, aux militaires nés sur place et à bon nombre d’habitants.
Devant la menace d’assimilation et d’anglicisation que représentent les anglophones à partir de 1760 et surtout de 1841, lors de l’union des deux Canadas, le français et l’anglais, les idéologues mettent en avant la francité des Québécois et la religion catholique. C’est ainsi que certains caractères nationaux ou culturels deviennent, à différentes périodes, soit dominants soit récessifs, à tout le moins dans les définitions que les classes sociales dominantes donnent des Québécois. Dans une situation de domination politique ou économique, les dominés ont tendance à maximer les différences qu’ils perçoivent entre eux et les dominantes, dans l’espoir de préserver leur identité et de justifier leur libération.
Il n’en reste pas moins qu’en dehors de toute idéologie, qui souligne certains traits et en gomme d’autres, une société est en formation au Québec et acquiert certains caractères qui vont la distinguer de plus en plus des autres sociétés. Ce processus s’élabore à partir d’éléments hétérogènes que les Québécois vont structurer d’une façon spécifique et la “québécité” naît de ce processus de restructuration.
Issus de la société française du XVIIe siècle, vivant en Amérique du Nord depuis des siècles, conquis militairement par l’Angleterre, les Québécois ont fondu ces traits et influences en un tout dont l’originalité ne fait pas de doute, puisqu’ils ne sont plus français, ni devenus américans, ni “canadians”.
L’Américanité des Québécois
Nous commençons par l’américanité non parce qu’elle est l’alluvion la plus ancienne ni même la plus importante mais parce qu’elle est peut-être la plus diffuse, la moins facilement décelable et la moins étudiée. L’américanité est souvent d’ailleurs confondue avec l’américanisation des Québécois. Elle n’est pas l’influence culturelle qu’on subie les Québécois à travers la diffusion massive chez eux de produits culturels américains (États-Unis) ; ce processus, c’est l’américanisation dont mains peuples donnent un exemple aujourd’hui. L’américanité, au contraire, est un caractère que les Québécois partagent avec les autres habitants de l’Amérique du Nord, c’est celui qui s’acquiert par la transplantation dans un nouvel habitat, au contact d’une autre nature et par la fréquentation d’autres groupes humains.
Les quelque dix mille Français qui s’établissent en Amérique du Nord au XVIIe et au XVIIIe siècle, deviennent des Nord-Américains, non à cause d’un processus de diffusion culturelle qui se serait établi entre les États-Unis et le Québec mais parce qu’ils sont soumis, comme leurs voisins du Sud, à un même milieu physique et humain.
Comment mesurer et interpréter les changements dans ce qu’on appelle les mentalités ? Il semble bien que ce soit d’abord à partir de la préhension du monde sensible que le phénomène de transformation s’amorce et se transmet de proche en proche aux structures mentales et ultimement à toutes les créations symboliques et matérielles des hommes. Il faut évidemment faire la part des traditions, des techniques héritées que l’on perpétue dans le nouvel habitat par l’effet d’une sorte d’inertie culturelle. Même dans les cas de persistance traditionnelle de certains traits de culture, on, on y décèle une certaine adaptation, ne serait-ce que leur insertion dans un autre contexte, qui leur donne une signification et une fonction qui peuvent différer plus ou moins de celles qu’elles avaient originairement.
Résumons que le Québec et la France suivent chacun leur propre trajectoire après la rupture provoquée par la Conquête. Mais il était inévitable que la France infléchisse l’orbite de ce corps plus modeste qu’était le Québec, tant à cause de son pouvoir déstabilisateur à l’époque révolutionnaire et impériale, qu’en sa qualité d’ancienne mère-patrie.
Cette espèce de force d’attraction s’exprime de plusieurs façons. La France se manifestera concrètement dans son ancienne colonie, par diverses « intrigues », qui finiront cependant par cesser. Elle fournira également au Québec des exemples, dans certains domaines particuliers, comme le code civil, où les travaux des juristes français, couronnant plusieurs générations de travail, produisent ce qui deviendra le « Code Napoléon », modèle du code civil québécois ; encore faut-il tenir compte, dans le cas québécois, de l’apport des juristes anglophones. C’est surtout par l’«image », cependant, que la Révolution continue de hanter les rives du Saint-Laurent à l’époque.
La Révolution française commence donc une seconde carrière : comme l’écho d’un coup de tonnerre, elle circule, elle évolue désormais sur un autre registre. Elle s’installe dans l’écheveau des perceptions et des postulats par lesquels divers desseins, divers « projets de société » se définissent et s’affrontent. Un sort analogue l’attendait d’ailleurs en France même.
Une image de la Révolution française travers le firmament des Rébellions de 1837-1838, mais fortement colorée par le contexte local où domine l’affrontement ethnique. Cette image fait peu de place au contenu social de la Révolution : la « Déclaration de l’Indépendance » des rebelles vaincus et en fuite, document d’inspiration américaine, mais qui abolit la tenure seigneuriale et promet, à la française, un régime d’éducation publique, donne l’impression d’un rendez-vous manqué. D’autre part, le vocabulaire de la Révolution française émaille incontestablement des textes de ces années surchauffées : « contrat social », « stricte égalité devant la loi », « régénération », « éducation physique et morale de la jeunesse », et bien entendu, « Convention ». Mais ce dernier terme, on le sait, est d’origine américaine.
(Tiré du livre Les Québécois. Marcel Rioux. Éditions du Seuil, 1974).
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