L’affaire Roncarelli

L’affaire Roncarelli

Vers la fin de la Seconde guerre mondiale, en 1944, la secte des Témoins de Jéhovah décide de faire du prosélytisme dans la province de Québec. Avec le bel enthousiasme qui caractérise les groupuscules, ils se lancent dans un porte-à-porte vigoureux, distribuant leur journal La Tour de Garde. Ils ne sont pas les seuls. Les Bérets blancs du Crédit social en font autant.

Prêchant que la fin du monde est proche, et que les églises trahissent le christianisme, les Témoins de Jéhovah sont plutôt mal reçus dans les foyers québécois. Soulignons qu’à cette époque les mots canadien-français et catholique sont presque synonymes. Les curés qui veillent jalousement sur leurs ouailles, vilipendent en chaire ces suppôts de Satan et les dénoncent à la police.

Or, aucun chef de police, du temps, n’est assez fou pour refuser quelque chose aux curés. Leurs désirs sont des ordres. On se met donc à arrêter les Témoins de Jéhovah avec ardeur sous le prétexte qu’ils importunent les gens, ou distribuent des pamphlets sans permission municipale.

En 1944, on arrête à Montréal 41 personnes ; 105 en 1945 et 241 à la mi-1946 !

Erreur funeste ! Cette forme de répression suscite le zèle et la publicité. Les Témoins vont continuer de plus belle.

Mais qu’ont donc fait de si terrible les Témoins de Jéhovah ? Pacifiques en actions – opposés à la guerre et au port d’armes – ils le sont moins dans leurs écrits, surtout que, de plus en plus, on les reçoit par des coups, dans les quartiers populaires, où l’on croit ainsi se gagner le ciel.

Indignés, les Témoins sortent un fascicule La haine brûlante du Québec où, tout en dénonçant les persécutions qu’ils subissent, ils traitent l’Église catholique-romaine de prostituée! Ce qui, évidemment, met le Premier Ministre dans tous ses états.

Mais ils ne croupissent pas en prison. En effet, un brave homme veille et avance leurs cautionnements. C’est Frank Roncarelli. Ni millionnaire, ni illuminé, il est propriétaire d’un restaurant renommé de la rue Crescent : Le Quaff-Café. Il a une clientèle cossue, en majorité anglaise qui vient s’y régaler de cuisine internationale.

Maurice Duplessis, qui voit d’un mauvais œil les interventions de Roncarelli, lui téléphone et le menace. C’est très clair : ou le restaurateur met fin à ses largesses, ou on lui supprime sa licence.

Mais les menaces n’impressionnent nullement Roncarelli qui, quelques jours plus tard, verse une nouvelle caution. Immédiatement, le 4 décembre 1946, Duplessis téléphone au juge Édouard Archambault, président de la Commission des Liqueurs, et lui ordonne de supprimer la licence du restaurateur. Dans la journée même, la police fait une descente au Quaff-Café et saisit tout le stock de boissons alcoolisées. Immédiatement, postes de radio et journaux s’emparent de la nouvelle et la diffusent. L’orage gronde.

Dès le lendemain, 1200 étudiants de McGill et leurs professeurs signent une pétition contre cette mesure arbitraire. Peu après, l’Église presbytérienne suit, ainsi que l’Association Conservatrice de l’Université. Le 7 décembre 1946, le comité montréalais des Droits civiques – ancêtre de la Ligue des Droits de l’Homme – décide de tenir un meeting protestataire au Monument National.

Piqué au vif, le Premier Ministre de la province, dans une conférence de presse, déclare : « Roncarelle est le chef des Témoins, une association séditieuse, il soutient des gens dont le seul but est de violer la loi, donc il n’est pas digne du privilège que nous lui avons accordé. »

La licence d’alcool est un privilège ? Depuis quand ? La presse anglaise, à travers le Canada, fait mousser l’affaire. Tout le monde parle des droits civiques, mais personne ne parle de religion. C’est alor4s que quelques évêques, dont celui de Saint-Jean et Mgr Charbonneau, croient bon, à l’occasion des fêtes, de féliciter Maurice Duplessis pour sa courageuse attitude contre « les sectes séditieuses ». Une étincelle qui va faire long feu.

Le 1er février 1947, Roncarelli se présente en cour pour solliciter la permission de poursuivre la Commission des Liqueurs et le juge Archambault en dommages et intérêts, pour une somme de $253 741 dollars. Le solliciteur général étant Duplessis, le juge Létourneau refuse la demande.

C’est alors que l’affaire rebondit à la Chambre. Le 20 mars 1947, un député libéral accuse l’Union national d’être « un repère de trafiquants de licences ». On l’expulse. Ce qui oblige moralement Adélard Godbout à se faire expulser aussi, le lendemain, après avoir traité les membres de l’Union Nationale d’imposteurs, de taxeux, de trafiquants d’alcool.

Les avocats de Roncarelli se servent d’une subtilité juridique : puisqu’on ne peut poursuivre la Commission des Liqueurs,on loge une plainte contre le citoyen Duplessis !

Dans tout ce mic-mac, on commence à oublier les Témoins de Jéhovah. Mais voilà qu’ils refont surface. Un de leurs membres, Laurier Saumur se fait arrêter 126 fois, à Québec, pour distribution illégale de tracts. La police, pendant ce temps, forte de l’appui gouvernemental, pénètre sans mandat chez des particuliers sous le prétexte d’étouffer des complots putatifs. Ce qui provoque un concert de protestations dans tout le Canada.

Les années passent. Ce n’est que le 17 mai 1950, que Duplessis vient témoigner à son propre procès intenté par Roncarelli. Fin juriste, il tente de rejeter sur le juge Archambault toute la responsabilité de la suppression de la licence et ses avocats essayent de démontrer que le Premier Ministre ne peut être poursuivi en tant que citoyen dans une affaire où il était solliciteur général.

Le juge Mac Kennon, devant ce casse-tête, prend la cause en délibéré et il délibère si longtemps qu’on a presque oublié l’affaire. Finalement, il rend son verdict le 2 mai 1951, presqu’un an après : « Maurice Duplessis est coupable d’avoir outrepassé ses fonctions, dans un effort pour punir les Témoins de Jéhovah, et doit payer $8 123 en dommage à Franc Roncarelli ». Pauvre juge, qui croyait faire œuvre de Salomon. En fait, la sentence fait naître deux nouveaux procès : Duplessis et Roncarelli font appel.

De péripéties en péripéties, Roncarelli, pourtant habilement défendu par Maître Frank Scott et l’Université McGill (une des sommités juridiques du Canada) se retrouve ruiné, il ne peut soutenir sa cause, que grâce à des dons.

Enfin, le 27 janvier 1959, la Cour Suprême du Québec, considérant que le droit de caution est un droit intangible, et qu’il ne doit pas être soumis à des pressions, condamne Duplessis à payer à Roncarelli $33 123, plus les intérêts, soit $46 132.

L’affaire en restera-t-elle là? Oh que non! Duplessis transforme sa défaite juridique en triomphe politique. Au cours d’une déclaration publique, il s’interroge : va-t-il faire appel au Conseil Privé de Londres, ou bien se contenter du verdict de l’immense majorité du peuple? De toute façon, dit-il, en dépit de tous les tribunaux, il défendra toujours, avec tous les moyens à sa disposition, la religion contre ses destructeurs.

Ce qui lui vaut un grand nombre de déclarations d’appui d’évêques et d’associations, dont la plus saugrenue est peut-être de Mgr Cabana qui le félicite pour sa lutte … contre le communisme. Car « les communistes, comme vous le savez, cherchent à corrompre notre population et surtout notre jeunesse. Je suis porté  à croire qu’ils encouragent, ici comme en Amérique du Sud, la propagande de certaines sectes protestantes et des Témoins de Jéhovah. »

Pour couronner le tout, certains députés de l’Union Nationale lancent l’idée d’une souscription nationale, pour aider à payer l’amende et les frais. Une foule de maires, de curés, d’entrepreneurs, de comités et même d’associations assez inattendues, comme, par exemple, le Comité Paritaire des Barbiers de la Province, envoient, avec force publicité, leur obole à la juste cause. Beaucoup croient que c’est un moyen élégant de contribuer, en quelque sorte, à la caisse électorale.

Quant aux Témoins de Jéhovah, un de leurs derniers appels va être étudié avec une sage lenteur par les hauts magistrats, qui ne rendront leur verdict qu’en 1963, trois ans après la mort de Maurice Duplessis.

roncarelli
Le 14 décembre 1946, Franc Roncarelli apprend que la cour d’appel ne l’autorise pas à poursuivre personnellement le juge Archambault. Photo de l’époque.

D’après Le Mémorial du Québec, tome VII, 1953-1965.

Voir aussi :

Laisser un commentaire