L’affaire Morgentaler

L’affaire Morgentaler ou l’humaniste de l’année

La décennie 1970 devait être, au plan social, marquée par une affaire spectaculaire : l’affaire Morgentaler. Élément de base à qui allait provoquer un enchaînement de procès : l’article 251 du Code criminel canadien en vertu duquel l’avortement est un acte illégal qui ne peut être autorisé que pour des raisons prévues par le législateur. Dès 1968, un médecin montréalais, Henry Morgentaler, manifestait son opposition à l’article en question. La publicité faite autour de son nom devait, en quelques mois, en faire le spécialiste de l’interruption des grossesses. Des médecins, des hôpitaux par ailleurs pourvus de comités thérapeutiques, recommandent la clinique de Morgentaler aux femmes désireuses de subir un avortement.

Parallèlement, l’appareil judiciaire s’intéresse à cet homme dont l’action est d’autant plus spectaculaire qu’il refuse la clandestinité. Dès 1970, il fait l’objet de procédures qui ont leur point culminant au cours des années 1973-1974. Le 24 septembre 1973, comparaissant en cour de justice à Montréal après que le juge Melvin Rothman ait mis un terme aux procédures en certiorari ou en évocation prises depuis deux ans par l’avocat du médecin, Claude-Armand Sheppard, Morgentaler obtient de subir un procès en français et de n’être jugé que sur un seul des dix chefs cités dans l’acte d’accusation.

Le procès proprement dit ne débute que le 18 octobre. À l’audition des témoins, le lendemain, une jeune femme âgée de 26 ans dont l’avortement a été effectué à la clinique du docteur Morgentaler, le 15 août 1973, décrit comment, s’étant adressée à quatre hôpitaux québécois, à deux d’entre eux, soit au Royal Victoria et au Montréal General Hospital, on lui suggéra de s’adresser à la clinique du médecin de la rue Beaugrand, dans l’est de la métropole.

Le 24 octobre, les cent places de la chambre 414 des Assises criminelles du Palais de Justice de Montréal ne peuvent contenir tous les curieux qui s’y rendent pour la présentation de la preuve. Une surprise les y attend. En effet, le conseiller médical de la Couronne est amené à admettre qu’il a lui-même dirigé huit patients vers la clinique : « Il s’agissait toujours dans ces cas-là de décisions strictement médicales, c’est-à-dire, d’avortements nécessaires. Le 26 la défense entre en scène avec un argument que ni la presse ni le public n’avaient prévu. Maître Claude-Armand Sheppard assure la cour que la défense n’a pas l’intention de nier l’accusation d’avoir pratiqué un avortement, mais qu’elle tentera plutôt de prouver que « l’acte médical qu’a accompli le docteur Morgentaler, dans sa clinique spécialisée de la rue Beaugrand, est médicalement justifié parce qu’il était nécessaire et justifié par le code pénal ». L’article 45 du Code criminel invoqué par l’avocat dans le but d’expliquer l’attitude de son client se lit comme suit : « Toute personne est à couvert de responsabilité criminelle lorsqu’elle pratique sur une autre, pour le bien de cette dernière, une opération chirurgical, a) si l’opération est pratiquée avec des soins et une habilité raisonnable, b) s’il est raisonnable de pratiquer l’opération étant donné l’état de la santé de la personne au moment de l’opération et toutes les autres circonstances de l’espèce. »

Quelques jours plus tard, soit le 29 octobre, on entend des témoins appelés pour parler de la réputation du praticien. L’un d’eux reconnaît que, dans le milieu hospitalier, « le docteur Morgentaler était connu et jouissait d’une excellente réputation. » Le lendemain, le registraire du Collège des médecins, le docteur Augustin Roy, déclare que l’accusé n’a jamais été l’objet de commentaires défavorables. Il soutient également, selon Claude Jodoin du « Journal de Montréal » qu’une « patiente devait être référée à un médecin compétent pour éviter de tomber entre les mains d’un charlatan qui pourrait causer des dommages irréparables. »

Témoignant enfin à son procès, le 20, le docteur Morgentaler admet avoir pratiqué de six à sept mille avortements dont celui de la jeune étudiante pour lequel il est actuellement accusé »:Je crois que cet avortement était nécessaire et qu’il l’a protégée en ce qui concerne peut-être sa vie. J’ai fait mon devoir de médecin. » Cependant, on n’est pas sans savoir que Morgentaler n’est pas psychiatre, psychanalyste ou confesseur et que, même s’il prétend avoir été guidé par le bien moral et physique des patients, il s’intéresse presque exclusivement au caractère physique des interventions. Le 6 novembre, le procureur de la Couronne, Louis G. Robichaud, interroge la patiente dont le cas fait l’objet du procès. La jeune étudiante, dont le nom ne doit pas être rendu public, reconnaît qu’elle n’a pas eu l’occasion d’évoquer les motifs de sa décision avec le docteur Morgentaler. La preuve est close le 7 novembre, et le 9, on assiste aux plaidoyers des avocats de la défense et de la Couronne. Le premier, Claude-Armand Sheppard, demande aux jurés « de reconnaître au docteur Henry Morgentaler le droit, en tant que médecin, d’agir pour la santé des femmes qu’il avorte ». De son côté, Louis G. Gobichaud recommande au jury de ne pas consacrer « le principe selon lequel quiconque n’est pas d’accord avec la loi peut la transgresser. »

Dans l’après-midi du 13 novembre, le juge James K. Hugessen endosse l’opinion du jury qui avait conclu en faveur d’un verdict d’acquittement. Le 14, la Couronne annonce qu’elle en appellera. L’affaire Morgentaler se poursuivra, d’appel en acquittement, de libération en condamnation, jusqu’en 1976 alors que le ministre québécois de la Justice ne s’acharne pas contre une personne lorsqu’elle a été acquittée plusieurs fois, surtout par un jury. En faisant subir à un même accusé plusieurs procès sur des chefs d’accusation analogues, le procureur général a fait son devoir; il y manquerait maintenant s’il devait permettre un nouveau procès contre le docteur Morgentaler. »

(Source du texte : Nos racines, histoire vivante des Québécois, 133).

Voir aussi :

Au plus chaud des manifestations contre le docteur, contre l’avortement, contre la liberté de choix, l’Association humaniste canadienne lui décernait le titre d’humaniste de l’année. Photo libre des droits.

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