L’Affaire du Canada : recueillir des preuves de malversations
La Cour royale nomme une commission pour enquêter sur les malversations qui auraient été commises en Nouvelle-France sous l’intendance de François Bigot. Étienne-François de Choiseul, nouveau ministre de la Marine et des Colonies, veut se distancer, par ce procès, des décisions prises par le ministre antérieur, notamment de la suspension du papier en 1759, mais en même temps il est aux prises avec le vide du Trésor royal.
Le procès, qui a lieu de novembre 1761 à décembre 1763, est instruit devant une Commission extraordinaire dey Châtelet de Paris, dirigée par le lieutenant de police Antoine-Raymon,Jean-Gualbert-Gabriel de Sartine, contre des administrateurs, des militaires, des marchands du Canada, mais aussi de France. L’État enquête sur les fortes hausses des dépenses publiques coloniales qui ont eu lieu au cours des années 1749-1760 et cherche à déterminer si ces hausses, qui coïncident avec l’intendance de François Bigot, sont dues à des abus commis par des fournisseurs, des négociants et certains officiers civils et militaires dans l’exercice de leurs fonctions. Quelques-uns d’entre eux sont emprisonnés à la Bastille et accusés criminellement de malversations ou d’abus.
Bigot est l’objet d’enquêtes et de dénonciations avant même son arrivée en France en 1760. Charles-François Pichot de Querdisien Trémas avait en effet été envoyé au Canada en 1759 pour y surveiller l’administration des finances avec le titre de commissaire de la Marine. Il avait pour mission de découvrir « tous les abus qui se sont introduits dans les parties quelconques du service de la colonie ». (Michel Roberge. En pleine guerre, l’intendant fait transporter à Trois-Rivières les documents du « bureau des fonds. » Querdisien Trémais ne peut les consulter et doit se contenter de recueillir des témoignages. C’est sur son avis que sera pourtant retenu et qui conduira Bigot à la Bastille).
En janvier 1761, Berryer a déjà jugé et condamné l’ancien intendant. Le ministre cherche de l’information, exige désormais des preuves corroborant son point de vue. Et il obtiendra ce qu’il cherche. Une ambiance de dénonciation s’installe. Dans les mois qui suivent, plusieurs mémoires et lettres lui sont adressés. On peut lire dans l’un d’eau : « le public voit avec peine que les auteurs de ces déprédations et ceux qui y ont participé ne sont pas punis et jouissent tranquillement des fruits de leurs racines, et un mot que les innocents et les coupables soient traités de la même manière » (Mémoire à M. Berryer, 17 juin 1761). L’idée, instillée par le ministre, se répand bientôt dans la colonie et chez les exilés.
De janvier à novembre 1761, une enquête est menée par le Conseil d’État du roi et le ministère de la Marine et des Colonies. Elle veut faire le bilan des dépenses publiques coloniales de la dernière décennie, essentiellement la fourniture de vivres faite par le munitionnaire Joseph-Michel Cadet pendant la guerre. On veut démontrer une certaine collusion entre des administrateurs de l’État et des marchands de la colonie, surtout ceux qui fournissaient des vivres et des marchandises à l’État et qui effectuaient leur transport. Une vérification comptable est faite sur les fournitures de vivres de Cadet et une autre sur le règlement des comptes publics de l’État colonial.
Entretemps, l’inquiétude règne parmi les porteurs de papiers du Canada, surtout depuis l’embastillement de plusieurs parents et amis : « Cadet vient d’être esserer (?) à la Bastille, cela ne cesse par que de faire peur à bien des gens que vous pouvez connaître, ce qu’il y a de sûr c’est que la Cour est bien indisposée contre le Canada, ce qui donne beaucoup lieu de craindre pour les lettres de change. » Les négociants rochelais Paillet et Meynardie, qui détiennent de ce papier, font de fréquents comptes rendus à leurs correspondants canadiens : « depuis ce temps, les chambres de commerce on agi auprès du ministre concernant les lettres du trésor, nous avons tout offert de prouver la validité de celles qui étaient chez les particuliers. Nous attendons la réussite de cette démarche qui selon les apparences eut été un heureux succès si la guerre ne si opposait, et nous croyons que ce sera qu’à la paix qu’on travaillera efficacement à y remédier. Cadet est toujours à la Bastille, mais il ne transpire rien de ses dépositions ».
Attendre doc. Les négociants demeurent confiants : « le procès se fera en mai et sûrement justice sera rendue. L’intégrité des juges à qui elle est confiée nous en est un surgarant (?) et ce ne sera qu’à la fin de cette affaire qu’il y aura un règlement pour nos lettres, mais jusque-là on ne payera rien, pas même les intérêts. » Les Canadiens et les Français croient que le procès va punir ceux qui ont profité du discrédit du papier et espèrent que justice sera rendue à ceux qui l’ont acquis par commerce légitime.
À la Bastille, les prisonniers, Bigot, Cadet, Varin et Péan notamment, sont interrogés. Chaque preuve est recueillie et transmise au lieutenant général de police Sartine. Les autorités sont conscientes que la recherche de preuves ne sera pas une tâche aisée. À l’aide des archives rapatriées du Canada et des documents saisis chez les accusés, les comptables en arrivent à un chiffre impressionnant pour les dépenses publiques canadiennes : 134 millions de livres pour les années 1751 à 1760. C’est 38 % de plus de ce qui avait été autorisé par le trésor royal. La Cour et les administrateurs métropolitains sont abasourdis, surtout s’ils les comparent avec les dépenses de 1730 à 1740 (5 millions de livres par année) »
Les préparatifs de la guerre et la guerre elle-même, la crise économique qui sévit au Canada pendant le conflit et qui entraîne une forte hausse du prix des denrées et les abus peuvent expliquer ces chiffres. Mais la Cour ne relève que les abus et elle souhaite faire un exemple.
Plusieurs témoins font des dépositions. C’est le cas de Pierre Glemet, négociant à Québec de 1746 à 1760, qui s’arrête sur la question du papier et compare la période de l’intendance de Beauharnois avec celle de Bigot. À l’aide d’exemple concrets de prix, il cherche à démontre les abus de cette dernière. L’heure est à la dénonciation et peut-être aussi un peu au règlement de comptes pour ceux qui se sont sentis à l’écart du commerce pendant l’intendance de Bigot. Berryer conclut : « Comme je n’ai pu examiner tant de dépenses qu’en remontant à la source des abus qui les ont occasionnés, je me suis procuré sur leurs auteurs des éclaircissements suffisants pour me convaincre de leur mauvaise administration et de l’injustice des fortunes considérables qu’ils ont faites.
Les administrateurs canadiens ne sont pas les seuls visés. Jean La Borde, agent des trésoriers généraux de la Marine et procureur général du Conseil supérieur de l’île Royale, Jacques Prévost de la Croix, commissaire ordonnateur à Louisbourg, et Louis Billouart de Kerlerec, gouverneur de la Louisiane, devront aussi répondre de leur administration et connaîtront la Bastille.
Les fonds de nombre de Canadiens sont immobilisés pendant des années chez des négociants métropolitains. On attend impatiemment le jugement comme le fait remarquer le fermier général Alexandre-Victor Saint-Amand.
Même si elle démontre qu’il y a eu abus et qu’elle nomme des responsables, la commission ne peut chiffrer ces abus. Le jugement est rendu le 10 décembre 1763. Bigot et Jean-Victor Varin de La Marre, ancien commissaire et contrôleur de la Marine, sont condamnés à l’exile et leurs biens sont saisis. Les autres condamnés écopent d’amendes et de restitutions. Cadet, notamment, doit restituer 6 millions de livres du trésor. Sur 57 accusés, dont deux sont décédés, 21 sont reconnus coupables. Le montant des restitutions que les prisonniers sont condamnés à payer s’élève à près de 7,5 millions de livres. Les condamnés avaient auparavant déclaré leurs papiers, pour un total de presque 24 millions de livres, qui avaient ensuite été déposés chez Périchon, trésorier des colonies et séquestre pour le recouvrement des restitutions. Cadet en possède à lui seul les trois quarts.
Le sort des personnes à l’origine des malversations étant réglé, le ministre peut maintenant s’occuper de celui des papiers du Canada.
(Par Sophie Imbeault, extrait. Sous la direction de Sophie Imbeault, Denis Vaugeois et Laurent Veyssière. 1763. Le traité de Paris bouleverse l’Amérique. Septentrion, 2013.)
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