À propos de noms sauvages (texte historique, publié par la revue L’Action française en 1917)
Il y a quelques années, un Français de distinction, de passage en ce pays, examinant une carte de la province de Québec, laissa échapper cette exclamation: «Vous avez donc bien des sauvages dans votre province que la plupart de vos rivières, de vos lacs et même bon nombre de vos villages portent des vocables indiens !»
Et sans attendre de réponse, le visiteur presque ahuri, indiqua du doigt les dénominations géographiques qui s’étalaient sur la carte et qui avaient eu le don de l’émouvoir : la rivière Ashuapmouchouan, le lac Kapitajiwan dans le Saint-Maurice, le lac Quaquakamaksis dans la région du lac Saint-Jean, la rivière Wetetnagami, la rivière Kamchigama, la rivière Kianipiskau dans l’Abitibi, la rivière Nistocaponano au nord du lac Saint-Jean, la rivière Mistowak, la rivière Picanock, l’un des tributaires de la Gatineau, le canton Awantjish dans le comté de Matane, la rivière Onatchiway aux confins de la région de Chicoutimi, le canton Assemetquagan dans le comté de Bonaventure, les rivières Ouapitagon, Musquanousse et Olomanoshibou sur la côte nord du Saint-Laurent, le canton Milnikek, et puis, ajouta-t-il, vous avez des districts qui s’appellent Ashuanipi, Chibougamau, Mistassini, etc…
Oui, tout cela est exact, lui fut-il répondu; avec un peu d’effort vous en trouveriez même des centaines d’autres, et cependant nous avons à peine onze mille sauvages dans la province, et encore ceux-ci sont-ils parqués dans des réserves particulières, ce qui neutralise en partie leurs relations avec les blancs.
Quant à la raison d’être de tous ces vocables bizarres, il y a une explication assez raisonnable. Nous tenons ceux-ci et ceux-là des trappeurs et des explorateurs qui, les premiers, parcoururent le pays. Leurs successeurs, dans les cinquante dernières années, ne crurent pas mieux faire que de suivre la voie déjà tracée, et, comme les premiers, s’en rapportèrent à leurs guides, inféodés à une tribu sauvage, pour baptiser tout notre territoire. De là, la multiplicité des noms bizarres qui, à cause de leur aspect rébarbatif, ne laissent point que de causer une impression désagréable à l’étranger.
Il est sûr que nous avons poussé trop loin dans cette voie. Les cartographes contemporains, mieux informés, auraient pu facilement mettre un frein à cette exubérance. Pour une raison ou pour une autre, ils reculèrent devant la responsabilité d’une innovation; ils ne jugèrent pas même utile d’opérer dans tout ce galimatias de dénominations barbares, un triage dont nul n’aurait pu s’offenser. De leur côté, nombre d’arpenteurs et d’explorateurs paraissent avoir oublié trop souvent, surtout en ces dernières années, qu’ils se trouvaient dans une province française, et qu’ils devaient donner leurs préférences à des vocables français.
Cela veut-il dire que tous les noms sauvages qui pullulent sur nos cartes auraient dû être éliminés? Pas le moins du monde. L’usage en a consacré un certain nombre, et personne, croyons-nous, n’entend refuser le droit de cité à des vocables comme Manicouagan, Péribonca, Mistassini, Escoumains, Kénogami, Mécatina, Matapédia, Témiscaming, Abitibi.
Ces dénominations et bien d’autres d’une facture analogue, se recommandent d’ailleurs d’elles-mêmes. Elles plaisent d’abord par leur originalité, ne manquent pas d’une certaine saveur de terroir, et puis elles ont le mérite de pouvoir être articulées et prononcées sans une contraction trop violente des mâchoires.
Mais que d’autres – et celles-là se chiffrent par milliers – n’ont pas les mêmes titres à faire valoir devant l’opinion. C’est notre condescendance excessive qui leur a permis de se glisser dans la circulation; elles n’ont pu cependant s’y incruster assez profondément pour faire partie de notre bagage géographique et il est encore temps de les battre en brèche.
C’est ce que fait en ce moment, sous l’œil attentif des pouvoirs publics, une commission organisée depuis quelques années. Nous lui devons déjà d’avoir vu disparaître une foule de noms baroques pendant que, d’autre part, notre domaine géographique s’enrichissait de beaux noms français évoquant de lointains souvenirs de notre histoire. Cette réforme vient à son heure; il ne lui manque plus que d’être poursuivie avec la même ardeur et la même intelligence par les esprits éclairés qui ont mission de s’occuper de cette tâche patriotique.
Nos revendications ne s’arrêtent pas uniquement à cette substitution de noms français à des noms sauvages. Puisqu’il est statué que nous devons retenir une foule de dénominations sauvages – celles qu’un long usage a consacrées et dont l’on ne saurait se débarrasser sans provoquer une sorte de désordre dans le domaine géographique – pourquoi s’appliquer à mutiler ou à défigurer celles d’entre elles qu’un long passé nous a léguées?
C’est pourtant la tendance de notre époque. Nos vieux noms algonquins ou montagnais, ceux du moins qui avaient été inscrits sur les cartes par les missionnaires et les premiers explorateurs, se présentaient après tout sous une forme assez avenante. Ils ne choquaient pas l’œil. On les orthographiait à la française et cette particularité leur prêtait une physionomie, une apparence extérieure qui ne manquaient pas de charme. Aujourd’hui, nous ne savons trop en vertu de quelle autorité, on les habille invariablement à la mode anglaise ou germaine.
La lettre comme la syllabe française ont disparu peu à peu pour céder le pas à la lettre «k», si chère à la culture allemande, et la conjonction «ou», trouvée probablement d’aspect trop français, est en train de capituler devant le fameux «w» de nos amis les Anglais.
Nos pères, à l’instar des pionniers de ce pays, écrivaient autrefois Ouiatchouan, Cascouïa, Mécatina, Harricana, Mégiscan, Ticouapé, Pascagama, Esquimaux, Témiscaming, Mataoua, etc.
C’est tout simplement le triomphe de l’alphabet germain et anglais dont nous parlions il y a un instant et l’effacement systématique de tout ce qui rappelle l’ancienne allure française dans la primitive composition des noms indiens. Et je n’ai cité pourtant que quelques exemples, alors que l’on pourrait en nommer cinq à six mille habillés ou plutôt déshabillés de cette façon.
Si cela est en votre pouvoir, trouvez-moi maintenant quelqu’un qui soit en mesure de proclamer que la langue géographique du pays s’est améliorée en pratiquant ces récentes et ridicules substitutions, ou encore qu’elle y ait gagné en clarté, en précision et en élégance. Et puis, s’il est ainsi permis à tout venant de germaniser ou d’angliciser à son gré des vocables de provenance indienne, comment pourrait-on nous refuser, à nous de la province de Québec, le droit de les franciser?
Les langues des premiers habitants de ce pays ne sont pas, que nous sachions, une propriété personnelle, ni l’apanage exclusif d’une nationalité; elles appartiennent à tous, et si les circonstances ont voulu qu’elles portassent, dans le principe, l’empreinte française, cette empreinte s’impose dès lors au respect et devrait être défendue contre les novateurs qui tentent de l’affaiblir ou de la ruiner.
Par Eugène Rouillard. L’Action française, publication du mois de juin 1917. Texte reproduit par la Ligue des droits du français en 1927.
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