La forêt canadienne antique : période préhistorique
La science géologique nous permet de suivre la forêt depuis ses origines jusqu’à nos jours. Distinguons deux parties dans son histoire.
Le Canada a été longtemps sans forêts. L’écorce terrestre fut d’abord trop chaude pour les plantes; puis l’eau couvrit toute la surface. De bonne heure un soulèvement des terrains du nord rejeta la mer vers le sud et libéra la plus grande partie du pays: le nord du Québec, de l’Ontario, du Manitoba, de la Saskatchewan et les territoires du Nord-Ouest. Mais ces terres pierreuses et fréquemment bouleversées par les éruptions de matières incandescentes n’étaient pas propices aux forêts. Aussi, malgré l’existence de graphite que des savants veulent rattacher aux êtres vivants, il est certain que, pendant toute la période appelée primitive, rien ne laissait soupçonner les forêts futures; tout au plus pourrait-on concéder que, vers la fin, des algues et des champignons se cramponnaient aux rochers.
Combien de temps dura cette période? Des géologues parlent de soixante millions d’années au moins. Ne discutons pas. Ne songez pas non plus à la tristesse et à la désolation; car, l’homme n’existant pas encore, la tristesse n’était pas née. Du reste les poètes y auraient vécu volontiers!
Cependant la terre se refroidissait lentement; un second plissement bouscula de nouveau la mer et fit émerger l’est du pays jusqu’aux grandes plaines. Ce fut l’aurore de la période primaire. A partir de ce moment, il n’est plus possible de douter de l’existence des forêts car ce sont les plantes de cette époque qui nous ont fabriqué tout le charbon du Nouveau-Brunswick et de la Nouvelle-Écosse.
Mais ces forêts primaires différaient profondément de celles d’aujourd’hui: seules, les plantes inférieures, c’est-à-dire à organisation imparfaite, y étaient représentées.
Il n’y eut d’abord que des cryptogames vasculaires comprenant les familles des fougères, des prêles et des lycolodes; puis les gymnospermes apparurent, mais seulement les plus simples, de la famille des conifères, pins et sapins.
Remarquables par la simplicité, par le petit nombre des genres et des espèces de leurs plantes, ces forêts étaient plus remarquables encore par la multitude de leurs individus et par l’extraordinaire exubérance de leur végétation. Comparées à nos petites et chétives cryptogames, celles de ces temps-là étaient des géantes: les fougères étaient arborescentes et atteignaient quelquefois soixante pieds de hauteur; les prêles avaient au moins vingt fois la taille des nôtres dont les plus grandes ne dépassent guère trois pieds; quant aux lycopodes, ils atteignaient facilement quatre-vingt-quinze à cent pieds, alors que ceux de nos jours sont de misérables plantes herbacées.
Le climat qui favorisait si largement la croissance des cryptogames ne pouvait qu’aider celle des gymnospermes.
Aussi, dès le début, les ancêtres de nos pins furent des arbres majestueux, mesurant cent à cent vingt pieds de hauteur; on a trouvé des feuilles de trois pieds de longueur!
Une étude plus détaillée a montré que les cellules d’une même plante avaient à peu près toutes les mêmes dimensions et des dimensions gigantesques. Or, de nos jours on constate que les cellules varient d’après les conditions atmosphériques, ce qui permet de distinguer le bois du printemps du bois d’été et d’automne. Il faut en conclure que dans ces temps-là il n’y avait qu’une saison toute l’année: un printemps perpétuel!
D’autre part, en comparant ces plantes canadiennes à celle de la période correspondante dans les autres parties du monde, on voit qu’une forte proportion des espèces existait en même temps sur les divers continents: ainsi, environ deux-cinquièmes des plantes identifiées dans les houillères du Canada ont été trouvées dans les charbons d’Europe.
Une forêt primaire paraîtrait sans doute monotone au poète qui a rêvé dans nos grands bois:
Chênes au front pensif, grands pins mystérieux,
Vieux troncs penchés au bord des torrents furieux,
Dans votre rêverie éternelle et hautaine,
Songez-vous quelquefois à l’époque lointaine…
(Fréchette: La Forêt)
Cependant, même à ne considérer que les plantes arborescentes, on découvre dans le petit nombre de leurs genres et de leurs espèces une variété suffisante pour intéresser l’esprit.
Et d’abord parmi les fougères. Les feuilles présentaient de nombreuses découpures et leurs divisions ou pinnules différaient d’une espèce à l’autre. On s’est précisément servi des particularités des divisions pour distinguer les genres qu’on a affublés de noms grécolatins: les plus abondants sont les sphénopteris, à pinnules découpées: les névropteris, à pinnules rattachées au rachis par une seule nervure, qui se subdivise ensuite en nombreuses autres plus petites et arquées; les aléthopteris, à pinnules rattachées au rachis par une large bande et portant, outre la nervure centrale, des nervures secondaires tantôt simples, tantôt divisées dichotomiquement, c’est-à-dire en fourches successives; les pécopteris, se rapprochant des aléthopteris, mais beaucoup plus grandes.
Les pécopteris étaient les plus grandes fougères qui aient jamais existé; elles étaient toutes arborescentes; mais, même les espèces herbacées étaient énormes, au moins par leurs feuilles: ainsi les feuilles des névropteris mesuraient jusqu’à trente pieds de long.
Les prèles étaient moins abondantes et généralement moins grandes que les fougères. Elles étaient caractérisées par leur tige creuse et cannelée; quelques espèces étaient aquatiques et pourvues de feuilles flottantes: on s’appuie quelquefois sur cette particularité pour admettre l’existence de marécages. Les feuilles étaient tantôt inégales, comme chez les annularia et tantôt égales, comme chez les astérophyllites.
Les lycopodes étaient excessivement abondants en certaines régions. Les espèces, d’abord petites, prirent des proportions gigantesques et, dans le terrain dit carbonifère à cause des importants dépôts de charbon qu’il renferme, on en trouve de cent trente pieds de haut et de trois pieds de diamètre. De puissants rhizomes soutenaient les tiges qui se divisaient dichotomiquement, comme les nervures secondaires des aléthopteris. Les espèces de lycopodes les mieux connues et les plus abondantes étaient: le lépidodendron, à feuilles généralement aiguës et quelquefois très longues, fixées à la tige par des épis d’autres feuilles fertiles; en se détachant, les feuilles laissaient sur la tige des cicatrices ressemblant à des losanges; le lépidostrobus et les sigillaires: la tige de ces dernières portait des cannelures verticales et des cicatrices rondes rappelant un cachet; les racines étaient prodigieusement développées et les rameaux peu écartés donnaient au sommet de la plante l’aspect d’un panache.
Nous avons vu que les premières gymnospermes apparurent après les trois familles précédentes. Elles constituèrent les cordaïtes, qui eurent leur maximum de développement à l’époque carbonifère. Le tronc de ces arbres était ramifié au sommet; c’est au sommet aussi qu’étaient à peu près toutes les feuilles: elles étaient sessiles, c’est-à-dire fixées immédiatement sur la tige, à nervures parallèles, arrondies à l’extrémité; elles atteignaient aisément trois pieds de longueur. On connaît une douzaine de genres dont les plus importants sont: le trigonocarpus, le rhabdocarpus, le cardiocarpus et le carpolithus.
Nous sommes maintenant assez savants pour risquer un voyage et visiter les chaudes et sombres forêts primaires.
Les géologues nous ont signalé à Gaspé un terrain à la fois riche en plantes et très ancien, puisqu’il est de l’époque dévonienne. La roche est un grès gris, accompagné de schistes foncés riches en bitume. La plante la plus répandue est apparentée aux lycopodes; son nom est psilophyton; elle a beaucoup fait parler, parce qu’on n’en trouve que des débris pouvant bien ne pas constituer un genre à part. En tous cas ces débris abondent et ont enrichi un grand nombre de musées d’Amérique et d’Europe. On a quelquefois trouvé les plantes en place, avec leurs racines dans les couches inférieures. Une algue monstrueuse vivait au même endroit: le tronc mesurait près de trois pieds de diamètre. En certains endroits les plantes étaient assez abondantes pour constituer une mince couche de charbon qui vient affleurer près de la pointe au Goudron, sur la côte sud de la Baie de Gaspé. Les espèces identifiées jusqu’ici sont surtout des prêles et des lycopodes.
Dans la région de Horton existèrent des plantes moins anciennes que celles de Gaspé; elles poussaient au début du carbonifère. Les forêts, si elles en constituèrent, devaient être d’une monotonie mortelle: trois espèces accaparaient presque tout le sol: deux fougères et une prêle.
Ce sont les terrains carbonifères, les bassins houillers qui nous fournissent les plus vastes et les plus belles forêts. Le Nouveau-Brunswick nous a conservé deux souvenirs. L’un à Joggins, l’autre à St-Jean. Voici ce qu’écrivait de Joggins le géologue C. Lyall en 1842: « C’est là que j’ai vu une forêt d’arbres houillers fossiles. C’est peut-être le phénomène le plus remarquable que j’ai jamais eu devant mes yeux, tellement les arbres sont exactement verticaux, ou, plus exactement, perpendiculaires au plan de sédimentation. J’ai vu des arbres de vingt-cinq pieds de haut et quelques-uns même de quarante pieds, percer des bancs de grès et se terminer en dessous de ces mêmes bancs, généralement dans du charbon. Cette forêt enterrée dépasse par son étendue et par la qualité de ses bois tout ce qu’on a découvert en Europe réuni ensemble. »
On trouve à Joggins des représentants des prêles, des fougères, des lycopodes et des gymnospermes; la monotonie a fait place à la variété: plusieurs genres comptent une bonne demi douzaine d’espèces.
À St-Jean on a donné le nom de couches à fougères à une formation, à cause de la variété et de l’abondance des fougères qu’on y a identifiées, bien qu’il y ait aussi plusieurs prêles et des gymnospermes. La région est restée célèbre depuis 1861, époque à laquelle Dawson commença la description de ces plantes. Prenant quelquefois des débris pour des espèces spéciales, le grand géologue multiplia les espèces et conclut que les couches étaient d’âge dévonien. Aujourd’hui, après de longues discussions, on admet généralement que les fougères poussaient pendant le carbonifère.
Arrêtons ici notre promenade, car si nous voulions tout voir il nous faudrait suivre sous l’Atlantique les mineurs qui vont chercher les restes transformés des forêts primaires.
À partir de la période secondaire jusqu’à l’arrivée de l’homme, c’est l’ouest surtout qui nous fournira des documents pour reconstituer les forêts préhistoriques.
Un coup d’œil d’ensemble nous fait constater un profond changement: les prêles gigantesques n’existent pas dans l’ouest, non plus que les gymnospermes de la famille des cordaïtes; les lycopodes sont rares et les fougères ne dominent plus: nous y trouvons quelques-uns des genres de l’est, par exemple les pécopteris et sphénopteris, mais les espèces sont différentes; d’autre part des genres nouveaux y poussent, tel le toeniopteris.
Le progrès est évident: sur des sols plus récents croissent des plantes plus parfaites, se rapprochant peu à peu de la flore actuelle.
Au commencement de la période secondaire, dans les deux subdivisions que les géologues appellent triasique et jurassique, les forêts étaient presque exclusivement composées de fougères, de conifères et de cycadées.
Les cycadées dominaient; des restes ont été découverts dans le Yukon, dans l’Alberta et la Colombie Anglaise. On sait que ces arbres sont des gymnospermes, comme les pins et les sapins, c’est-à-dire qu’ils ont des ovules dans un ovaire non clos; ils se distinguent des conifères par leur tige qui ne se ramifie pas et porte toutes ses feuilles en un bouquet fixé au sommet: l’arbre a donc l’aspect d’un palmier; toutefois, ses feuilles très découpées lui donnent un peu l’apparence d’une monstrueuse fougère.
Parmi les cycadées antiques, trois genres sont particulièrement connus: le ptérophyllum, la nillsonia et le zamites. En somme, la forêt du début de cette période ressemblait à une plantation de palmiers.
Si l’on tient compte du fait que les cycadées actuelles sont des plantes tropicales, on en déduira que le climat de l’ouest était alors plus chaud qu’aujourd’hui, ce que prouve d’ailleurs l’activité de la végétation telle que révélée par l’étude microscopique.
Pendant le crétacé, troisième grande subdivision de la période secondaire, les plantes phanérogames angiospermes, c’est-à-dire à organes reproducteurs visibles et à ovaires clos, firent leur apparition. Une simple énumération permettra au lecteur de se représenter la forêt d’alors et de la comparer aux nôtres: les sassafras poussaient dans la Saskatchewan, l’Alberta et la Colombie Anglaise; quinze espèces de noyers et autant de saules ont été décrites: les deux genres étaient très répandus, depuis les États-Unis jusqu’au Yukon; cependant les saules s’étendaient moins loin à l’est: ils ne paraissent pas s’être établis en Saskatchewan. Le chêne comptait au moins quinze espèces: comme le saule, il s’avançait moins loin vers l’est; le peuplier était extrêmement répandu: on en a trouvé une quarantaine d’espèces. Il descendait de l’Alaska aux États-Unis et allait de l’Océan Pacifique à la Saskatchewan. L’ancêtre de l’érable n’habitait que la Colombie Anglaise: on en a identifié quatre ou cinq espèces. Le hêtre allait plus loin au nord, jusqu’en Alaska, mais ne dépassait pas les limites de l’érable à l’est.
Il faut ajouter à cette énumération le figuier, le platane et le sequoia. Le figuier était commun en Colombie Anglaise où l’on a identifié une dizaine d’espèces.
Le platane occupait un territoire beaucoup plus vaste et croissait jusqu’en Saskatchewan: on a trouvé les restes d’une dizaine d’espèces. Le séquoia, ce géant du règne végétal qui vit actuellement en Californie, habitait même l’Alaska et s’étendait à l’est jusqu’en Saskatchewan. On sait que cet arbre peut atteindre trois cents pieds de haut et en mesurer soixante de tour à la base.
Nous croyons inutile d’insister sur la période tertiaire. Disons seulement que les plantes frileuses quittèrent alors le nord et furent remplacées par d’autres, plus robustes, à feuilles caduques, constituant à peu près les forêts
actuelles.
Résumons. En nous basant presque uniquement sur les mines de charbon, nous avons constaté dans Vest, à l’époque primaire, des forêts monotones, composées de fougères, de prêles, de lycopodes géants et de gymnospermes; dans l’ouest, depuis le début de la période secondaire jusqu’à nos jours, nous avons pu suivre le développement de forêts rappelant d’abord celles de l’est par leurs fougères, mais plus variées, possédant de nombreuses espèces des pays chauds, puis se modifiant, sous l’influence du climat jusqu’à nos jours.
Et le nord et le centre du Canada? Il est évident que les plantes de l’est et de l’ouest s’étendirent. Nous en avons du reste la preuve dans l’existence de débris fossiles trouvés çà et là et dans les dépôts de lignite et de houille du nord de l’Ontario. Mais les documents sont ici plus rares et les études à peine commencées. Et puis, pour que les plantes se conservent, il faut qu’elles soient à l’abri de l’air, sinon la décomposition peut être assez complète pour qu’il n’en reste aucune trace; c’est le plus souvent la mer qui vient isoler les éléments destructeurs.
Or, la géologie nous dit que la mer ne revint pas au nord ni au centre. Donc, nous avons peu d’espoir de jamais reconstruire les forêts préhistoriques de ces régions.
D’ailleurs, pour rattacher les forêts actuelles aux antiques, il faut tenir compte de la période glaciaire. À deux reprises au moins le pays fut couvert de glaces épaisses de plusieurs centaines et, en certains endroits, de plusieurs milliers de pieds. Que devinrent les forêts, alors que les roches elles-mêmes étaient broyées ou transportées à d’énormes distances? Entre les deux invasions il y eut une durée assez longue pour permettre aux forêts de se rétablir: elles furent favorisées par un climat plus chaud que le nôtre, car on a trouvé dans les restes interglaciaires de l’Ontario les fossiles de plusieurs plantes se rapprochant de celles des périodes précédentes.
En somme, tout en reliant le passé au présent, tout en admettant une étroite dépendance entre les arbres préhistoriques et les modernes, nous pouvons dire que le Canada ne prit son aspect moderne définitif qu’après le départ des glaces, alors que l’homme existait déjà, au moins dans le vieux monde.
Voir aussi :
