La mort de ma mère

La mort de ma mère (par Lionel Groulx)

À force d’économie et de travail, nos parents parvinrent à se libérer de leurs dettes. En 1882, Guillaume Émond, qui voyait se multiplier nos bouches autour de la table de famille, ajoutait à la terre de Léon Groulx, ce que nous allions appeler la « terre du bois », vaste et beau domaine de plus de 400 arpents à l’extrémité du rang des Chenaux, entouré d’îles avec façade à la fois sur la baie de Vaudreuil et sur le lac des Deux-Montagnes.

Pendant la première Grande Guerre, Guillaume Émond pouvait acheter et payer une troisième terre, dans les limites du village de Dorion. Parvenus à l’aisance, nos parents auraient pu nourrir l’espoir de vivre en paix leurs dernières années. Le bonheur dura peu. En 1916, l’aînée de nos sœurs, Flre, mourait encore jeune, laissant sept enfants. Quatre ans plus tard, en 1920, mon frère aîné, Albert, mourait à son tour subitement. Resté célibataire, il était longtemps, le vrai chef de l’exploitation agricole ; père Émond préférait travailler à l’extérieur. Quatre ans plus tard, père Émond mourait à soixante-dix ans.

Pour notre mère, c’était le second veuvage. Ces derniers malheurs l’affectèrent beaucoup. Deux ans après la mort de son second mari, une maladie, bien faite pour apporter à cette femme active la suprême épreuve, manifestait ses premiers symptômes : l’artério-sclérose. Notre mère venait d’atteindre ses soixante-dix-sept ans. Il fallut procéder à l’amputation d’une jambe, au-dessus du genou. Deux ans plus tard, l’implacable maladie s’en prenait à l’autre jambe, qu’il fallut encore amputer. La première amputation avait atterré la pauvre victime. Comment, à soixante-dix-neuf ans, accepterait-elle la seconde ? Elle se voyait, comme elle disait, portée dans un panier ainsi qu’un vétéran de la guerre. « À quoi serai-je bonne ? » Le chirurgien me confia la pénible tâche de lui faire, en rigoureuse vérité, l’exposé de son cas : ou point d’opération et la mort à brève échéance, et la mort avec intoxication cérébrale ; ou l’opération et alors dix chances à peine sur cent de survivre ; promesse de deux ans de vie au plus. Elle m’écouta froidement, sans verser une larme. « Donnez-moi une journée, jusqu’à demain midi, pour y réfléchir. » Le lendemain la réponse fut nette : « Qu’on m’opère, mais tout de suite. »

Je la revois, à l’hôpital, au moment où on lui apporte la civière qui doit la conduire à la salle d’opération. Sa dernière jambe tuméfiée, violacée, la fait souffrir horriblement. Les infirmières s’approchent pour l’aider à monter sur le petit chariot. « Laissez-moi faire, leur dit-elle, je suis capable seule. »

De la seule force de ses bras, elle se soulève de son lit et se glisse sur le coussin. Après sa première opération, elle avait pu marcher avec des béquilles, aller un peu où elle voulait. Désormais nous ne la verrions plus que sur sa chaise roulante. Victime enchaînée. Elle eut plus de peine à se résigner. Sa foi, sa faculté de rebondissement la servirent encore. Il lui arrivait de se plaindre un peu plus souvent de son affliction, Mais le ressort d’acier se raidissait en elle. Elle versait une larme aussitôt essuyée. Elle se remettait à causer, à rire ; elle était restée sereine, souvent joyeuse. Elle se mit à coudre, à repriser, à tricoter infatigablement. À quatre-vingt-quatre ans, elle qui n’avait jamais beaucoup travaillé dans les « bebelles », se mit à broder un couvre-pied, travail souvent repris, qui l’occupa pendant deux ans.

Elle avait toujours eu le goût de la lecture. Après sa première opération, j’avais pris maison pour lui faire une « retirance ». Elle choisissait dans mes journaux, mes revues, ce qui pouvait l’intéresser. Le dimanche, comme elle ne pouvait travailler, je lui passais un livre, d’ordinaire une vie de saint de 200 à 250 pages. Elle le lisait dans sa journée. Puis vinrent les années assombries. Un voile sur ses yeux la laissa mi-aveugle. Après la vue, le Bon Dieu lui demanda l’ouïe. Elle ne pouvait plus coudre, tricoter, broder, ni lire ; elle ne pouvait plus écouter la radio ; elle suivait malaisément une conversation. Elle ressentit plus cruellement ses nouvelles infirmités, se mit à prendre de la peine pour des petits riens. Sa lucidité d’esprit restait pleine. Elle savait encore causer ; elle savait moins rire. Sa voix forte, sa prononciation toujours nette faisaient oublier chez elle la nonagénaire. Ses doigts ne pouvaient plus faire qu’une chose : égrener le chapelet. Elle l’égrenait à toute heure du jour.

(Lionel Groulx, Mes Mémoires, Tome IV).

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Ici, la maison, c’était le globe terrestre. Nul moyen de le quitter pour la Lune, Mars, Vénus, Jupiter, ou toute autre planète du système solaire. Jules Verne. De la Terre à la Lune. Photographie de Megan Jorgensen.

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