La biologie du castor
On chante la gloire des « bâtisseurs de pays », on leur érige volontiers des monuments, mais ces bâtisseurs ont des collaborateurs obscurs dont on ne fait pas souvent mention; et pourtant leur contribution a été d’une grande importance.
Parmi ces collaborateurs qui ont contribué à la naissance et au développement du Canada, il en est peu dont le concours égala celui du castor. Du point de vue économique en effet, le castor a fait plus pour le développement du pays que tout autre ressource naturelle du pays. Le commerce des peaux de castors prit une telle importance dans la colonie française à ses débuts, que cette fourrure servait non seulement de monnaie courante mais d’étalon. Les autres fourrures et les marchandises ordinaires étaient évaluées en peaux de castor. Cette coutume a prévalu très longtemps, même après le régime français.
Le castor appartient à l’ordre des rongeurs dont il est le plus gros représentant en Amérique du Nord; et on dit bien en Amérique du Nord, car, en Amérique du Sud, c’est le capybara qui détient le record de taille parmi les rongeurs.
Le Castor appartient à l’ordre des Rongeurs dont il est le plus gros représentant en Amérique du Nord; je dis bien en Amérique du Nord, car, en Amérique du Sud, c’est le capybara qui détient le record de taille parmi les rongeurs.
Sa queue exceptée, le castor ressemble fort à un rat musqué qui aurait dépassé la taille normale de ses congénères. Le castor adulte mesure environ 45 pouces de long, la queue comptant pour 1/3 de cette longueur totale; et il peut peser une cinquantaine de livres.
Sa queue exceptée, le castor ressemble fort à un rat musqué qui aurait dépassé la taille normale de ses congénères. Le castor adulte mesure environ 45 pouces de long, la queue comptant pour 1/3 de cette longueur totale; et il peut peser une cinquantaine de livres.
Sa tête large et ronde porte de courtes oreilles et de petits yeux, mais ses mâchoires s’ornent de fortes incisives taillées en biseau et de couleur orangée. Les puissants muscles masticateurs que nécessite le travail presque ininterrompu de ses dents donne à sa face un aspect joufflu. Les deux incisives de chaque mâchoire, poussent continuellement et sont remarquablement bien adaptées à leur fonction de ronger le bois. En effet, elles ne sont recouvertes d’émail que sur leur face externe; cet émail très dur résiste beaucoup mieux à l’usure que la dentine du côté interne, de sorte que l’usage ne fait qu’accentuer la taille en biseau de leur extrémité.
Son corps trapu et dodu est couvert d’une épaisse fourrure brun foncé sur le dos et plus claire sur la partie ventrale.
Quand on n’a vu du castor que sa dépouille portée par une élégante dame, on est un peu étonné lorsqu’on examine pour la première fois l’animal vivant. En effet, outre le poil brun soyeux, qui seul subsiste après la préparation de la peau pour le commerce, le pelage naturel du castor comporte de longs poils roux qui dépassent la première couche et changent complètement sa couleur et son aspect.
Lorsque la fourrure a été préparée pour le commerce, on dit alors que l’on a piqué la peau, c’est-à-dire, que l’on a enlevé ce que les naturalistes appellent les poils de garde.
J’ai trouvé dans un vieux bouquin anonyme de 1669, intitulé: Description anatomique d’un caméléon, d’un castor, d’un dromadaire, d’un ours et d’une gazelle, la distinction que l’on faisait déjà à cette époque entre les deux sortes de poils formant cette fourrure.
Le poil, qui couvroit tout son corps à la réserve de la queue n’estoit pas par tout semblable; mais il y en avoit de deux sortes, qui estoient meslées ensemble et qui ditïeroient en longueur aussi bien qu’en couleur. Le plus grand estoit long d’un pouce et demi ou environ, et gros comme des cheveux, sa couleur étoit brune, tirant un peu sur le minime, mais fort luisante. Le plus court n’avoit qu’environ un pouce de longueur: il y en avoit beaucoup plus que de l’autre; il paroissoit aussi plus délié; et il estoit si doux que le duvet le plus fin ne l’est pas davantage. Le mélange de ces deux sortes de poils si différens se trouve en beaucoup d’animaux; mais il est plus remarquable dans le castor, dans la loutre et dans le sanglier; et il semble qu’il leur est aussi plus nécessaire. Car ces animaux estant sujets à se traîner dans la fange; outre le poil court que la nature leur a donné pour les deffendre du froid, ils avoient besoin d’un autre poil plus long pour recevoir la boue et l’empescher de pénétrer jusqu’à la peau.
Les pattes antérieures du castor, petites mais agiles, comptent chacune cinq doigts armés de fortes griffes. Voici ce qu’en dit Grey Owl dans son livre « Un Homme et des Bêtes« .
Nos castors employaient leurs mains (on ne peut les appeler autrement) à tous les usages à peu près auxquels les nôtres nous servent. Ils pouvaient ramasser de très petits objets, manipuler des bâtons et des pierres, frapper, pousser, soulever, et leur étreinte était assez forte pour qu’on s’en dégageât difficilement. Lorsqu’ils pelaient un bâton, ils utilisaient ces deux mains pour faire pirouetter la tige, par de souples mouvements de poignet, tandis que leurs dents décortiquaient rapidement l’écorce succulente, et leur geste rappelait un peu celui du tourneur au travail.
Les pattes arrière de notre rongeur sont remarquables par leur adaptation. Les orteils longs et bien dégagés sont reliés toutefois par une palmure, de sorte qu’étalés ils peuvent couvrir une largeur de près de 5 pouces et avoir ainsi une forte prise dans l’eau pour la natation.
Les deux premiers doigts du côté interne de la patte ont une organisation spéciale, et on les appelle pour cela, les peignes. L’ongle du premier orteil est très mobile; il s’appuie sur un bourrelet charnu. Le deuxième est encore plus compliqué; la surface sous-jacente à l’ongle est cornée et forme avec l’ongle très mobile les deux mors d’une pince.
Vernon Bailey, cité par E. R. Warren nous décrit ainsi l’usage que le castor fait de ses griffes spécialisées.
Je n’avais jamais, avant d’avoir apprivoisé des castors pour mieux les observer, parfaitement compris l’usage et la structure de ces griffes particulières pas plus que je n’avais saisi la raison de la forme incurvée de deux orteils internes. De temps à autre, mes jeunes castors passaient une demi-heure à peigner leur fourrure, quitte à s’adonner à une toilette plus élaborée quand ils n’avaient rien d’autre à faire. Ils employaient leurs ongles incurvés pour nettoyer certaines parties de leur corps, autour de la poitrine et de la tête, à la base de la queue, s’attardant principalement sur les petits poils qui entourent l’anus, pour y prendre l’huile laissée à cet endroit par les deux glandes huileuses, afin de la distribuer partout. Ensuite, à tour de rôle, les pattes révisaient les côtés, les épaules et le ventre, au moyen de ces doubles ongles spécialisés, jusqu’à ce que chaque nœud ou poil emmêlés soient disparus et, vraisemblablement aussi, tout insecte parasite.
La queue du castor est un objet d’étonnement; elle arrive comme un appendice hétérogène que la nature se serait amusée à ajouter à l’animal déjà terminé. Cet appendice, qui a la forme d’une spatule épaisse, est recouverte d’une peau écailleuse foncée, presque noire. Elle est reliée au corps par des muscles puissants et on a voulu en faire une truelle et même un traîneau de carroyage.
Sarrasin, médecin du roi en Canada, qui cependant donne une description anatomique du castor assez exacte, tombe, au sujet de cette queue, dans une erreur qui a cours encore de nos jours. Dans une lettre à Monsieur Pitton de Tournefort, touchant l’anatomie du castor, il écrivait en 1700:
Le castor, étant destiné à des ouvrages de maçonnerie, coupe le bois avec ses dents, amollit et gâche la terre glaise avec ses pieds; sa queue ne lui sert pas seulement de truelle, mais d’auge pour porter le mortier; ainsi il était nécessaire qu’elle fut écailleuse, garnie de graisse et de plusieurs muscles.
En réalité, cette queue a d’autres usages qui sont suffisants pour expliquer sa présence. Elle sert de point d’appui au castor lorsqu’il se dresse pour ronger les arbres et de godille lorsqu’il veut nager plus rapidement. S’il est effrayé, il s’en servira aussi pour donner un signal d’alarme en frappant l’eau de cette puissante claquette.
Chez le castor, les sexes sont séparés, mais à première vue, il est impossible de les distinguer, car les organes génitaux sont cachés sous la peau et débouchent dans un cloaque fermé par un sphincter.
Cette organisation a longtemps intrigué les naturalistes puisque dans le vieux bouquin de 1669 déjà cité, je trouve le paragraphe suivant: Sextius, au rapport de Pline, se mocquoit de ceux qui croyaient que le Castor s’arrache les Testicules lorsqu’il est poursuivy par les Chasseurs, et disoit que cela est impossible, parce que cet Animal a les Testicules attachez à l’épine du dos.
Et dans Puyjalon, en 1893:
D’après le docteur Sarazin, cet animal n’aurait qu’une seule ouverture, comme les oiseaux, pour expulser les excréments liquides et solides. Cette anomalie si curieuse m’a échappé, mais je me propose de l’étudier et de la constater le plus tôt possible avec tout le soin qu’elle mérite !
Outre les organes déjà cités, débouchent encore dans ce cloaque deux paires de glandes que nos chasseurs appellent Le Canada Français, Québec, à tort, « rognons huileux » et « rognons tondreux ». Je ne dirai rien de plus des glandes qui secrètent de l’huile; nous savons quel usage le castor en fait pour sa toilette.
Nous ne pouvons toutefois passer sous silence les « rognons tondreux » puisque ces glandes anales produisent le castoreum autrefois célèbre et encore en usage dans la Pharmacopée moderne.
Voici ce qu’en dit le Dispensaire américain de pharmacie. Le castoreum du commerce nous parvient sous forme de masses solides onctueuses contenues dans des sacs de deux pouces de long environ, et plus large à un bout qu’à l’autre. Ces sacs sont aplatis et ridés, de couleur brune ou noirâtre et reliés deux à deux par le canal excréteur. Pour chaque paire de sacs il y en a généralement un qui est plus gros que l’autre. Ces sacs sont divisés intérieurement en nombreuses cellules contenant le castoreum qui se distingue, lorsqu’on ouvre les sacs, par sa couleur brune ou brun rougeâtre, entre des cloisons cellulaires blanchâtres.
D’après Kohli, le castoreum canadien traité à l’eau distillée et à l’ammoniaque, donne un précipité orangé, tandis que le précipité du castoreum russe, à la suite du même traitement, est blanc. Le castoreum en bon état dégage une odeur particulière, forte et fétide; il a un goût âcre, amer, qui provoque la nausée et sa couleur tire plus ou moins sur le rouge.
Sa consistance augmente avec la dessication. Lorsqu’il est complètement desséché, bien qu’encore onctueux au toucher, il devient dur, cassant comme la résine. Son analyse chimique, d’après Brandes, donne 2% d’huiles volatiles, de 14 à 50% de résine, de l’albumine, de la salicine, de la cholestérine et plusieurs sels de calcium et de potassium. Le castoreum servit longtemps de stimulant anti-spasmodiques et comme emmenagogue, mais sa vogue est presque complètement disparue sauf en parfumerie. On emploie, en effet, la solution alcoolique du castoreum à 50% dans les parfums au même titre que le musc et la civette. Dans le cas d’affections hystériques, il se donne en capsules ou en émulsions à la dose de 5 à 20 grains.
J’ai consulté à la bibliothèque de l’Université Laval un autre vieux volume daté de 1746 dans lequel, au cours de plus de 250 pages, on donne des recettes de médicaments à base de castoreum ou d’autres parties du castor.
Il est intitulé ainsi: Traité du Castor, dans lequel on explique la nature, les propriétés et l’usage mêdico-chymique du Castoreum dans la Médecine, par Jean Marius, médecin d’Ausbourg.
Ce traité est précédé d’un extrait de la lettre de Monsieur Sarrazin, médecin du roi en Canada, touchant l’anatomie du castor, écrite à Monsieur Pitton de Tournefort, et que j’ai citée plus haut. Permettez-moi de vous donner les titres de quelques chapitres du volume, pour vous montrer que les produits du castor étaient une panacée universelle à cette époque.
- Article X: Le castor recherché à cause de sa peau, de sa graisse de son sang, de son poil et de ses dents.
- Article XII: Utilité de la graisse de castor dans les Maladies des nerfs, dans l’épilepsie, l’apoplexie, la léthargie, les spasmes et les mouvements convulsifs. Elle est bonne pour fortifier et ramollir les nerfs, pour le vertige, le mal de dents, l’asthme, le vomissement, les empreintes, la dysenterie, les maux de reins et les douleurs des articles.
- Article XIII: Le sang du castor est un remède efficace contre l’épilepsie.
- Article XVIII: Utilité du Castoreum dans les douleurs de la surdité, le tintement et le bourdonnement d’Oreilles, pour dissiper les abcès et apaiser les douleurs de la Goutte. Il est dangereux aux femmes enceintes et cause souvent l’avortement.
Et ce n’est pas tout ! D’après les articles suivants, le castoreum guérit la gonorrhée, la migraine, la sciatique, l’enflure de la rate. Il augmente le lait aux nourrices, il augmente aussi la mémoire, et corrige la puanteur de l’haleine.
Le castoreum tue les landes et les poux. Et j’en passe !…
Malgré toutes les qualités du castor et du castoreum, ce pauvre animal n’a pas trouvé grâce devant tous les yeux.
Puyjalon dans son Petit guide du chasseur de pelleterie ne nous cache pas ses impressions à son sujet.
J’ai parlé, dit-il, des vertus du castor et sa beauté morale ne laisse rien à désirer. Physiquement on ne saurait, hélas ! le comparer à l’Apollon du Belvédère et encore moins à la Vénus Callypige.
U n’est pas beau. Il est même très laid. Ses formes sont lourdes et ramassées. Ses pieds de derrière palmés, son pelage roux marron, et sa queue dénuée de grâce et dont je ne veux plus parler, en font un animal étrange et d’aspect peu séduisant.
Par Robert Dolbec, prêtre.
OUVRAGES CONSULTÉS
- 1669, Anonyme. Description anatomique d’un caméléon, d’un castor, d’un dromadaire, d’un ours et d’une gazelle.
- 1746, Marius, Jean. Traité du castor.
- 1893, de Puyjalon, H. Guide du chasseur de pelleterie.
- 1901, Monseigneur Taché. Esquisse sur le Nord-Ouest de l’Amérique.
- 1927, Warren, Edward R. The Beaver, its work and its ways.
- 1937, Grey Owl. Un homme et des bêtes.
- 1944, Rapport général du Ministre de la Chasse et des Pêcheries (Province de Québec) pour l’année finissant le 31 mars 1943.
- The Dispensatory of the United States of America, Centennial (22nd) édition.
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