Quelques mots sur les mammouths

Les mammouths, ces bêtes formidables

À peine sortaient-ils de la pénombre qu’une autre clameur s’éleva, qui transperçait la première comme une hache fend la chair d’une chèvre. C’était un cri membraneux, moins grave, moins rythmique, plus faible que le cri des aurochs ; pourtant, il annonçait la plus forte des créatures qui rôdaient sur la face de la terre.

En ce temps, le mammouth circulait invincible. Sa stature éloignait le lion et le tigre ; elle décourageait l’ours gris ; l’homme ne devait pas se mesurer avec lui avant des millénaires, et seul le rhinocéros, aveugle et stupide, osait le combattre. Il était souple, rapide, infatigable, apte à gravir les montagnes, réfléchi et la mémoire tenace ; il saisissait, travaillait et mesurait la matière avec sa trompe, fouissait la terre de ses défenses énormes, conduisait ses expéditions avec sagesse et connaissait sa suprématie : la vie lui était belle ; son sang coulait bien rouge ; il ne faut pas douter que sa conscience fût plus lucide, son sentiment des choses plus subtil qu’il ne l’est chez les éléphants avilis par la longue victoire de l’homme. Il advint que les chefs des aurochs et ceux des mammouths approchèrent en même temps le bord des eaux. Les mammouths, selon leur règle, prétendirent passer les premiers ; cette règle ne rencontrait d’opposition ni chez les urus ni chez les aurochs.

Pourtant, tels aurochs s’irritaient, accoutumés à voir céder les autres herbivores et conduits par des taureaux qui connaissaient mal le mammouth. Grâce à de leur instinct, ils percevaient la puissance des ennemis, mais les rugissements du troupeau les baignaient d’une vibration belliqueuse. Le plus fort, le chef des chefs, baissa son front dense, ses cornes étincelantes ; il s’élança comme un vaste projectile, il rebondit contre le mammouth le plus proche. Frappé à l’épaule et quoiqu’il eût amorti le coup par une cinglée de trompe, le colosse tomba sur les genoux. L’aurochs poursuivit le combat avec la ténacité de sa race. Il avait l’avantage ; sa corne acérée redoubla l’attaque, et le mammouth ne pouvait se servir, très imparfaitement, que de sa trompe. Dans cette vaste mêlée de muscles, l’aurochs fut la fureur hasardeuse, un orage d’instincts que décelaient les gros yeux de brume, la nuque palpitante, le mufle écumeux et les mouvements sûrs, nets, véloces, mais monotones. S’il pouvait abattre l’adversaire et lui ouvrir le ventre, où la peau était moins épaisse et la chair plus sensible, il devait vaincre.

Le mammouth en avait conscience ; il s’ingéniait à éviter la chute complète, et le péril l’induisait au sang-froid. Un seul élan suffisait à le relever, mais il eût fallu que l’aurochs ralentît ses poussées. D’abord, le combat avait surpris les autres mâles. Les quatre mammouths et les sept taureaux se tenaient face à face, dans une attente formidable.

Aucun ne fit mine d’intervenir : ils se sentaient menacés eux-mêmes. Les mammouths donnèrent les premiers signes d’impatience. Le plus haut, avec un soufflement, agita ses oreilles membraneuses, pareilles à de gigantesques chauves-souris, et s’avança. Presque en même temps, celui qui combattait le taureau dirigeait un coup de trompe violent dans les jambes de l’adversaire.

L’aurochs chancela à son tour et le mammouth se redressa. Les énormes bêtes se retrouvèrent face à face. La fureur tourbillonnait dans le crâne du mammouth ; il leva la trompe avec un barrit métallique et mena l’attaque. Les défenses courbes projetèrent l’aurochs et firent craquer l’ossature ; puis, obliquant, le mammouth rabattit sa trompe. Avec une rage grandissante, il creva le ventre de l’adversaire, il piétina les longues entrailles et les côtes rompues, il baigna dans le sang, jusqu’au poitrail, ses pattes monstrueuses.

L’effroyable agonie se perdit dans un roulement de clameurs : la bataille entre les grands mâles avait débuté. Les sept aurochs, les quatre mammouths se ruaient dans une bataille aveugle, comparable à ces paniques où la bête perd tout contrôle sur elle-même. Le vertige gagna les troupeaux ; le beuglement profond des aurochs se heurtait au barrit strident des mammouths ; la haine soulevait ces longs flots de corps, ces torrents de têtes, de cornes, de défenses et de trompes. Les chefs mâles ne vivaient plus que la guerre : leurs structures se mêlaient dans un grouillement informe, une immense broyée de chairs, pétrie de douleur et de rage.

Au premier choc, l’infériorité du nombre avait donné le désavantage aux mammouths. L’un d’eux fut terrassé par trois taureaux, un deuxième immobilisé dans la défensive ; mais les deux autres remportèrent une victoire rapide. Précipités en bloc sur leurs antagonistes, ils les avaient percés, étouffés, disloqués ; ils perdaient plus de temps à piétiner les victimes qu’ils n’en avaient mis à les battre. Enfin, apercevant le péril des compagnons, ils chargèrent : les trois aurochs, acharnés à détruire le colosse abattu, furent pris à l’improviste. Ils culbutèrent d’une seule masse ; deux furent émiettés sous les lourdes pattes, le troisième se déroba. Sa fuite entraîna celle des taureaux qui combattaient encore, et les aurochs connurent l’immense contagion de la terreur.

D’abord un malaise d’orage, un silence, une immobilité étranges qui semblaient se propager à travers la multitude, puis le vacillement des yeux vagues, un piétinement pareil à la chute d’une pluie, le départ en torrent, une fuite qui devenait une bataille dans la passe trop étroite, chaque bête transformée en énergie fuyante, en projectile de panique, les forts terrassant les faibles, les véloces fuyant sur le dos des autres, tandis que les os craquaient ainsi que des arbres abattus par le cyclone. Les mammouths ne songeaient pas à la poursuite : une fois de plus ils avaient donné la mesure de leur puissance, une fois de plus ils se connaissaient les maîtres de la terre ; et la colonne des géants couleur d’argile, aux longs poils rudes, aux rudes crinières, se rangea sur la rive de l’abreuvoir et se mit à boire de si formidable sorte que l’eau baissait dans les criques. Sur le flanc des collines, un flot de bêtes légères, encore effarées par la lutte, regardait boire les mammouths.

Les Oulhamr les contemplaient aussi, dans la stupeur d’un des grands épisodes de la nature. Et Naoh, comparant les bêtes souveraines à Nam et à Gaw, les bras grêles, les jambes minces, les torses étroits, aux pieds rudes comme des chênes, aux corps hauts comme des rochers, concevait la petitesse et la fragilité de l’homme, l’humble vie errante qu’il était sur la face des savanes. Il songeait aussi aux lions jaunes, aux lions géants et aux tigres qu’il rencontrerait dans la forêt prochaine et sous la griffe desquels l’homme ou le cerf élaphe sont aussi faibles qu’un ramier dans les serres d’un aigle.

Or, les huit taureaux de tête étaient gigantesques – le plus grand atteignait le volume d’un rhinocéros ; leur patience était courte, leur soif ardente. Voyant que les mammouths voulaient passer d’abord, ils poussèrent leur long cri de guerre, le mufle haut, la gorge enflée en cornemuse. Les mammouths barrirent. C’étaient cinq vieux mâles : leurs corps étaient des tertres et leurs pieds des arbres ; ils montraient des défenses de dix coudées, capables de transpercer les chênes ; leurs trompes semblaient des pythons noirs ; leurs têtes, des rocs ; ils se mouvaient dans une peau épaisse comme l’écorce des vieux ormes. Derrière, suivait le long troupeau couleur d’argile… Cependant, leurs petits yeux agiles fixés sur les taureaux, les vieux mammouths barraient la route, pacifiques, imperturbables et méditatifs. Les huit aurochs, aux prunelles lourdes, aux dos en monticules, la tête crépue et barbue, les cornes arquées et qui divergeaient, secouèrent des crinières grasses, lourdes et bourbeuses.

Des mammouths les arrêtèrent. Leur troupeau couvrait une largeur de mille coudées et une longueur triple ; ils pâturaient, ils arrachaient les plantes tendres, ils déterraient les racines, et leur existence parut, aux trois hommes, heureuse, sûre et magnifique. Quelquefois, se réjouissant dans leur force, ils se poursuivaient sur la terre molle ou s’entre-frappaient doucement de leurs trompes velues. Sous leurs pieds immenses, le lion géant ne serait qu’une argile ; leurs défenses déracineraient les chênes, leurs têtes de granit les briseraient. Et, considérant la souplesse de leurs trompes, Naoh ne put s’empêcher de dire : – Le mammouth est le maître de tout ce qui vit sur la terre !

Il vit un mammouth énorme qui les regardait passer. Solitaire, en contrebas de la rive, parmi de jeunes peupliers, il paissait les pousses tendres. Naoh n’en avait jamais rencontré d’aussi considérable. Sa stature s’élevait à douze coudées. Une crinière épaisse comme celle des lions croissait sur sa nuque ; sa trompe velue 152 semblait un être distinct, qui tenait de l’arbre et du serpent.

Comme il parlait, sa vue rencontra une mare, où poussaient des nénuphars orientaux. Naoh n’ignorait pas que le mammouth aimait leurs tiges souterraines. Il fit signe à ses compagnons ; ils se mirent à arracher les longues plantes roussies. Quand ils en eurent un grand tas, ils les lavèrent avec soin et les portèrent vers la bête colossale.

Pour arriver à son but, Naoh avait ordonné à ses guerriers de rendre hommage à deux autres mammouths, qui étaient chefs après le colosse. Comme ils étaient maintenant familiers avec les Nomades, ils avaient donné l’affection qui leur était demandée. Ensuite, Naoh avait appris aux jeunes hommes comment il fallait habituer les géants à leur voix, si bien que, le cinquième jour, les mammouths accouraient au cri de Nam et de Gaw.

Tout craquait sur le passage des bêtes formidables ; les animaux cachés, loups, chacals, chevreuils, cerfs, élaphes, chevaux, saïgas, sangliers, se levaient à travers l’horizon et fuyaient comme devant la crue d’un fleuve.

Pendant dix jours, les mammouths descendirent vers les terres basses, en longeant la rive du fleuve. Leur vie était belle. Parfaitement adaptés à leurs pâturages, la force emplissait leurs flancs lourds ; une nourriture abondante s’offrait à tous les détours du fleuve, dans les limons palustres, sur l’humus des plaines, parmi les vieilles futaies vénérables.

Dès l’aube, lorsque le fleuve grisonnait devant l’orient, les mammouths se levaient sur la terre humide. Le Feu craquait, gorgé de pin ou de sycomore, de peuplier ou de tilleul, et dans la profondeur sylvestre, sur la rive brumeuse, les bêtes savaient que la vie du monde avait reparu. Elle s’élargissait dans les nuées, elle y inscrivait le symbole de tout ce qu’elle faisait jaillir du néant des ténèbres, où, sans elle, les porphyres, les quartz, les gneiss, les micas, les minerais, les gemmes, les marbres dormiraient, incolores et glacials, de tout ce qu’elle créait de 212 formes et de couleurs en brassant la mer tumultueuse et en la volatilisant dans l’espace, en s’unissant à l’eau pour tisser les plantes et pour pétrir la chair des bêtes.

Quand elle emplissait le ciel lourd d’automne, les mammouths barrissaient en levant leurs trompes et goûtaient cette jeunesse qui est dans le matin et qui fait oublier le soir. Ils se poursuivaient aux sinuosités des havres et jusqu’à la pointe des promontoires ; ils s’assemblaient en groupes, émus du plaisir simple et profond de se sentir les mêmes structures, les mêmes instincts, les mêmes gestes. Puis, sans hâte et sans peine, ils déterraient les racines, arrachaient les tiges fraîches, paissaient l’herbe, croquaient les châtaignes et les glands, dégustaient le mousseron, le bolet, la morille, la chanterelle et la truffe. Ils aimaient descendre tous ensemble à l’abreuvoir. Alors, leur peuple paraissait plus nombreux, leur masse plus impressionnante.

Leurs dos se succédaient comme les vagues d’une crue, leurs pieds larges trouaient l’argile, leurs oreilles semblaient des chauves-souris géantes, toujours prêtes à s’envoler ; ils agitaient leurs trompes ainsi que des troncs de cytises couverts d’une mousse boueuse, et les défenses, par centaines, allongeaient leurs épieux lisses, étincelants et courbes.

(Texte basé sur le roman La guerre du feu de J. Rosny aîné).

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Le dernier mammouth à Paris. Photo de GrandQuebec.com.

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