La vie du castor : instinct et habitudes
Si l’on n’attribue pas un prix de beauté au castor, l’on rend tout de même justice à son merveilleux instinct, contre lequel doit lutter le chasseur.
Mais le plus souvent, dit-il, le vieux castor déjoue toutes vos embûches et fait partir les pièges, les déplace, les retourne, les culbute de toutes manières, et vous en êtes pour vos frais de finesse et de rouerie, ainsi qu’il m’est advenu avec un vieux castor futé que j’ai rencontré un jour dans le lac des « Caneçons », et très voisin du lac des « Culottes », tous deux réservoirs de la rivière au Canard, comté de Saguenay. Et c’est sur ce merveilleux instinct que je veux insister maintenant, en vous parlant de la façon dont cet animal organise sa vie, et des travaux qu’il entreprend dans ce but.
Je m’imagine l’ancêtre des castors, en train d’élaborer le programme de sa race: mettant en pratique une devise que les hommes ne découvriront que beaucoup plus tard: « Connais-toi toi-même » , il pèse ses qualités et ses défauts afin de tirer le meilleur parti possible des qualités dont la nature l’a gratifié. Tous ses problèmes se résument en deux mots: trouver les moyens de se nourrir et de se défendre contre ses ennemis.
Or son estomac est délicat; il est exclusivement végétarien recherchant de préférence l’écorce d’arbre tendre et juteuse.
Le castor devra donc vivre en forêt, ce qui aura aussi l’avantage de l’éloigner du plus terrible ennemi que la nature lui destine, l’homme. Si l’écorce des arbres est abondante, elle n’est pas très nutritive; il lui faudra en absorber de grandes quantités pour satisfaire son solide appétit et alors des complications se présentent. En effet, le castor est trop lourd pour grimper aux arbres et sa petite taille ne met à sa portée qu’une infime quantité d’écorce et encore, la moins savoureuse. Il lui faudrait donc parcourir de grandes distances et grignoter plusieurs arbres à leur base pour apaiser sa faim. Or, la marche lui répugne, car s’il est bon nageur, il est très mauvais marcheur. Sur terre, il est une proie facile pour ses ennemis: le loup, le lynx et le carcajou.
Et c’est là que le merveilleux instinct de l’animal entre en jeu. Il a pu accorder les exigences de sa nature avec des conditions de vie qui, à première vue, semblent inconciliables. En effet, il est parvenu à se procurer une grande quantité d’écorces fraîches, même en hiver, non seulement sans avoir à voyager beaucoup sur terre, mais au contraire en vivant presque constamment dans l’eau. Pour cela, il a dû se faire ingénieur et entreprendre de grandes constructions, et il a si bien réussi que la tradition se continue avec uniformité dans la race où on est ingénieur de père en fils et même de mère en fille. Voyons-les à l’œuvre.
Examinons d’abord comment le castor procède pour se procurer une nourriture suffisante. Puisqu’il ne peut aller aux arbres, il les amène à lui en les abattant. Ses solides incisives sont les merveilleux instruments dont il se sert pour les ronger à la base jusqu’à ce qu’ils culbutent. Quoi qu’on en ait dit, le castor ne dirige pas la chute des arbres qu’il abât. Il les ronge du côté le plus à sa portée, et l’arbre tombe au petit bonheur. Il arrive souvent qu’il reste accroché à des branches voisines, et alors le castor l’abandonne pour en attaquer un autre.
Quand l’arbre est tombé, le castor le découpe en tronçons qu’il transporte à sa résidence en les roulant, les traînant avec sa gueule ou en les flottant dans des canaux. À l’automne, en particulier, il en fait de grandes réserves qu’il a soin de placer sous l’eau afin de les conserver bien fraîches et à sa portée même sous la glace.
En été, pour varier son menu et ménager sans doute ses réserves, il s’attaque volontiers aux buissons de framboisiers et de rosiers sauvages, aux racines de nénuphars et de différentes plantes aquatiques. Mais là où le castor excelle c’est dans l’organisation de sa demeure.
Nous avons déjà dit que le castor est habile nageur; de là, sans doute, sa préférence marquée pour l’élément liquide où il se sent plus à l’aise. Aussi s’établira-t-il toujours près d’une rivière ou d’un lac. Ce choix, qui a le grand avantage de le mettre à l’abri de ses principaux ennemis, pose par contre, un gros problème. En effet, les rivières et les lacs ne gardent pas toujours le même niveau; ils s’assèchent même parfois, mettant ainsi en péril la sécurité de l’animal et celle de sa famille. Le castor n’hésite pas, pour assurer sa tranquillité, à entreprendre de grands travaux.
Le castor choisit, pour y établir son domaine, une vallée étroite où court un petit ruisseau à faible courant. Il endigue ce ruisseau pour former un bassin artificiel. Les matériaux dont il se sert à cette fin sont des branches de saule, d’aulne ou des arbustes les plus abondants dans les alentours. Il place une première rangée de ces branches au fond du ruisseau et souvent les enfonce dans le fond, le bout libre faisant face au courant. Il recouvre le tout de boue, de gravier et même de pierres ramassées aux environs. Il ajoute plusieurs autres épaisseurs de branches, les unes sur les autres, chaque épaisseur étant consolidée de boue et de gravier et ainsi de suite jusqu’à ce qu’il juge la hauteur atteinte suffisante.
Au début de cette construction, l’eau filtre à travers les branches, mais les sédiments apportés par le courant aident à boucher les interstices, et le castor continue à ajouter de la boue jusqu’au moment où l’eau est bien captée et la chaussée étanchée. Ce travail ne sera jamais terminé, car le castor devra continuellement surveiller son barrage pour empêcher qu’il ne s’y fasse des voies d’eau.
On peut se demander comment l’animal charroie tous les matériaux nécessaires à cette construction. Il transporte la boue et les pierres serrées contre la poitrine par les pattes de devant ou parfois entre la queue rabattus en avant et le ventre. Quant aux branches, il les saisit dans sa gueule et les traîne sur le sol ou dans l’eau et les met en place en se servant de ses dents et de ses pattes antérieures.
Lorsque cette digue est terminée, elle s’élève ordinairement à une hauteur de 5 ou 6 pieds, sa base, large de 10 à 15 pieds va en s’amincissant vers le sommet. Le tracé change sans raison apparente; il n’est pas toujours droit, mais présente au courant une face concave ou convexe, parfois même un’e série de zigzags. On a vu de ces digues, qui évidemment varient de longueur suivant le besoin, dépasser 1,000 pieds. Souvent le barrage principal se complique de petites constructions auxiliaires servant à détourner ou à affaiblir le courant trop rapide.
Lorsque le castor a établi un bassin à sa convenance et que son installation est permanente, il ne se contente plus de vivre dans les terriers qu’il s’était creusés au bord de son étang artificiel, il se construit une hutte de toutes pièces.
Là encore, le castor montre de grandes qualités d’ingénieur. Lorsqu’il s’agit d’un terrier, l’entrée se trouve sous l’eau et un corridor très long, en pente, mène à la chambre d’habitation au-dessus du niveau de l’eau. Cette chambre mesure ordinairement 3 pieds de diamètre et 1 pied de haut.
La hutte typique est une construction conique de grosseur variable, mais comportant toujours deux étages. Son diamètre varie de 10 à 25 pieds à la base et elle s’élève de 6 à 7 pieds au-dessus du niveau de l’eau. Sur une fondation solide, constituée par un point surélevé du fond de la rivière ou de l’étang, le castor dispose au hasard, des branches qu’il relie par de la boue, sauf dans la partie centrale, afin de permettre la circulation de l’air.
Quand cet amoncellement forme un tout bien solide, le castor y creuse des tunnels en rongeant les branches qui lui bloquent le chemin. Les chambres d’habitation ne sont que des élargissements de ces tunnels.
Une hutte comporte plusieurs tunnels; et ceux-ci débouchent toujours sous l’eau. La hutte, petite au début, s’accroîtra par addition de branches à l’extérieur; puis l’animal agrandira les chambres intérieures en grignotant davantage les branches. Grâce à cet ingénieux procédé, les murs garderont toujours leur épaisseur initiale. Une hutte abrite habituellement une famille. Celle-ci est constituée normalement de deux adultes, des deux petits de l’année et des deux de l’année précédente.
Chaque automne les huttes sont restaurées; on les couvre à cette occasion d’une nouvelle couche de boue afin qu’elles soient bien isolées contre le froid.
Mgr Taché, dans son Esquisse sur le Nord-Ouest de l’Amérique, parle de ces huttes de castor:
Des maisons invariablement à deux étages attestent le génie uniforme des architectes. Le garde-manger occupe le rez-dechaussée, tandis que les loisirs, les agréments, le repos de la famille se prennent au premier. Ce n’est pas à dire que Monsieur soit au bureau, Madame au salon, ni que les gentils petits Castorins ou Castorinnes soient à la salle d’étude ou de récréation.
Non, le castor est une bête, et bien des auteurs sont tombés dans l’erreur en lui supposant plus d’esprit que la nature ne lui en a donné. Quoi qu’il en soit, il y a certainement une grande habileté déployée par ce rongeur dans la manière dont il construit son habitation.
Voilà donc notre castor définitivement établi. Il jouit maintenant d’une habitation confortable au milieu d’un étang dont il aura soin de faire son garde-manger pour l’hiver. On serait porté à croire que maintenant il va se reposer. Non pas, il entreprend d’autres travaux que l’on connaît moins bien, et qui pourtant montrent mieux que tous les autres, l’habileté de ce rongeur.
C’est ainsi que pour s’éviter des séjours trop longs sur terre lorsqu’il lui faut aller chercher au loin les branches dont il fait sa nourriture, il creuse des canaux où il fait arriver l’eau. Ces canaux, qui servent à ses charroyages, larges d’une vingtaine de pouces au moins, ont une profondeur moyenne de deux pieds. Stillman Beny cite un canal du Montana mesurant 745 pieds de long. Si la conformation du terrain rend impossible l’organisation du transport par eau, le castor, en empruntant toujours la même route pour ses allées et venues, tracera des pistes bien nettes qui sont de véritables chemins de portage. De même, établit-il, de place en place, des petits terrains d’atterrissage au bord de l’eau. Il y séjourne volontiers le jour pour s’y reposer, se chauffer au soleil ou grignoter. Le castor semble obsédé par l’idée qu’il ne doit s’éloigner de l’eau que le moins possible pour pouvoir s’y plonger à la moindre alerte.
Vous ne serez pas étonnés, après ce que vous venez d’entendre dire du castor, qu’on en ait fait le symbole de l’énergie de la paix et de l’industrie. Ajoutons qu’il est père de famille exemplaire. Toujours fidèle à la même compagne, il garde ses petits avec lui durant deux ans, jusqu’à leur complète maturité.
Grey Owl qui a aimé les castors au point de consacrer sa vie à leur protection, nous parle « d’une mère castor qui, le pied broyé dans une trappe, nourrissait encore un de ses petits ».
Dans son ouvrage Un Homme et des Bêtes il fait une description si savoureuse de la vie de famille que mènent les castors, que je ne puis résister à l’envie de vous la transcrire ici:
En cette saison, (à l’automne) les jeunes castors commencent à exécuter quelques besognes utiles. Mais les règles qui gouvernent la conduite des adultes ne semblent guère s’appliquer aux chatons.
Ils mènent une heureuse et insouciante existence de jeux, de luttes et d’explorations. Ils visitent les eaux du lac par paires ou par petits groupes. Ils forment des amitiés entre eux, et s’appellent par des cris aigus lorsqu’ils se trouvent séparés. Ils tourmentent les vieux castors au travail et bien que ces plaisanteries doivent être exaspérantes, les adultes ne montrent aucun signe d’irritation et se donnent beaucoup de peine pour éviter de blesser accidentellement ces jeunes imprudents. La chose est difficile, car les petits bonshommes semblent se placer toujours au point de chute de quelque gros rondin, ou en dessous d’une pile de branchages, quand ils ne s’entassent pas en bande au bout d’une glissoire à troncs. Ils semblent protégés par la bonne chance qui favorise les irresponsables, car ils sortent sans blessure des pires embarras, pour se mettre à la recherche d’un autre plaisir excitant.
Lorsque passe auprès d’un de leurs groupes quelque grand castor attelé à une remorque, c’est pour eux comme une occasion tombée du ciel de se divertir. D’un élan unanime, ils attaquent le convoi, s’attachent au fardeau, le tirent, en coupent des morceaux, grimpent sur le dos de l’animal chargé ou tentent vainement de le provoquer à la lutte ou à tout autre sport aquatique. Ce sont autant de diversions à la monotonie de l’existence sur un étang, mais elles doivent donner de sérieux embarras à l’objet harassé de ces persécutions, toujours prises en bonne part cependant.
Les adultes, pour se défendre, ne trouvent pas indigne d’eux de recourir à des subterfuges. Ils attendent, immobiles, jusqu’à ce que la bande des maraudeurs se soit dispersée, ou bien plongent soudainement avec leur charge et la traînent sous la surface de l’eau pour en déloger les assaillants. Mais ces stratagènes réussissent rarement. Dès le premier mouvement, ou dans le second cas, dès la réapparition de leurs victimes, les petits démons parasites s’abattent de nouveau sur elles et les poursuivent jusqu’à ce qu’elles aient disposé de leur fardeau. Une procession de cette espèce, avec ses mouvements variés et tumultueux, et le tapage qui s’y joint, mêle une gaieté presque carnavalesque à des travaux qui seraient sans cela fort sérieux et exigent autant d’énergie que de patience. Cependant, à mesure que la saison s’avance, tous ces jeunes corsaires cessent leurs pirateries.
Leur activité surabondante prend une forme plus utile et on peut les voir haler à leur tour de petits fardeaux, de façon méthodique et avec diligence.
On a souvent discuté à savoir si le castor nuisait à l’homme. Il détruit certains arbres, il est vrai, mais ceux-ci n’ont que peu de valeur commerciale: aulne, saule, peuplier, et les régions qu’il inonde en endiguant les rivières sont rarement cultivables. Par contre, il prévient les grandes inondations en régularisant les cours d’eau et contribue efficacement à lutter contre les feux de forêt.
Il y a déjà quelque temps, M. Noël Bernier rapportait dans un journal de Montréal le succès d’une expérience tentée par le Département des Ressources naturelles dans le district de Fisher River au Manitoba nord.
Afin d’augmenter la population du rat musqué dans une superficie de 500,000 acres, on décida d’y amener des castors, car les barrages de ces derniers profitent aussi à leurs commensaux, les rats musqués.
Il y a deux ans, quand on procéda au premier recensement des rats musqués de la rivière Fisher, on constata qu’il n’y avait à peu près pas d’habitations. Les énumérateurs de l’État décidèrent sur un chiffre global de 100: il y avait là 100 rats musqués et pas davantage. Un peu plus tard on en comptait 205; l’hiver dernier, on procéda à un nouveau recensement, avec beaucoup de soin: le nombre des habitations était de 2,300. M. H. E. Beresford, le haut fonctionnaire qui a la surveillance de la fourrure dans cette région, estime qu’il y a maintenant à cet endroit entre 12,000 et 13,000 rats musqués.
Il ne faudrait pas croire qu’il ne se fait rien pour protéger le castor chez-nous. Le dernier rapport officiel du ministère de la Chasse et des Pêcheries est très explicite à ce sujet: Depuis dix ans, soit avec le concours du Département des Affaires Indiennes, soit avec celui de la Hudson’s Bay Company, la province a créé, dans l’extrême Nord, parmi les districts les plus propices à l’élevage à l’état naturel, six sanctuaires dont l’étendue totale dépasse 50,000 milles carrés. Dans quelques-uns de ces sanctuaires, il ne restait plus un seul castor et il a fallu en introduire d ailleurs… Dans tous les sanctuaires, la multiplication du castor a eu une très heureuse influence sur la multiplication des autres animaux à fourrure. Et il est facile de le comprendre. Le castor fut notre premier ingénieur en hydraulique.
Il ne cesse de construire des chaussées partout où il se trouve. Or, les chaussées augmentent partout le volume d’eau. Grâce à 1 augmentation du volume d’eau, les rats musqués augmentent en nombre puisqu’ils sont des amphibies. Et les animaux qui vivent largement de rats musqués, comme le vison, ont naturellement une tendance à augmenter puisque le problème de leur alimentation est facile à résoudre.
Et pour terminer je cite les paroles très encourageantes de M. le sous-ministre L.-A. Richard dans ce même rapport au sujet de l’avenir du castor:
L’on a pensé, il y a un certain nombre d’années, que le castor était sur le point d’être complètement exterminé et c’est la raison pour laquelle il a été détendu de le chasser pendant une période de dix ans, soit du 31 décembre 1932 à novembre 1941.
Cette protection lui a permis de se multiplier à un tel point que, encore cette année, vous avez jugé à propos, (M. le ministre,) d’accorder à nos trappeurs une courte saison de chasse au nord du Saint-Laurent.
Au cours de l’année 1943 il s’est vendu 40,247 peaux de castor ayant une valeur totale de $1,006,175.
Il deviendra peut-être nécessaire, suivant les régions, de protéger de nouveau cet intéressant animal mais personne n’aura plus raison de s’alarmer au sujet de sa survivance.
Robert Dolbec, ptre.
OUVRAGES CONSULTÉS
- 1669, Anonyme. Description anatomique d’un caméléon, d’un castor, d’un dromadaire, d’un ours et d’une gazelle.
- 1746, Marius, Jean. Traité du castor.
- 1893, de Puyjalon, H. Guide du chasseur de pelleterie.
- 1901, Monseigneur Taché. Esquisse sur le Nord-Ouest de l’Amérique.
- 1927, Warren, Edward R. The Beaver, its work and its ways.
- 1937, Grey Owl. Un homme et des bêtes.
- 1944, Rapport général du Ministre de la Chasse et des Pêcheries (Province de Québec) pour l’année finissant le 31 mars 1943.
- The Dispensatory of the United States of America, Centennial (22nd) édition.
Voir aussi :
