Bestiaire du Québec

Civilization chez les animaux

Civilization chez les animaux

Civilisation chez les animaux selon le docteur Labadie-Lagrave

La philosophie allemande s’efforce d’élever à priori entre l’homme et les autres habitants du globe une infranchissable barrière. Feu M. Prantl a prétendu que l’animal n’a pas la notion du tempe, est incapable de se servir d’un instrument quelconque, n’obéit à aucune loi de charité ou de morale et no possède pas même à l’état le plus rudimentaire les institutions d’ordre public et de justice qui existent chez les plus barbares des sociétés humaines.

À cette théorie créée de toutes pièces pour justifier l’insupportable vanité du « roi de la création », M. E. P. Evans répond, au nom de la science anglo-saxonne, par une série de faits observés sur le vif qui infligent un éclatant démenti aux oracles rendus par les disciples de Kant.

Un chien exact a 2 arrivée du train

Paris s’occupe en ce moment d’un émouchet qui chaque jour, à midi moins un quart, s’envole de la toiture de l’église Saint-Eustache, où il a élu domicile, se précipite sur un de ces ramiers qui sont si nombreux dans le quartier des Halles, le dévore et revient dans son nid. Cet oiseau do proie n’a pas seulement une notion très exacte du temps, mais il met en pratique de très sages principes d’hygiène et de gastronomie.

Il déjeune chaque matin à la même heure, sans se permettre une minute d’avance ni une minute de retard, et il considère à bon droit cette rigoureuse exactitude comme la condition indispensable d’une bonne digestion.

Le chien d’un artiste polonais établi à Rome a exécuté un prodige de ponctualité bien plus étonnant encore. Son maître obligé de s’absenter pendant quelques jours, l’avait confié à un ami. Au début, le malheureux animal revenait sans cesse à la gare, mais il ne tarda pas à taire des observations si exactes sur le mouvement des voyageurs, qu’il ne se rendit plus à la salle d’attente qu’aux heures où arrivaient les trains.

Le petit terrier du peintre polonais était devenu un indicateur vivant, beaucoup plus exact que l’horaire des chemins de fer du royaume. Il arrivait à l’heure véritable, tandis que le livret officiel ne donnait que des heures fictives, car en Italie les trains sont toujours en retard.

Un âne qui joue du bâton

La philosophie allemande considère l’usage des instruments et des armes comme une preuve d’intelligence qui atteste la supériorité de l’homme et ne se retrouve pas chez les animaux. Cette prétention ne résiste pas aux curieuses observations recueillies par M. Evans.

Non seulement les singes qui vivent au bord de la mer savent se servir des petites pierres à arêtes vives pour ouvrir les huîtres avec une dextérité digne d’exciter l’envie des éclaireurs les plus habiles, mais encore l’âne lui-même, frappé d’un discrédit si peu mérité, se charge de démolir les doctrines échafaudées par les élèves de Fichte et de Hegel.

Maître Aliboron paissait eu compagnie d’un taureau batailleur qui abusait de sa force. Fatigué du rôle d’éternel vaincu, l’âne persécuté chercha le moyen de rétablir l’égalité dans les conditions du combat. Un jour qu’il venait d’être attaqué plus injustement encore que de coutume, il saisit un bâton entre ses dents et se mit à frapper à coups redoublés sur la tête de son ennemi. Le taureau fut à tel point étonné de ce changement de tactique, qu’il ne chercha plus querelle à un adversaire armé jusqu’aux dents, et la paix régna désormais dans la prairie.

Un rat charitable

À mesure que cette enquête se continue, les préjugés traditionnels du genre humain sur le caractère des divers animaux disparaissent un à un. Tantôt c’est l’âne qui se distingue par son intelligence, tantôt c’est le rat, dont la réputation d’économie semblait à l’abri de toute discussion, qui se comporte comme un modèle de charité.

Un propriétaire qui élevait une grande quantité de pigeons leur avait donné l’habitude de se réunir chaque matin à une heure fixe dans un hangar où il leur distribuait leur nourriture quotidienne. Un certain nombre de moineaux et de rats vouaient régulièrement prendre part à ces festins, Parmi ces convives qui n’avaient pas été invités, le propriétaire remarqua un jour un gros rat dont les allures excitèrent sa curiosité. Le rat remplissait sa bouche d’autant de grain qu’elle en pouvait contenir, s’éloignait en toute hâte, revenait quelques instants plus tard et recommençait indéfiniment le même manège. L’homme intrigué suivit ce prétendu voleur et s’aperçut qu’il allait à l’écurie offrir le produit de ses larcins à un pigeon malade oui serait mort d’inanition si un ami dévoué ne lui eût apporté de la nourriture.

Dans un ménage de Cigognes

Non seulement les animaux n’ignorent pas la grande loi morale qui prescrit à tout être vivant de venir au secours de son prochain tombé dans l’infortune, mais ils sont parfois capables de faire appel à la force publique pour réprimer les infractions aux lois positives dont le maintien est indispensable à l’existence de toute société.

Deux cigognes avaient construit leur nid à l’abri d’une cheminée et veillaient avec sollicitude sur l’oeuufs unique qui était le fruit de leurs amours. Un jour pourtant elles s’éloignèrent toutes les deux en même temps pendant quelques minutes, et le propriétaire de la maison profita de leur absence pour voler les œufs le remplacer par un œuf d’oie. L’était un savant homme qui depuis de longues années étudiait les mœurs des oiseaux ; l’occasion lui semblait bonne pour faire une expérience.

La femelle continua de couver sans s’apercevoir de la cruelle supercherie dont elle avait été victime et, an bout de quelques semaines, ce fut un petit oison qui sortit de la coquille.

Sous le coup de cette catastrophe inattendue, le mâle manifesta les signes du plus grand désespoir et s’enfuit à tire d’aile du nid conjugal.

Il revint au bout de quatre jours escorté de cinq cents cigognes. Suivant la coutume de ses pareils, le malheureux avait raconté sa mésaventure à tout venant, l’affaire avait fait du bruit et l’autorité publique s’était émue. Le congrès général des cigognes se réunit dans un champ voisin pour juger l’accusée.

La délibération dura toute une journée. Les orateurs venaient à tour do rôle se mettre à la même place pour prononcer leur harangue et cette particularité parait d’autant plus digne d’être signalée que la scène se passait dans la banlieue de Berlin et qu’il n’existe pas de tribune au Reichstag allemand. Enfin, l’audience est levée, un immense vol de cigognes va s’abattre sur 1e nid où l’accusée attendait la sentence. La malheureuse est mise â mort ainsi que le petit oison, et la trop longue liste des erreurs judiciaires compta deux victimes de plus.

Toutes les cigognes qui comparaissent devant la justice de leur tribu sont loin de mériter le même ente épouse condamnée à payer de sa vie le tour d’escamotage exécuté par un savant.

Un propriétaire des environs de Berlin observait depuis plusieurs années un couple de cigognes qui avait fixé sou domicile sur le toit de sa grange. Le ménage semblait vivre eu parfaite intelligence lorsqu’un soupirant vint rôder autour du nid. Le mâle essaya de l’écarter de vive force, mais il eût le dessous et fut cruellement maltraité dans la bataille sans que la femelle vint à son secours. Pour venger la morale, l’homme s’arma d’un fusil, malheureusement il ne visa pas droit et, au lieu de tuer l’amant, il donna la mort â l’époux.

Ô justice humaine, voilà de tes coups!

Les assises des corneilles

Il existe une loi pénale parmi les corbeaux, les freux, les cigognes, les flamands, les martins – pêcheurs. La législation varie suivant les espèces; tantôt elle ne soumet le coupable qu’a une correction dont la rigueur dépend de la gravité de la faute commise, tantôt elle n’admet que la peine de mort.

Le docteur Edmonston raconte que, dans les îles Shetland, les corneilles huppées tiennent des sessions d’assises à date fixe et presque toujours à la même place. Il est de règle que les condamnés à mort soient exécutés séance tenante.

Les quadrupèdes n’ont pas fait autant de progrès dans la voie de la civilisation, mais chez certaines espèces de chimpanzés, notamment chez les vieux, il existe quelques rudiments d’organisation judiciaire.

La justice des singes n’aime pas à verser le sang. D’ordinaire ses arrêts ne se traduisent que par une grêle de coups de poing qui s’abat sur les épaules des coupables.

L’erreur des philosophes qui ont essayé de fixer à priori les limites du domaine intellectuel et moral où se meuvent les animaux a été de prendre comme terme de comparaison l’homme arrivé au plus haut de perfectionnement, l’Européen dont l’esprit et le cœurs ont été affinés par une longue série de siècles de progrès et do civilisation.

Livingstone raconte qu’un Manyuéma, ayant tué une femme offrit de se racheter de son crime en sacrifiant la vie de sa grand’mère et que cet étrange système de compensation fut accepté par la cour d’assises de sa tribu.

Jamais un jury de chimpanzés ou de corneilles huppées n’eût sanctionné une aussi absurde et une aussi monstrueuse iniquité.

(Texte par Frédéric Labadie-Lagrave publié dans le journal La Presse, le 12 mars 1892).

Un cerf à Toronto. Image de Megan Jorgensen.
Un cerf à Toronto. Image de Megan Jorgensen.