Attribution mentale

Attribution mentale ou prise de perspective

Inutile d’être un mammifère pour duper vos amis. Quand le geai buissonnier remarque qu’un autre geai l’a vu dissimuler de la nourriture, il déplace celle-ci dès que l’autre est parti – mais uniquement si lui-même a volé cette nourriture à un autre oiseau. Ils doivent se forger un concept du vol fondé sur leur expérience personnelle et se dire, en gros : « Cet oiseau pourrait bien me piquer ma nourriture ». Dans certains cas, ils font seulement semblant de déplacer leurs aliments. Les geais que d’autres ont observés mais qui n’ont jamais volé la nourriture cachée d’un autre geai ne déplacent pas leurs propres provisions. Pareil comportement exige qu’ils projettent leurs intentions malhonnêtes sur les décisions potentielles d’un autre oiseau. Le geai doit imaginer le point de vue d’un autre geai.

Les scientifiques appellent cela « attribution mentale » ou « prise de perspective » et ils en font tout un plat. Les geais n’en font pas tout un plat, eux; ils agissent simplement comme on doit agir dans un monde où l’on ne peut faire confiance aux « gens », y compris aux geais comme eux. Ils savent que l’autre oiseau peut savoir. Et ils savent qu’on récolte ce qu’on a semé et, peut-être, qu’il arrive à la vie d’être injuste.

Le sens de l’équité fait de certains animaux les membres d’un autre club exclusif. Un chercheur offre à un sapajou capucin une rondelle de concombre. Miam. Le singe aime le concombre. Le chercheur donne à un autre singe une grappe de raisins. Le singe numéro un regarde le singe numéro deux s’empiffrer de raisins. Quand on lui offre une nouvelle rondelle de concombre, le singe numéro un la prend, puis la jette en direction du chercheur. Injustice! Les concombres, c’est bon, sauf si vos copains reçoivent une friandise plus sucrée.

Les corbeaux, les corneilles et les chiens sont, eux aussi, sensibles à l’équité dans la rétribution d’une même tâche. Les humains également, bien sûr, peuvent être conscients de ce qui est juste – quand ça les arrange. Pourquoi tous les humains ne trouvent-ils pas injuste que les femmes soient contraintes d’accepter un salaire inférieur pour un travail égal? Peut-être un autre « propre de l’homme » est-il faculté de créer deux poids deux mesures.

Les grands singes anthropoïdes sont plus que simplement astucieux; ils sont souvent perspicaces, ils ont le sens de la stratégie et de la politique. Celui-ci peut se manifester lors d’une opération aux enjeux élevés entre les humains prêts à tromper les singes avec des conséquences mortelles pour ces derniers, et les singes qui jouent à « tel est pris qui croyait prendre » pour assurer leur survie. Un bébé gorille met la patte dans le piège d’un braconnier et meurt. Quelques jours plus tard, des employés de la protection animale voient un mâle de quatre ans appelé Rwema, briser une branche pliée qui sert de déclencheur à un piège, tandis que Dukore, une femelle qui a peu près le même âge, neutralise le nœud du piège. Le couple repère ensuite un autre piège à proximité. Rwema et Dukore, rejoints par l’adolescent Tetero, neutralisent le piège avec une rapidité et une assurance qui incitent un chercheur qui observe la scène à penser que ce n’est pas la première fois qu’ils s’épargnent aussi un chagrin. Qui est le meilleur, l’humain qui a tendu le piège ou les gorilles qui protègent humainement leur famille et eux-mêmes?

Les hyènes tachetées forment des sociétés beaucoup plus complexes que celles des loups ou de tout autre carnivore. Leurs clans peuvent compter jusqu’à 90 membres, qui se reconnaissent tous individuellement. Les hyènes sont conscientes et tiennent compte des relations de famille et de rang lorsqu’elles prennent des décisions. Les hyènes tachetées mentent également.

Les chercheurs qui les étudient dans leur milieu naturel ont observé des scènes de ce genre : pendant que les hyènes de rang supérieur font bombance, une hyène de rang inférieur lance un cri d’alarme qui les disperse, puis file tout droit vers la carcasse pour avaler en vitess quelques bouchées avant que ses camarades de clan ne comprennent qu’il n’y a en réalité aucun danger. Pour interrompre des hyènes qui se battent avec sa progéniture, une mère émet parfois un faux cri d’alarme. Une hyène subordonnée qui sait où se trouve de la nourriture cachée pour entraîner d’autres hyènes de son groupe ailleurs, et revenir ensuite seule récupérer la proie. Des chercheurs qui suivaient un groupe en déplacement ont observé un mâle de rang inférieur qui avait aperçu un léopard caché, immobile, dans le lit d’un ruisseau près de la carcasse d’un jeune gnou qu’il avait tué. Aucune autre hyène ne l’avait repéré. Ce mâle a regardé fixement le léopard et sa proie tout en poursuivant sa route. Une fois toutes les hyènes assez loin du ruisseau, il a fait demi-tour et est retourné sur ses pas ventre à terre, fauchant sa carcasse au léopard sans avoir à affronter la concurrence de compagnons de rang plus élevé.

Et pourtant – chose incroyable – les chercheurs qui ont décrit toute cette scène concluent : « Cependant… les hyènes tachetées semblent ne manifester aucune compréhension des pensées ou des convictions d’autrui. »

Pardon? Ils viennent de rendre compte des talents de la duperie des hyènes, ce qui ne les empêche pas d’affirmer : « Nous n’avons aucune preuve que les hyènes sachent quoi que ce soit de l’état mental actuel d’autres hyènes ni de leurs intentions futures… à moins qu’elles ne perçoivent directement des signaux sensoriels qui leur livrent de telles informations. »

Bien, par où commencer? Percevoir des signaux sensoriels – vous voir, vous regarder interagir – est la seule façon qui me permette de savoir « quoi que ce soit » de votre état mental actuel ou de vos intentions. Est-ce que cela ne tombe pas sous le sens? Ma question : pourquoi les chercheurs jugent-ils la performance d’autres animaux en leur imposant des critères auxquels les humains ne pourraient en aucun cas répondre? Mentir prouve que le menteur comprend qu’un autre peut avoir des intérêts concurrents – et que le menteur peut le maintenir dans l’ignorance à son profit personnel. C’est de la « théorie de l’esprit ».

(Qu-est qui fait sourire les animaux? Une enquête percutante sur leurs émotions. Par Carl Safina. Extrait. Traduit de l’américain par Odile Demange, éditions Guy Saint-Jean, 2018. Pages 369-371).

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Qu-est qui fait sourire les animaux? Photo de GrandQuebec.com.

1 réflexion au sujet de « Attribution mentale »

  1. Quel texte intéressant, les animaux sont beaucoup plus malin qu’on le pense. Surtout des hyènes, on insulte un humain lui adressant ce nom. Et maintenant, vous en avez la preuve.

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