Les bureaux privés de placement au Québec : un « racket »
Histoires du passé
Il existe un « racket » des bureaux de placement privés au Québec mais les moyens actuellement à la disposition du ministère du Travail ne lui permettent guère de lutter efficacement contre ces agences.
Malgré tout, un rapport préparé pour le ministère par MM. Jean-Claude Doré et Jean-Paul Racine, rapport confidentiel dont LA PRESSE a réussi à obtenir copie, et proposant une législation sévère pour pallier cet état de choses, dort encore sur les tablettes à Québec, depuis bientôt neuf mois.
“Il est évident, y lit-on, qu’un grand nombre de bureaux de placement privés et à fins lucratives opèrent sans permis. La réclame, qui parait régulièrement dans les journaux au nom de bureaux qui ne sont pas sur nos listes, le prouvent suffisamment.
« Bien plus, nous recevons de temps à autre des plaintes contre des agences, à qui nous n’avons jamais accordé de permis, et nous avons traduit quelques unes d’entre elles en cour et réussi à les faire condamner à l’amende.
« Il n’en demeure pas moins que les moyens actuellement à notre disposition rie nous permettent guère de lutter efficacement contre ces agences, et qu’il faut explorer beaucoup plus à fond les possibilités d’un contrôle efficace ».
Malversation
Les deux enquêteurs ont relevé plusieurs formes de malversations qui, affirment- ils, sont indéniables. Ces malversations prennent notamment les formes suivantes :
Déplacement injustifié de la main-d’œuvre : Une agence privée, dans l’unique but de multiplier les honoraires perçus pour un placement, déplace périodiquement la même personne d’une entreprise à une autre.
« On nous a raconté à ce sujet que, sans même offrir d’augmentation de salaire, on peut, dans une ville comme Montréal, et saris que les’ patrons s’en doutent, convaincre une jeune fille de prendre un nouvel emploi de sténo ou de dactylo, de quelques mois en quelques mois, simplement en faisan! Miroiter à ses yeux le fait que le quartier qu’on lui offre comme nouveau milieu de travail est plus intéressant que le précédent. « Nul besoin d’ajouter qu’un roulement ainsi planifié comporte aussi le danger très réel d’exploiter auprès des personnes affectées à l’embauche du personnel dans les entreprises, l’appât des pots-de-vin ».
Fausses représentations dans les offres d’emplois : « Nous avons la certitude que certaines annonces de journaux offrent des postes qui n’existent absolument pas. D’autre part, nous savons aussi que les postes qui se trouvent derrière certaines annonces sont loin de comporter les avantages décrits. »
Qualité déficiente des services : « Si certaines agences privées font du travail sérieux, et de ce fait rendent service aux employeurs et indirectement à toute la collectivité, il en est une foule d’autres dont le travail n’a rien de particulièrement sérieux et qui, de ce fait, ne justifient guère leur existence. « Dans certains bureaux privés, en effet, les entrevues ne se font pas de façon sérieuse et Ton est loin d’accorder à chaque individu l’attention qu’il mérite, leur seul but étant manifestement de ne recruter que des clients “faciles à vendre ». D’autre part, ces agences sont loin de connaître suffisamment les besoins réels des employeurs et se donnent peu ou point la peine de les étudier et de les analyser ».
Les conséquences de ce manque de sérieux, fait-on observer, sont fâcheuses. Les employeurs ont de moins en moins confiance aux agences de placement, quelles soient gouvernementales ou privées, payantes ou gratuites, et tentent de faire leur recrutement par leurs propres moyens et au petit bonheur, plutôt que d’avoir affaire à des bureaux qui les ont déçus.
Importation injustifiée de main-d’œuvre : « Quand une agence privée fait venir de Toronto ou de Winnipeg un homme, ignorant tout de la langue française et du milieu québécois, pour remplir un poste, pour lequel il eut été facile de trouver dix ou cent bons candidats sur place, on peut se demander si une telle immigration ne constitue pas la pire injustice et le pire affront que Ton puisse faire à la population du Québec, et s’il ne conviendrait pas que le ministère du Travail et de la Main-d’œuvre prenne les moyens nécessaires pour faire cesser une telle pratique ».
Les bureaux d’administrateurs conseils qui font du placement : « Un grand nombre d’administrateurs conseils font beaucoup de placement, habituellement à un taux fort intéressant. Mais, même lorsque le tarif est camouflé derrière une notre d’honoraires pour « conseils professionnels », il n’en est pas moins réel, et nous ne voyons pas pourquoi ils échapperaient au contrôle du ministère, puisqu’une partie très importante du placement est faite par eux ».
Les agences de louage de services : « Une certaine interprétation de la loi a voulu que les agences, tell Office Overload, qui louent aux employeurs les services de personnes qui sont en contrat avec elles, généralement pour du travail temporaire, ne soient pas tenues comme tel d’obtenir un permis. Plusieurs de ces agences en ont quand même demandé, mais seulement à titre d’employeur recrutant leur propre personnel. « Nous nous permettons dé mettre en doute une telle interprétation. Peu importe les fictions juridiques employées, il n’en demeure pas moins qu’il s’agit véritablement de placement à des postes temporaires, que ce genre de placement constitue une part importante de l’activité économique et que, comme tel, il ne doit pas échapper au contrôle de la Direction générale de la main-d’œuvre ».
Solutions suggérées
MM. Doré et Racine affirment qu’il sciait illusoire de penser qu’on pourrait résoudre d’un seul coup les problèmes qu’ils ont soulevés.
Les éléments, tant légaux qu’humains. impliqués dans un processus de normalisation des agences de placement privées, sont trop nombreux, pour qu’on puisse espérer en arriver à une transformation rapide et complète de la situation’.
Ils ont toutefois proposé le 9 janvier des suggestions au ministère, suggestions qui dorment encore sur les tablettes:
Création d’un service d’inspection
Dans le domaine des bureaux de placement privés, fait-on remarquer, les lois et règlements ne sauraient avoir qu’une valeur fort relative, si le ministère ne possède un excellent service d’information, chargé de surveiller leur mise en application.
Publication d’un règlement régissant les bureaux de placement privés : La loi actuelle, qui date de 1932, étant trop peu explicite, prête de ce fait aux abus et à la médiocrité. En attendant le vote d’une nouvelle loi, les deux enquêteurs croient qu’il serait urgent que le ministère édicte des règlements, dont l’observance serait la condition sine qua non de l’émission ou du renouvellement d’un permis.
Réaffirmer, même si elle se trouve déjà dans le code criminel ou dans d’autres textes de loi, la défense concernant la fausse représentation.
Les agences sauraient ainsi beaucoup mieux qu’il n’est pas permis d’annoncer des postes non existants ou de décrire autrement qu’ils ne le sont dans la réalité les postes existants.
Défendre, dans la mesure du possible, le déplacement injustifié de la main-d’œuvre.
Défendre là sollicitation directe auprès des employeurs dans le but de « vendre » des candidats particuliers.
Affirmer la nécessité d’un service honnête adéquat de l’employeur, et imposer l’obligation de remplacer sans frais additionnels tout candidat ne répondant pas aux justes exigences de l’employeur ou quittant son poste avant un laps de temps déterminé. (Douze mois par exemple).
Enfin, on termine le rapport en disant qu’éventuellement, il faudra faire une loi entièrement nouvelle des bureaux de placement.
(Texte publié dans le journal La Presse, samedi, le 3 octobre 1970).
