Biogéographie
La biogéographie comporte deux aspects principaux : la distribution et l’adaptation.
C’est dire que l’objet de son étude se place sur deux plans distincts, fonctionne pour ainsi dire selon deux ordres de grandeur.
L’explication de la répartition des plantes et des animaux dans la biosphère doit d’abord être cherchée à l’échelle géographique.
On définira les limites d’une espèce en établissant une série de corrélations avec des facteurs physiques.
Pour procéder logiquement, on essaiera d’établir l’origine de l’organisme ou du groupe en question, en retraçant son histoire aussi loin que les documents géologiques le permettent. La biogéographie, qui emprunte à un si grand nombre de sciences, s’adresse donc d’abord à la paléontologie.
On obtiendra ainsi une première idée de la richesse et de la vitalité du phylum qu’on considère et de sa valeur de survivance.
Ayant suivi l’ontologie d’un groupe, ses vicissitudes au cours des changements climatiques anciens, on tracera sur une carte ses frontières actuelles. La climatologie fournira alors une définition de l’aire occupée. On verra si cette aire est homogène ou non : une aire hétérogène (v. s. chevauchant des régions humides et sèches) indiquera déjà une adaptabilité plus grande. Ainsi, le sureau du Canada pénètre dans les tropiques. Un grand nombre de problèmes se poseront en relation avec les phénomènes géologiques, tels que l’effondrement des ponts continentaux, les invasions marines et les glaciations : ces bouleversements ont tour à tour séparé des flores et des faunes homogènes et rapproché des groupes d’origines très diverses.
Notre paysage aujourd’hui est marqué non seulement physiquement, mais biologiquement par ces grands mouvements.
Les variations du climat, et notamment celles des 50,000 dernières années, ont laissé des traces plus visibles encore de leurs déplacements de frontières. On voit ici et là des espèces et des associations reliquales jalonnant d’anciennes routes de migration.
La géobotanique et la zoogéographie, fonctionnant à cette échelle, cherchent donc à la fois une description et une explication des limites actuelles imposées à la distribution des plantes et des animaux.
D’autre part, l’écologie est la science de l’adaptation au milieu. Il ne s’agit plus ici des cadres géographiques, mais de ceux, beaucoup plus étroits, de l’habitat, qui est une unité topographique. Ainsi, un animal limité à des pays humides, peut fort bien ne se trouver que dans les habitats les plus secs de ce pays, comme c’est le cas pour la plupart de nos couleuvres.
Cette notion d’habitat, qui n’est pas comprise avec toute la rigueur nécessaire par tous les auteurs, est capitale. C’est le point central de toute l’écologie.
Or, il y a deux façons d’aborder un problème d’écologie, selon le but visé. Si c’est un organisme en particulier qu’on veut étudier, si l’on se propose de mesurer son adaptation à l’habitat ou aux habitats qu’il occupe, la façon dont il réagit aux divers facteurs du milieu on fait une étude d’autécologie. On distinguera alors, en ce qui concerne l’animal ou la plante sous observation, les facteurs physiques (lumière, chaleur, humidité), les facteurs chimiques (concentration du milieu en oxygène, oxyde de carbone, sels minéraux, pH,), les facteurs biologiques (compétition, nourriture, prédation) ou génétiques (plasticité héréditaire, potentiel de mutation, effets de l’hybridation naturelle).
Les travaux autécologiques confinent souvent à la physiologie et sont transpo- ses au laboratoire où l’on cherche à apprécier successivement l’étendue et la valeur de certaines résistances à l’action du milieu.
L’expérimentation ne peut, c’est entendu, reconstituer la complexité des conditions naturelles. Cependant, elle permet d’établir avec précision le degré de tolérance ou d’intolérance réelle d’un organisme vis-à-vis de chacun des facteurs ambiants. En plantant la plaine blanche, on a constaté son indifférence relative non seulement à la richesse du sol, mais à l’humidité, deux facteurs qui, dans la nature, paraissent limiter sa distribution. On a pu conclure de là que d’autres espèces utilisaient mieux qu’elle les sols secs et pauvres et que sur de tels sites elle ne pouvait résister à leur compétition.
La migration occupe, en quelque sorte, une place à part en écologie, puisqu’elle suppose un changement d’habitat, et même, assez souvent, un changement de région ou de zone géographique. Elle affecte des formes multiples et d’une ampleur variable, soit qu’on considère l’expansion graduelle d’une plante aquatique envahissante, comme notre élodéa en Europe, les épidémies de sauterelles en Chine ou dans l’ouest américain, ou encore les grands mouvements des oiseaux le long des méridiens.
Or, il est d’autres méthodes de travail qui consistent à étudier directement le milieu lui-même et les populations végétales et animales qui le caractérisent. C’est la synécologie. Cette science cherche à définir, le plus souvent par des statistiques, l’équilibre plus ou moins stable que constituent les associations de plantes et d’animaux de diverses espèces. Les résultats acquis par la sociologie végétale et animale peuvent servir de point de départ à la psychologie expérimentale et à la sociologie humaine.
Le fait de travailler sur l’ensemble complexe qu’est le milieu biologique, de n’éliminer à priori aucun facteur, crée à l’observateur des difficultés à première vue insurmontables. Un calcul préliminaire de l’association probable des multiples facteurs mis en cause, fait par un mathématicien qui ne serait pas biologiste, serait susceptible de décourager. Le naturaliste, cependant, — du moins celui qui travaille dans les régions tempérées et froides — sait fort bien qu’un nombre très restreint de ces probabilités se réalisera. Son œil averti a perçu la relative homogénéité de la flore et de la faune tempérées, et il ne désespère pas de réduire certains ensembles biologiques à des formules quasi mathématiques.
Une association résulte donc d’un équilibre plus ou moins stable, qui s’établit entre des espèces qui toutes peuvent profiter à des degrés divers des conditions physico-chimiques d’un habitat. Un étang peut contenir une quantité plus ou moins fixe de sagittaires, de joncs, d’algues, d’écrevisses, d’insectes et de carpes dans des proportions définies pour chaque espèce.
La biogéographie a donc des ramifications multiples. Elle emprunte à plusieurs sciences et exige sinon des connaissances approfondies, du moins un accès plus ou moins immédiat à chacune d’entre elles. Reprenant ce que nous venons de voir, on pourrait définir la biogéographie comme l’étude de la répartition des êtres vivants dans la biosphère, de leur adaptation dans le temps et dans l’espace aux influences locales, de leurs migrations et des associations qu’ils constituent.
La Faculté des Sciences de l’Université de Montréal, a créé en 1942 un Service de Biogéographie dans les cadres de l’Institut de Biologie. Le Secrétariat de la Province de Québec, en 1943, dotait ce service d’un budget qui lui permettait de devenir un centre de recherches.
Cela ne signifie pas que la biogéographie a commencé alors son existence dans notre province.
Depuis longtemps les travaux de géobotanique du Frère Marie-Victorin, les études sur les migrations du saumon du Dr Georges Préfontaine avaient ouvert la voie dans ce sens. L’originalité du nouveau service réside dans l’enseignement de la biogéographie comme un seul sujet, sans séparer — comme on le fait généralement — la géographie et l’écologie des plantes de celles des animaux.
Cette méthode commence à être pratiquée dans quelques universités américaines.
L’espace nous manque ici, même pour esquisser les problèmes biogéographiques de la Province de Québec, et pour délimiter le champ des recherches qui pourront être entreprises au cours des prochaines années. Disons cependant que le champ est vaste et que l’importance de ces travaux ne saurait être exagérée.
Certes, chaque spécialiste est porté à croire la discipline qu’il pratique indispensable au bien-être et au progrès de l’humanité.
Chacun a moins raison qu’il ne croit, mais chacun apporte sans doute sa part, dont il appartient aux autres d’établir la valeur.
Les études biogéographiques ont pour but de nous aider à connaître le milieu où nous vivons et à apprécier le sens des forces naturelles qui le contrôlent. Cette connaissance, et elle seule, nous permettra une utilisation enfin rationnelle des ressources biologiques de notre pays. La conservation de nos forêts, la régulation de notre système hydrographique, la fertilité de nos terres, la protection du gibier et du poisson posent des problèmes qui en définitive ne pourront recevoir de solution sans une connaissance plus approfondie du milieu lui-même. Il y a longtemps qu’on l’a compris dans certains pays d’Europe.
Ici, on ne fait que d’abandonner l’idée de l’inépuisable de nos ressources naturelles. Heureusement, aujourd’hui, les programmes de reconstruction mettent la conservation à l’honneur. Et l’on peut espérer que les diverses activités agricoles, sportives et industrielles de l’après-guerre chercheront un meilleur équilibre avec le paysage et une plus sage utilisation de nos ressources biologiques.
Pierre Dansereau.
Conférence donnée en mai 1941.

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