Réflexions sur la bataille d’Austerlitz par Mikhaïlowski-Danilewski
Les réflexions que Danilewski tire de cette bataille sont très intéressantes. Tout d’abord, c’est un bilan précis des pertes des armées :
L’armée russe perdit à la bataille d’Austerlitz, en tués, blessés et prisonniers, 21 mille hommes et 133 canons. Les Autrichiens eurent hors de combat 5922 hommes ; quant aux canons, leur perte n’a jamais été connue ; ils ne l’ont pas avouée. D’après le dire des écrivains français, l’armée de Napoléon eut en tués et blessés près de 8000 hommes, et 760 dont on ignore le sort. Cependant le maréchal Bernadotte, depuis roi de Suède, en revenant d’Austerlitz, disait que la perte des Français se montait à 12 000 hommes.
Après la bataille, notre perte paraissait beaucoup plus forte qu’elle ne l’était en réalité, parce que, non compris les 21 000 hommes cités ci-dessus, il y en avait encore quelques milliers qui manquèrent à l’appel, et qu’on supposa tués ou prisonniers ; mais une grande partie se trouvait dispersée, et ils sont ensuite revenus à leurs régiments. Quelques-uns se trouvèrent en Bohême, d’autres en Silésie ; tous reprirent le chemin de leur patrie. À toutes ces calamités il faut joindre l’épuisement des chevaux qui, depuis plusieurs jours, recevaient de la paille pour toute nourriture.
D’ordinaire, lorsque des armées alliées sont battues, on s’accuse mutuellement de la défaite ; c’est ce qui eut lieu après la batailles d’Austerlitz. Tout en rendant justice au courage des troupes russes, les Autrichiens ont prétendu que la cause de nos revers provenait de notre ignorance dans les manœuvres, du peu de promptitude de notre infanterie et de la pesanteur de nos fusils. Mais lorsque les Russes, six ans avant la bataille d’Austerlitz remportaient, conjointement avec eux, des victoires en Italie, nos fusils alors étaient-ils plus légers, les troupes plus maniables et plus habituées aux manœuvres ? Nos victoires en Italie se résument par ces mots : Souvoroff commandait en chef l’armée alliée, tandis qu’à Austerlitz les généraux autrichiens seule combinaient et décidaient les opérations militaires. Voilà la vraie cause de nos succès en 1799 et de nos revers en 1805.
L’établissement des magasins regardait les Autrichiens, puisque la guerre avait lieu sur leur territoire ; néanmoins, on manqua de pain et de fourrage ; ils amenèrent l’armée russe sur un terrain qu’ils devaient bien connaître, puisqu’ils y manœuvraient tous les ans, et cependant, d’après leur propre aveu, ils se trompèrent même dans les calculs des distances. Avec un tel champ de bataille, ils placèrent l’armée sur une étendue de quatre lieues sans s’occuper de la formation des réserves ; ils perdirent tellement la tête qu’après la fin de la guerre ils ne purent pas se rendre compte à eux-mêmes de leurs propres dispositions. Six semaines après la bataille d’Austerlitz, l’empereur François disait à notre ambassadeur, le comte de Razoumovski : « Ce qui vous surprendra, c’est qu’en ce moment même je ne connais pas encore le plan de cette bataille. »
Koutouzoff repoussait avec énergie toute responsabilité à l’égard de la défaite Le lendemain de la bataille, s’étant approché du régiment des gardes d’Izmaïlovski, il s’entretint avec les officiers des affaires de la veille et leur dit : « Messieurs, je m’en lave les mains. »
On a vu précédemment qu’il lui fut reproché de n’avoir pas imposé ses vues à l’empereur Alexandre et qu’il fut disgracié :
L’unité du commandement n’exista point pendant la bataille d’Austerlitz ; chaque chef de colonne dut agir d’après ses inspirations, et chacun eut à remplier son devoir, d’après la portée de ses propres talents, avec plus ou moins de succès et d’habilité. Les dispositions prises par Langeron et Przibyszewski furent les plus malencontreuses ; aussi le premier reçut-il l’ordre de demander son congé.
Przibyszewski, après son échange, fut traduit devant un conseil de guerre, et accusé de s’être rendu dès le commencement de la bataille. Le conseil se justifia sur ce chef d’accusation, car il fut prouvé qu’il avait été fait prisonnier à la fin de la journée. Cette décision ayant été transmise au conseil de l’Empire, it fut accusé, devant ce tribunal suprême : de n’avoir point donné des instructions aux généraux de sa colonne sur la manière de remplir strictement les dispositions concertées ; – de n’avoir pas pris des mesures préalables pour assurer sa retraite en Hongrie ; – de n’avoir point entretenu des relations fréquentes avec les autres colonnes, ainsi qu’avec la réserve ; – d’avoir disséminé ses troupes de manière qu’il ne lui fut plus possible de renforcer les détachements qu’il avait aventurés ; – de n’avoir pas fourni de munitions aux soldats ; – de ne pas s’être rendu aux points qui lui avaient été indiqués, ce qui devait le forcer d’aller avec une masse en désordre dans une direction précisément contraire à celle qu’il devait prendre ; direction dans laquelle il se vit entouré par l’ennemi et dans un désarroi tel qu’il fut fait prisonnier.
Le conseil de l’Empire, adoptant ces conclusions, prononça se sentence : Przibyszewski fut congédié du service, dégradé et condamné à servir comme soldat dans un régiment pendant un mois : l’empereur Alexandre, par un ordre du jour du 25 novembre 1805, confirma ce jugement.
Deux bataillons du régiment de Nowgorod s’étant d’après les expressions de l’Empereur, couverts d’opprobre pour avoir lâché pied. Sa Majesté ordonna que les officiers de tous grades de ces deux bataillons porteraient leurs épées sans dragonnes ; que les soldats seraient privés de leurs sabres, et que le temps de leur service serait augmenté de cinq ans. La même punition fut infligée à tous ceux qui avaient quitté leurs régiments.
Ces tristes exceptions ne devaient porter aucune atteinte ni ternir en quoi que ce fût la gloire que le soldat russe avait acquise dans tant de combats et même à la bataille d’Austerlitz. Faute d’unité de commandement, les troupes ne purent agir avec ensemble ; tous les efforts individuels, toutes les actions du courage le plus admirable furent tentés en pure perte. Notre juge le plus impartial sur cette matière, c’est Napoléon lui-même. Sur le rocher de Sainte-Hélène, en causant avec ses compagnons d’infortune, il a souvent dit que les Russes à Austerlitz se battirent avec plus de valeur que dans aucune des affaires qu’il avait eu à soutenir contre eux ; qu’ils avaient même montré plus d’énergie qu’à Borodino. « L’armée russe d’Austerlitz, disait-il, n’aurait pas perdu la bataille de la Moskowa. »
(Mikhaïlowski-Danilewski. Campagne de 1805).
