Napoléon passe l’inspection des troupes avant la bataille d’Austerlitz
La dernière inspection de Napoléon avant la bataille
Napoléon passe une toute dernière inspection… :
Il dormait encore, et depuis quelques heures la nuit du 1er au 2 décembre était froide, quand l’aide de camp revint, le réveilla non sans peine, et lui apprit qu’une attaque chaude vers les lacs, sur l’un des derniers villages de notre droite, venait d’être repoussée. Cela confirmait ses prévisions ; mais, voulant une dernière fois reconnaître lui-même, par les feux des bivouacs, les positions de l’ennemi, il remonta à cheval, et, suivi de peu d’entre nous, il s’aventura entre les deux lignes.
Il les prolongeait lorsque, en dépit de plusieurs avertissements, s’étant dirigé dans l’obscurité vers Pratzen, je crois, il donna inopinément dans un poste de cosaques ! Ceux-ci s’élancèrent si brusquement sur lui, qu’ils l’eussent pris ou tué, sans le dévouement de ses chasseurs d’escorte, et s’il ne fût revenu sur nos feux à toute bride. Ce retour fut si précipité que, forcé de repasser, sans choisir, le ruisseau marécageux qui couvrait notre front, plusieurs des hommes et des chevaux qui le suivaient y demeurèrent embourbés, entre autres Yvan, son chirurgien depuis 1796, et dont la charge consistait à ne se séparer jamais de sa personne.
Le ruisseau franchi, l’Empereur regagna à pied, et de feu en feu, son propre bivouac. Comme il en approchait, il se heurta dans l’obscurité contre un tronc d’arbre renversé, ce qu’un grenadier apercevant, il imagina de tordre sa paille, d’en faire un flambeau, d’y mettre le feu et, l’élevant au-dessus de sa tête, d’en éclairer les pas de son Empereur.
Au milieu de cette nuit, veille de l’anniversaire du couronnement, cette flamme qui illumina et fit soudainement apparaître la figure de Napoléon, parut un signal aux soldats des bivouacs voisins ; un cri partit : « C’est l’anniversaire du couronnement, Vive l’Empereur! » Elan d’ardeur, que Napoléon voulut inutilement arrêter; « Silence, dit-il, et à demains ; ne songez à présent qu’à aiguiser vos baïonnettes ! »
Mais déjà la même pensée, le même cri, se propageant avec la rapidité de l’éclair, volait de feu en feu ; et tous à l’envi, saisissant l’à-propos, ils détruisent leurs abris, ils lient leur paille au bout de toutes les perches qu’ils trouvent sous leur main, ils l’allumment, et en un instant, sur une de deux lieues, des milliers de gerbes de flammes s’élèvent, aux cris mille fois répétés de Vive l’Empereur !… Ainsi fut improvisée, aux yeux de l’ennemi étonné, la plus mémorable des illuminations, la plus touchante des fêtes dont jamais l’admiration et le dévouement d’une armée entière aient salué son général.
Les Russes, dit-on, s’imaginèrent que nous brûlions nos abris, ils crurent que nous allions nous retirer ; leur présomption s’en augmenta ! Quant à Napoléon, d’abord contrarié, mais bientôt ému et attendri, il s’écria : « Que cette soirée était la plus belle de sa vie ! » Et de bivouac en bivouac, jusqu’à une grande distance du sien, il alla témoigner à ses soldats sa reconnaissance !
Pendant le reste de la nuit, malgré sa fatigue, soit émotion, soit que le renouvellement de plusieurs avis sur la marche des Russes vers sa droite l’eût réveillé, il dormit peu.
(Général comte de Ségur, Histoire et Mémoires).
Dernière inspection des troupes vue par le 30e bulletin de la Grande Armée
Le célèbre 30e bulletin de la Grande Armée pour l’année 1805 relate ainsi l’événement :
Il serait impossible de peindre l’enthousiasme des soldats en le voyant. Des fanaux de paille furent mis en un instant au haut de milliers de perches, et quatre-vingt mille hommes se présentèrent au-devant de l’Empereur, en le saluant par des acclamations ; les uns pour fêter l’anniversaire de son couronnement, les autres disant que l’armée donnerait le lendemain son bouquet à l’Empereur. Un des plus vieux grenadiers s’approcha de lui et lui dit : « Sire, tu n’auras pas besoin de t’exposer. Je te promets, au nom des grenadiers de l’armée, que tu n’auras à combattre que des yeux, et que nous t’amènerons demain les drapeaux et l’artillerie de l’armée russe pour célébrer l’anniversaire de ton couronnement. »
L’Empereur dit en entrant dans son bivouac, qui consistait en une mauvaise cabane de paille sans toit, que lui avaient faite les grenadiers : « Voilà la plus belle soirée de ma vie ; mais je regrette de penser que je perdrai bon nombre de ces braves gens. Je sens, au mal que cela me fait, qu’ils sont véritablement mes enfants ; et, en vérité, je me reproche quelquefois ce sentiment, car je crains qu’il ne me rende inhabile à faire la guerre. »
Du côté des Alliés, on s’interroge sur la signification de toutes ces clameurs accompagnées de lueurs qui parviennent du camp français.
Le ciel qui parut en feu, par l’illumination improvisée des soldats, à l’arrivée de Napoléon devant leurs bivouacs, nous fit supposer qu’il avait l’intention de se retirer, et que, dans ce but, il avait fait augmenter les feux sur toute la ligne, afin de nous cacher ce mouvement rétrograde. L’aide de camp général, prince Dolgorouki, se rendit aux avant-postes du colonel Orourk, et il lui ordonna de faire observer la route que les Français prendraient en se retirant, en affirmant qu’on ne pouvait douter que ce fût leur intention.
Telle était la conviction de tous, à notre quartier-général.
(Mikhaïlvski-Danilewski, Campagne de 1805).
L’inspection de Napoléon vue par les Russes :
Tolstoï donne le récit suivant de l’incident :
Au moment où il ouvrait les yeux, Rostov entendit devant lui, là où était l’ennemi, les cris prolongés de milliers de voix. Son cheval et celui du hussard qui chevauchait près de lui dressèrent les oreilles. À cet endroit, d’où l’on entendait des cris, des feux, l’un après l’autre s’enflammaient et s’éteignaient, et par toute la ligne des troupes françaises, sur la colline, des feux s’allumaient et des cris s’élevaient de plus en plus Rostov entendait déjà le son des mots français mais ne pouvait les comprendre. Trop de voix résonnaient, On n’entendait que Raaaa ! Rrrrr !
Qu’est-ce que c’est ? Qu’en penses-tu ? Demanda Rostov au hussard qui était près de lui. C’est chez l’ennemi ?
Le hussard ne répondit pas.
– Eh bien ! N’entends-tu -as ? – fit Rostov qui attendait en vain la réponse.
– Qui le sait, votre Seigneurie ! Répondit de mauvaise grâce le hussard.
– Par la position, ce doit être l’ennemi – répéta Rostov.
– Peut-être oui, peut-être non, dit le hussard. Il se passe tant de choses la nuit ! Eh ! Cria-t-il à son cheval qui s’empatientait.
Le cheval de Rostov aussi s’impatientait, frappait du pied le sol gelé, en écoutant les sons et regardant les feux. Les cris augmentaient toujours et se confondaient en une clameur générale, que seule une armée de plusieurs milliers d’hommes pouvait produire. Les feux se dispersaient de plus en plus, probablement sur toute la ligne du camp français. Rostov n’avait plus sommeil. Les cris joyeux, triomphants de l’armée ennemie l’excitaient : Vive l’Empereur ! L’Empereur ! – distinguait maintenant Rostov.
Ce ne doit pas être loin ; derrière le ruisseau, dit-il au hussard.
Le hussard, sans répondre se contenta de soupirer et toussota, mécontent. Dans la ligne des hussards, on entendait les piétinements des cavaliers qui marchaient au trot, et du brouillard de la nuit, tout à coup émergea, semblable à un énorme éléphant, la figure d’un sous-officier de hussards.
– Votre Seigneurie, les généraux ! – dit le sous-officier en s’approchant de Rostov. Celui-ci, en continuant à suivre les feux et les cris, partit avec le sous-officier à la rencontre de quelques cavaliers qui s’avançaient sur la ligne. L’un était sur un cheval blanc ; le prince Bagration et le prince Dolgorouki et les aides le camp venaient observer le phénomène étrange des feux et des cris dans l’armée ennemie. Rostov s’approcha de Bagration, lui fit son rapport, et, se joignant aux aides de camp, écouta ce que disaient les généraux.
– Croyez-moi, ce n’est qu’une ruse – disait Dolgorouki à Bagration. – Ils se retirent, et l’on a ordonné à l’arrière-gauche d’allumer les feux et de faire du bruit pour nous tromper.
– Je ne crois pas, dit Bagration. Ce soir, je les ai vus sur cette colline. S’ils retirent, et l’on a ordonné à l’arrière-garde d’allumer les feux et de faire du bruit pour nous tromper.Je ne crois pas, dit Bagration. Ce soir, je les ai vus sur cette colline. S’ils reculent, alors ils ont décampé de là. Monsieur l’officier, sont-ils encore là-bas, les éclaireurs ? Demanda-t-il à Rostov.
Ils y étaient ce soir, mais maintenant je l’ignore, Votre Excellence. Si vous me l’ordonnez, j’irai avec les hussards.
Bagration s’arrêta et, sans répondre, tâcha de distinguer le visage de Rostov, en dépit du brouillard.
– Eh bien ! Allez, dit-il après un court silence.
– J’obéis.
Rostov éperonna son cheval, appela le sous-officier Fedtchenko et deux hussards, et, leur ordonnant de le suivre, il descendit au trot la colline dans la direction des cris incessants. Rostov, avec un frisson joyeux, allait seul, suivi de trois hussards, dans ce lointain brumeux, mystérieux et dangereux, où personne n’était allé avant lui. De la colline, Bagration lui cria de n’aller pas plus loin que le ruisseau, mais Rostov feignit de ne pas entendre, et, sans s’arrêter, il allait de plus en plus loin, en se trompant sans cesse : prenant les buissons pour les arbres, les ravins pour des hommes, et en expliquant toujours ses méprises. Descendant la colline au trot, bientôt il ne voyait plus ni les feux des nôtres, ni ceux de l’ennemi, mais entendait plus hauts et plus distincts les cris des Français. Dans le creux, il aperçut devant lui quelque chose comme une rivière, mais quand il fut auprès, il reconnut la grand-route. En sautant sur la grand-route, indécis, il retint sa monture : fallait-il suivre la route ou la traverser et continuer à travers les champs noirs, vers la colline opposée ? Suivre la route qui éclairait dans le brouillard, c’était moins dangereux parce qu’on pouvait remarquer plus vite les hommes. « Suis-moi », cria-t-il. Il coupa la route, et au galop s’engagea sur la colline, vers cet endroit où se tenait, le soir, un piquet français.
– Votre Seigneurie ! Voila ! – prononça derrière lui un des hussards, et Rostov n’avait pas encore aperçu quelque chose qui semblait noir dans le brouillard, que déjà brillait la flamme, craquait un coup et qu’une balle comme en gémissant, sifflait haut dans le brouillard et disparaissait. L’autre coup ne partit pas, mais un éclair brilla. Rostov fit volte-face et retourna au galop. A divers intervalles, quatre coups éclatèrent, et sur des notes différentes les balles sifflaient dans le brouillard. Rostov retenait son cheval excité comme lui par les coups, et montait au pas. « Eh bien, encore, encore, encore ! » disait en son âme une voix joyeuse.
Mais il n’y avait plus de coups de fusil. Seulement en s’approchant de Bagration, Rostov lança son cheval au galop et la main à la viscère, il l’aborda.
Dolgorouki insistait toujours sur son opinion que les Français reculaient et n’avaient allumé des feux que pour nous tromper.
– Qu’est-ce que cela prouve ? Disait-il, pendant que Rostov s’approchait d’eux. Ils ont pu reculer et laisser le piquet.
– Évidemment, tous ne sont pas encore partis, prince. A demain matin, demain nous saurons tout, dit Bagration.
– Votre Excellence, le piquet est toujours sur la colline, au même endroit que ce soir, – rapporta Rostov en s’inclinant et tenant la main à la visière ; il n’avait pas la force de retenir le sourire joyeux excité par cette course et principalement par le son des balles.
– Bien, bien, je vous remercie, monsieur l’officier, dit Bagration.
(Tolstoï, La Guerre et la Paix.)
