
Austerlitz : Débâcle des Russes
Les premiers plans des Russes pour la bataille d’Austerlitz
Le général Thiébault, qui commande une brigade française, explique que les premiers plans prévus par les Russes étaient bien préférables pour eux. Ils ont, entre autres, donné à Napoléon un répit de quelques jours qu’il a su mettre à profit :
Maîtres des hauteurs, depuis Posorsitz jusqu’au lac de Satschau, occupent une position d’une étendue proportionnée à leurs forces, ayant sur le terrain 25 000 hommes de plus que nous et pouvant en avoir 35 000, arrivés sur nos avant-postes, les Alliés, qui jusque-là avaient marché avec une circonspection résultant de leur ignorance sur nos forces et sur nos positions, n’avaient rien de mieux à faire qu’à nous attaquer, et cela est tellement exact que si, le 30, ils nous avaient présenté la bataille sans se désunir, Napoléon se serait reployé pour aller au-devant de ses renforts et pour trouver un terrain plus favorable à ses desseins, moins favorable à ceux de l’ennemi. Mais, depuis le 28, les Russes surtout étaient convaincus que nous n’osions en venir aux mains avec eux, opinion fondée sur ce que, au lieu de nous opposer à leurs marches, nous avions évacué tous les points qu’ils avaient attaqués ou menacés ; sur ce que, selon eux, nous avions fui de Wischau, de Rausnitz et d’Austerlitz, et cela même de nuit ; sur ce que nous avions fait les trois lieues de retraite sans halte ; sur ce que, au lieu de menacer une de leurs alliés, nous avions concentré toutes nos forces. Ces apparences d’hésitation et d’appréhensions, ces condescendances leur semblèrent la dernière preuve de notre ébranlement moral et, pour eux, un présage certain de victoire.
Ce n’est pas ici le lieu de développer les trois partis qui se présentent à eux pour l’attaque. De trois plans possibles, le premier consistant à tourner notre gauche, à nous attaquer à revers par les hauteurs boisées, au nord de Santon, menaçait notre véritable ligne d’opérations, nous séparait des Bavarois, nous menaçait sur nos derrières et devait nous couper d’avec les corps d’armée de Ney et Augereau. Ce premier plan, fort inquiétant pour nous, fut rejeté pour des raisons futiles ; les Russes firent dédaigner le second qui, nous attaquant pour le centre, ne pouvait donner lieu qu’à une bataille et à une victoire ordinaires. Les Russes rêvaient mieux ; ils prétendaient nous anéantir d’un coup, et ils crurent y parvenir en adoptant le troisième plan.
C’était le plan d’attaque par notre droite, en forçant les passages de Sokolnitz et de Tellnitz, plan qui ne pouvait réaliser que des inutilités ou des désastres ; car, vainqueurs, les Alliés, au lieu de séparer, morceler et couper toutes les troupes que l’Empereur avait avec lui, les réunissait de ce fait, leur laissant la manœuvre de retraite parfaitement libre ; vaincus, c’étaient eux qui seraient hachés et coupés. Et, dans leur délire, au lieu d’arriver à Napoléon avant qu’il fût en mesure, ils n’avaient pas craint de perdre trois jours à sa portée, de manœuvrer à découvert, de ne plus même nous honorer d’un secret, de ne pas appeler sur le champ de bataille les 10 000 hommes du corps du général Essen, corps au moyen duquel ils pouvaient être de 35 000 hommes plus forts que nous. Non, ce corps du général Essen, ils le destinaient à se réunir à l’armée de l’archiduc Ferdinand pour battre les Bavarois avant que nous puissions les joindre, pour nous prendre à revers en nous séparant des corps qui pouvaient nous renforcer, et ils se figurèrent que, parvenant de cette sorte à mettre nos 75 000 à 80 000 hommes aux prises avec leurs 134 000, le corps de l’archiduc y compris, nous étions perdus ; et, rejetant l’idée de se borner à morceler le gros de notre armée pour le battre et le repousser, ils s’abandonnèrent avec enthousiasme à l’espoir d’envelopper en masse les troupes autour de l’Empereur et de prendre tout.
Peut-être, si ce plan avait été suivi contre un général du calibre de celui qui le conçut et l’exécuta, peut-être eût-il eu quelque chance de réussir ; mais ce qui enivrait les Alliés d’orgueil fut précisément ce qui fournit à Napoléon les moyens de les anéantir.
Le Santon, pivot de notre gauche, était hérissé d’ouvrages et d’artillerie ; les Alliés s’en éloignèrent pour annuler nos principaux moyens de défense ; notre centre était gardé de quelques passages difficiles ; seule notre droite n’était appuyée à rien ; elle ne présentait aucun obstacle capable d’arrêter des forces imposantes, et d’ailleurs la pensée de se trouver sur la route de Vienne, immédiatement après avoir franchi Sokolnitz et Tellnitz, exaltait les Alliés ; mais la nécessité de combattre sur une ligne de deux grandes lieues d’étendue ne les arrêta pas plus que le risque de réunir les deux cinquièmes de leurs troupes à l’une des extrémités de leur ligne et de dégarnir des hauteurs qui devaient être le centre de leurs positions. Ils ne virent aucune importance à ce fait que, sur un champ de bataille, tout devient une question d’espace et de temps, et, semblant oublier qu’ils étaient aux prises avec le plus grand capitaine du monde, ils méconnurent que ses actions, en apparence, les moins réfléchies, se rattachaient forcément aux calculs les plus profonds.
Je le répète, aucune de ces considérations ne tempéra pour les Alliées l’enivrement général. Les 29 et 30 novembre et une partie du 1er décembre furent perdus à remplacer les premières instructions et explications par de nouvelles ; de cette sorte on donna le temps au maréchal Davout d’arriver à Raygern avec 4000 hommes de la division Friant, et je crois une division de dragons ; enfin, le 1er décembre, à trois heures de l’après-midi, après avoir passé la matinée en reconnaissances et en tiraillements, après avoir fait manger la soupe aux soldats, on commença à exécuter le mouvement qui paraissait devoir consommer notre perte et dont celle des Alliés fut et devait être la conséquence.
Ainsi toutes les prévisions de l’Empereur se réalisèrent à Austerlitz, comme elles s’étaient au point le plus important. Lui aussi ne voulait pas d’une victoire ordinaire. Il ne voulait en venir aux mains avec les Russes que pour les écraser. C’est d’après cette pensée qui, plus faible de 25 000 hommes et pouvant l’être de 35 000, il aurait refusé la bataille si, par une faute énorme, les Alliés n’avaient, et au-delà, compensé cette différence ; mais il fut heureux de l’accepter lorsqu’ils les vit donner de la manière la plus complète dans le piège qu’il leur avait tendu.
(Thiébault, Mémoires).
L’Armée russe se met en marche
L’armée russe se met en marche elle aussi le 2 décembre :
Le brouillard était si épais que, malgré le lever du jour, on ne voyait pas à dix pas devant soi, Les buissons semblaient être des arbres énormes, les endroits plats, des ravins et des pentes. Partout, de tous côtés, on pouvait se heurter contre un ennemi invisible à dix pas.
Les colonnes marchèrent longtemps, toujours dans le même brouillard, en descendant et gravissant des collines, en traversant des jardins, des potagers, dans un pays nouveau, inconnu, tantôt devant, tantôt derrière, de tous côtés, les soldats voyaient des colonnes russes qui suivaient la même direction.
Chaque soldat se sentait l’âme plus légère en reconnaissant que beaucoup des nôtres marchaient à l’endroit où il allait lui-même, c’est-à-dire sans savoir où.
Voilà, ceux de Koursk sont passés, – disait-in dans les rangs. ! c’est effrayant ce qu’il y a de nos troupes ! Quand on a allumé les feux hier soir, j’ai regardé… c’était Moscou, quoi ! »
Les soldats marchaient gaiement, comme toujours, quand il s’agit de prendre l’offensive, et cependant les chefs de colonnes ne s’en étaient pas encore approchés et ne leur avaient pas dit un mot (tous ceux que nous avons vus au conseil de guerre étaient en effet de mauvaise humeur et mécontents de la décision prise : ils se bornaient à exécuter les instructions qu’on leur avait données, sans s’occuper d’encourager le soldat). Une heure environ se passa ainsi : le gros des troupes s’arrêta, et aussitôt on éprouva le sentiment instinctif d’une grande confusion et d’un grand désordre. Il serait difficile d’expliquer comment ce sentiment d’abord confus devient bientôt une certitude absolue : le fait est qu’il gagne insensiblement de proche en proche avec une rapidité irrésistible, comme l’eau se déverse dans un ravin. Si l’armée russe s’était trouvée seule, sans alliés, il se serait écoulé plus de temps pour transformer une appréhension pareille en un fait certain ; mais ici on ressentait comme un plaisir extrême et tout naturel à en accuser les Allemands, et chacun fut aussitôt convaincu que cette fatale confusion était due aux mangeurs de saucisses.
« Nous voilà en plan !… Qu’est-ce qui barre donc la route ? Est-ce le Français ?… Non, car il aurait déjà tiré !… Avec cela qu’on nous a pressés de partir, et nous voilà arrêtés en plein champ ! Ces maudits Allemands qui brouillent tout, ces diables qui ont la cervelle à l’envers !… Fallait les flanquer en avant, tandis qu’ils se pressent là, derrière. Et nous voilà à attendre sans manger ! Sera-ce long ?… – Bon, voilà la cavalerie qui est maintenant en travers de la route, dit un officier. Que le diable emporte ces Allemands, qui ne connaissent pas leur pays !
– Quelle division ? demanda un aide de camp en s’approchant des soldats.
– Dix-huitième !
– Que faites-vous donc là ? vous auriez dû être en avant depuis longtemps ; maintenant, vous ne passerez plus jusqu’au soir.
– Quelles fichues dispositions ! Ils ne savent pas eux-mêmes ce qu’ils font ! » dit l’officier en s’éloignant.
Puis ce fut un général qui criait avec colère en allemand :
« Taffa-lafa !
– Avec ça qu’il est facile de le comprendre, dit un soldat. Je les aurais fusillées, ces canailles !
– Nous devions être sur place à neuf heures, et nous n’avons pas fait la moitié de la route… En voilà des dispositions ! »
On n’entendait que cela de tous côtés, et l’ardeur première des troupes se changeait insensiblement en une violente irritation, causée par la stupidité des instructions qu’avaient données les Allemands.
Cet embarras était le résultat du mouvement opéré par la cavalerie autrichienne vers le flanc gauche. Les généraux en chef, ayant trouvé notre centre trop éloigné du flanc droit, avaient fait rebrousser chemin à toute la cavalerie, l’avaient dirigée vers le flanc gauche, et, par suite de cet ordre, plusieurs milliers de chevaux passaient à travers l’infanterie, qui était ainsi forcée de s’arrêter sur place.
Une altercation avait eu lieu entre le guide autrichien et le général russe. Ce dernier s’époumonait à exiger que la cavalerie suspendît son mouvement ; l’Autrichien répondait que la faute en était non pas à lui, mais au chef, et pendant ce temps-là les troupes immobiles et silencieuses perdaient peu à peu leur entrain. Après une heure de halte, elles se mirent en marche, et elles descendaient dans les bas-fonds, où le brouillard s’épaississait de plus en plus, tandis qu’il commençait à s’éclaircir sur la hauteur, lorsque devant elles retentit à travers cette brume impénétrable un premier coup, puis un second suivi de quelques autres à intervalles irréguliers, auxquels succéda un feu vif et continu, au-dessus du ruisseau de Goldbach.
Ne comptant pas y rencontrer l’ennemi et arrivés sur lui à l’improviste, ne recevant aucune parole d’encouragement de leurs chefs, et conservant l’impression d’avoir été inutilement retardés, les Russes, complètement enveloppés par ce brouillard épais, tiraient mollement et sans hâte, avançaient, s’arrêtaient, sans recevoir à temps aucun ordre de leurs chefs, ni des aides de camp, qui erraient comme eux dans ces bas-fonds à la recherche de leur division. Ce fut le sort de la première, de la seconde et de la troisième colonne, qui toutes trois avaient opéré leur descente. L’ennemi était-il à dix verstes avec le gros de ses forces, comme on le supposait, ou bien était-il là, caché à tous les yeux ? Personne ne le sut jusqu’à neuf heures du matin. La quatrième colonne, commandée, par Koutouzow, occupait le plateau de Pratzen.
Pendant que tout cela se passait, Napoléon, entouré de ses maréchaux, se tenait sur la hauteur de Schlapanitz. Au-dessus de sa tête se déroulait un ciel bleu, et l’immense globe du soleil se balançait, comme un brûlot enflammé, sur la mer laiteuse des vapeurs du brouillard. Ni les troupes françaises, ni Napoléon, entouré de son état-major, ne se trouvaient de l’autre côté du ruisseau et des bas-fonds des villages de Sokolenitz et de Schlapanitz, derrière lesquels nous comptions occuper la position et commencer l’attaque, mais tout au contraire ils étaient en deçà, et à une telle proximité de nous, que Napoléon pouvait distinguer, à l’œil nu, un fantassin d’un cavalier. Vêtu d’une capote grise, la même qui avait fait la campagne d’Italie, monté sur un petit cheval arabe gris, il se tenait un peu en avant de ses maréchaux, examinant en silence les contours des collines qui émergeaient peu à peu du brouillard et sur lesquelles se mouvaient au loin les troupes russes, et prêtant l’oreille à la fusillade engagée au pied des hauteurs. Pas un muscle ne bougeait sur sa figure, encore maigre à cette époque, et ses yeux brillants s’attachaient fixement sur un point. Ses prévisions se trouvaient justifiées. Une grande partie des troupes russes étaient descendues dans le ravin et marchaient vers la ligne des étangs. L’autre partie abandonnait le plateau de Pratzen que Napoléon, qui le considérait comme la clef de la position, avait eu l’intention d’attaquer. Il voyait défiler et briller au milieu du brouillard, comme dans un enfoncement formé par deux montagnes, descendant du village de Pratzen et suivant la même direction vers le vallon, les milliers de baïonnettes des différentes colonnes russes, qui se perdaient l’une après l’autre dans cette mer de brumes. D’après les rapports reçus la veille au soir, d’après le bruit très sensible de roues et de pas entendu pendant la nuit aux avant-postes, d’après le désordre des manœuvres des troupes russes, il comprenait clairement que les alliés le supposaient à une grande distance, que les colonnes de Pratzen composaient le centre de l’armée russe, et que ce centre était suffisamment affaibli pour qu’il pût l’attaquer avec succès,… et cependant il ne donnait pas le signal de l’attaque.
C’était pour lui un jour solennel, – l’anniversaire de son couronnement. S’étant assoupi vers le matin d’un léger sommeil, il s’était levé gai, bien portant, confiant dans son étoile, dans cette heureuse disposition d’esprit où tout paraît possible, où tout réussit ; il monta à cheval et partit dans le champ.
(Tolstoï. La Guerre et la Paix).
Napoléon devine et déjoue les projets russes
Les Alliés prennent pied sur le plateau de Pratzen vers 3 heures de l’après-midi, cela est prévu dans le plan de Napoléon mais surtout qu’ils en descendent pour essayer de tourner sa droite. Car, malgré tout, le plateau de Pratzen reste une position clef.
Le général Mathieu-Dumas, qui est de la bataille, nous montre les Alliés découvrant leur mouvement :
Ils manœuvrent à découvert, comme s’ils eussent craint que cette armée, qui leur paraissait faible, compromise et presque entourée, échappât à leur vigilance…
Ils exécutèrent en plein jour leur mouvement de flanc ou changement de front par leur gauche. Napoléon en fut informé par les reconnaissances du général Margaron sur les hauteurs de Pratzen.
(Souvenirs de Mathieu-Dumas).
Cependant, Napoléon pense que les Alliés ne sont pas avancés jusque-là uniquement pour continuer dans la direction qu’ils viennent de prendre. Ils descendront probablement du plateau entre Kobelnitz et Sokolnitz, et, à ce moment précis, l’armée française pourra tomber sur les masses russes et les prendre à revers :
Napoléon a si bien deviné nos projets, dit Langeron (Le comte de Langeron, émigré français, commanda un corps d’armée russe à Austerlitz), il les a déjoués si à propos et avec une telle adresse, que beaucoup de personnes ont cru, et ce n’était pas sans fondement, qu’il avait eu connaissance de nos dispositions. C’est possible ; mais quoi qu’on en ait pensé, son habitude de la guerre et son coup d’œil prouvant suffire seuls pour les faire devenir ; il connaissait à peu près les forces de nos armées, il voyait nos feux s’étendre depuis Hostieraden et Aujezd jusqu’à Rausnitz et plus loin encore vers les montagnes, distance de plus de de 8 verstes. Il savait que notre avant-garde occupait la chaussée de Brünn ; il pouvait juger que la plus grande partie de nos troupes se trouvait entre Aujezd, Pratzen et Blazowitz ; il voyait des feux entre ces deux derniers villages et notre avant-garde ; il pouvait dès lors comprendre que nous voulions tourner sa droite avec la plus grande partie de nos forces ; que notre avant-garde était le pivot très éloigné sur lequel devait se faire cet immense mouvement, et que notre centre était faible et dégarni. Il savait qu’il avait à combattre de braves soldats à la vérité, mais des généraux dont la plupart étaient sans habitude de la guerre ; il ne fallait pas leur laisser le temps d’exécuter leurs dispositions, il devait prendre l’initiative, effrayer, dérouter son ennemi par une manœuvre inattendue et hardie, jeter dans ses rangs un désordre auquel il ne saurait pas remédier, et s’assurer par là une victoire facile et prompte.
« Il pouvait encore juger parfaitement (et il l’a dit dans ses Relations) que les hauteurs de Pratzan étaient la clef de toute cette position ; il devait donc chercher à s’en emparer, et notre projet trop visible de tourner son flanc droit lui faisant prévoir que nous quitterions imprudemment ces hauteurs pour descendre dans le ravin de Sokolnitz, il devait porter ses principales forces dans son centre et être prêt à occuper Pratzen dès que nous l’aurions abandonné. Le calcul n’était pas difficile à faire pour un général tel que Napoléon, je dirai même pour un général beaucoup moins habile. »
(Comte de Langeron. Journal manuscrit. Archives de Vienne).
Débâcle dans le centre de l’armée russe
Pour le centre de l’armée russe, c’est la débâcle :
Koutouzoff se trouvait, à la pointe du jour, à la 4e colonne, destinée à se porter sur Kobelnitz. La cavalerie du prince Liechtenstein, aussitôt son départ, à l’heure fixée par les dispositions qui avaient été arrêtées, marchait devant cette colonne et l’empêchait d’avancer. Bientôt la route fut libre. D’après ces dispositions, Koutouzoff aurait dû s’avancer ; cependant il restait en place, comme s’il eût prévu l’attaque que Napoléon s’apprêtait à tenter sur notre centre : il ne voulait pas abandonner la clef de la position.
Mais l’Empereur Alexandre avait insisté.
L’ordre fut donné, les troupes prirent les armes, et l’avant-garde marcha. Cette avant-garde était formée de deux bataillons du régiment de Nowgorod, d’un bataillon de celui d’Apchéron, et d’un peloton de dragons autrichiens de l’archiduc Jean : elle fut confiée au colonel Manachtine, officier d’un grand mérite, tué à Borodino en 1812. Miloradowich, qui ne doutait jamais du succès, l’accompagna de son plein gré. Il haranguait les soldats avec cette gaieté qui lui était habituelle, et quand ceux du régiment d’Apchéron passèrent devant l’empereur Alexandre, il leur rappela l’Italie. « Ce n’est pas à vous, soldats, dit-il, qu’il faut enseigner comme on prend des villages. »
Ce mouvement de notre avant-garde avait lieu précisément au moment où Napoléon, bien assuré que notre aile gauche entrait dans les défilés de Tellnitz et de Sokolntiz, commençait sont attaque sur Pratzen. Soult marchait à sa droite, Bernadotte à sa gauche ; ils étaient suivis par Murat, à la tête de la cavalerie, par Oudinot et Bessières, avec la Garde.
Napoléon s’était placé entre les corps destinés à l’attaque et ceux de la réserve.
À peine Miloradowitch eut-il débouché du village de Pratzen, et commencé à gagner la plaine, qu’il aperçut ce déploiement formidable de l’ennemi. Deux bataillons de Nowgorod, foudroyés par un feu meurtrier, lâchèrent pied, mirent le confusion dans un bataillon d’Apchéron qui se trouvait en deuxième ligne, et passèrent devant l’Empereur sans le reconnaître, sans l’entendre alors qu’il leur criait de s’arrêter et de rallier pour se rendre à la gauche de la colonne.
Ce fut ainsi que, dès le commencement même de cette journée, le combat, au centre de notre position, prit une tournure inattendue : nous fûmes attaqués quand nous marchions à l’attaque. Le voile qui nous cachait les secrètes intentions de Napoléon se déchira tout à coup et nous pûmes comprendre que son plan était de couper notre armée en deux. Il devenait de la plus haute importance de conserver, à tout prix, les hauteurs de Pratzen, et d’empêcher Napoléon d’enfoncer notre centre. Il fallait prendre de nouvelles mesures et s’y déterminer le plus promptement possible. On l’aurait pu d’autant plus facilement qu’à l’endroit même où la foudre venait d’éclater si inopinément se trouvaient les empereurs Alexandre et François, et que Koutouzoff, les généraux russes et autrichiens étaient à leur suite.
Miloradowitch conduisit à l’ennemi les régiments de la Petite-Russie, de Smolensk, d’Apchéron, et le bataillon de grenadiers de ce dernier régiment, qui ne faisait pas partie de l’avant-garde. Des masses compactes de troupes françaises se portaient de toutes parts sur les hauteurs. Koutouzoff se précipita en avant, et fut blessé à la joue par une balle.
Nos troupes se virent attaquées de tous les côtés, et privées qu’elles étaient pour la plupart de leurs chefs, le désordre s’introduisit dans leurs rangs, Miloradowitch faisait des prodiges pour garder sa position, et donner aux Autrichiens le temps de se rallier derrière lui. Mais après ses efforts secondés par les officiers et les soldats, efforts de héros, il fut également repoussé. À son tour, il rallia son détachement derrière les Autrichiens. Ces derniers, criblés par les boulets et la mitraille, affaiblis par en très peu de temps par la perte de 2388 hommes, lâchèrent pied et entraînèrent dans leur fuite, en descendant des hauteurs, le reste du détachement de Miloradowitch.
L’empereur Alexandre, témoin oculaire de ce désastre, ordonna à Miloradowitch de rassembler ses soldats et de se retirer à Austerlitz.
La quatrième colonne, celle de Kolowrat, était la plus faible de toutes, non par le nombre, mais par la qualité des troupes. Elle était composée de 15 bataillons autrichiens, du détachement de Miloradowitch, comprenant les régiments de grenadiers de la Petite-Russie, de Smolensk, de Nowgorod et d’Apchéron, fusiliers. Quoique ces derniers régiments eussent perdu beaucoup de monde depuis la retraite de Braunau, et que les bataillons fussent réduits ç 400 hommes, la force de cette colonne reposait sur eux ; les 16 bataillons autrichiens se formaient en grande partie de recrues qui n’avaient pas encore senti l’odeur de la poudre.
(Mikhaïlovski-Danelewski. Campagne de 1805).

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