Bulletins de la Grande Armée
Stendhal, pourtant grand admirateur de Napoléon, dira plus tard que l« les bulletins de la Grande Armée étaient des machines de guerre, des travaux de campagne, non des pièces historiques.
À Sainte-Hélène, cependant, Napoléon défendra ses Bulletins. Voici un extrait du Mémorial de Sainte-Hélène rédigé par Las-Cases, l’entrée du 28 mars 1816 :
…Cela a porté la conversation sur les bulletins. L’Empereur les a dits très véridiques, a assuré qu’à l’exception de ce que le voisinage de l’ennemi forçait de déguiser, pour qu’il n’en tirât pas des lumières nuisibles lorsqu’ils arrivaient dans ses mains, tout le reste était très exact.
À Vienne et dans toute l’Allemagne, on leur rendait plus de justice que chez nous. Si on leur avait fait une mauvaise réputation dans nos armées, si on disait communément menteur comme un bulletin, c’étaient des rivalités personnelles, l’esprit de parti, qui l’avaient établi ainsi; c’était l’amour-propre blessé de ceux qu’on avait oublié d’y nommer, et qui y avaient ou croyaient y avoir des droits, et par-dessus tout encore, notre ridicule défaut national de ne pas avoir de plus grand ennemis de nos succès et de notre gloire que nous-mêmes.
(Las-Cases. Mémorial de Sainte-Hélène, jeudi 28 mars 1816).
26e et 27e Bulletins de la Grande Armée
Les rapports officiels mentionnent l’hostilité de la population autrichienne vis-à-vis des Russes :
On ne se fait pas d’idée de l’horreur que les Russes ont inspirée en Moravie. En faisant leur retraite, ils brûlent les plus beaux villages; ils assomment les paysans.
Aussi les habitants respirent-ils en les voyant s’éloigner. Ils disent : « Nos ennemis sont partis. » Ils ne parlent d’eau qu’en se servant du terme de barbares, qui ont apporté chez eux la désolation. Ceci ne s’applique pas aux officiers qui sont en général bien différents de leurs soldats, et dont plusierus sont d’un mérite distingué; mais l’armée a un instinct sauvage que nous ne connaissons pas dans nos armées européennes.
Lorsqu’on demande aux habitants de l’Autriche, de la Moravie, de la Bohême, s’ils aiment leur empereur : Nous l’aimions, répondent-ils, mais comment voulez-vous que nous l’aimions encore? Il a fait venir les Russes.
A Vienne, le bruit avait couru que les Russes avaient battu l’armée française, et venaient sur Vienne; une femme a crié dans la rue : « Les Français sont battus; voici les Russes! » L’alarme a été générale; la crainte et la stupeur ont été daans Vienne. Voilà cependant le résultat des funestes conciles de Cobentzel, de Collorédo et de Lamberti.
Aussi ces hommes sont-ils en horreur à la nation, et l’empereur d’Autriche ne pourra reconquérir la confiance et l’amour de ses sujets qu’en les sacrifiant à la haune publique; et un jour plus tôt, un jour plus tard, il faudra qu’il le fasse.
(26e Bulletin de la Grande Armée).
Les Moraves ont encore plus de haine pour les Russes et d’amitié pour nous, que les habitants de l’Autriche. Le pays est superbe, et beaucoup plus fertile que l’Autriche :
Les Moraves sont étonnés de voi au milieu de leurs immenses plaines les peuples de l’Ukraine, du Kamtschatka, de la Grande-Tartarie, et les Normands, les Gascons, les Bretons et les Bourguignons en venir aux mains et s’égorger, sans cependant que leur pays ait rien de commun, ou qu’il y ait entre eux aucun intérêt politique immédiat; et ils ont assez de bon sens pour dire, dans leur mauvais bohémien, que le sang humain est devenu une marchandise dans les mains des Anglais.
Un gros fermier morave disait dernièrement à un officier français, en parlant de l’empereur Joseph II, que c’était l’empereur des paysans, et que s’il avait continué à vivre, il les aurait affranchis des droits féodaux qu’ils paient aux couvents des religieuses.
(27e Bulletin de la Grande Armée).
Mémoires du baron de Thiébault
Le général baron Thiébault donne le même son de cloche que les Bulletins de la Grande Armée : C’est la loi pour le soldat. Après le château, la masure; après l’abondance, la faim. Je m’étais levé à Vienne dans un palais, et je me couchais à Strockerau dans le plus misérable gîte, après avoir fait le pire des dîners, en opposition au splendide déjeuner que je venais de faire à Vienne.
Bien plus, nous quittions l’Autriche proprement dite, et c’est un effet étrange que celui que produisit sur nous notre entrée en Moravie. Cette partie de la monarchie autrichienne diffère très peu de toutes celles qui l’avoisinent; c’est le même sol, le même climat, les mêmes constructions. Ses habitants, brûlés, saccagés par les Russes, nous reçurent comme des libérateurs, c’est-à-dire mieux que nous ne l’avions été dans des pays amis.
Il arriva notamment à nos soldats d’aider ces habitants à réparer les ravages commis par leurs alliés; il arriva même à l’Empereur de faire arrêter son escorte, pour la faire travailler à éteindre un incendie. La population, d’ailleurs, était fort douce, comme son idiome, idiome qui nous parut d’autant plus suave que nous venions d’entendre l’allemand qui l’est si peu. Et cependant, ce nom si doux de Moravie devint l’objet d’un jeu de mot sinistre; beaucoup d’entre nous ne purent se défendre de ce pressentiment que le pays allait substituer pour eux « mort à vie ».
Sans doute, ainsi présenté, ce calembour ne doit paraître qu’un enfantillage; mais, à certains moments de la guerre aussi bien qu’à certaines périodes de l’existence, un simple calembour peut correspondre à un état d’esprit, et cet état d’esprit fut celui d’un véritable malaise. Richebourg, ce brave Richebourg, si supérieur d’intelligence, éprouva un sentiment presque d’horreur en entrant en Moravie, dans laquelle la destinée avait placé sa tombe ; le colonel Mazas en eut l’imagination frappée au point de le répéter sans cesse, et bon nombre d’officiers qui, depuis dix ans de guerres, risquaient leur vie sur tant de champs de bataille, firent leur testament, ce qu’ils n’avaient pas encore songé à faire.
Je fus, comme bien d’autres, le jouet de ce malaise, que je n’ai d’ailleurs éprouvé que là, et je me l’explique par le pressentiment de la mort de tant de braves, par celui de l’affreuse blessure qu’Austerlitz me réservait.
(Thiébault, Mémoires).
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