L’Armée française et ses généraux
C’est le feu de joie des troupes et l’arrivée de Junot
Entre une armée exaltée à ce point et une autre composée de fanatiques, c’était une bataille décisive et sans merci qui devait commencer avec le jour du lendemain, mais ce lendemain était le 2 décembre, et ce 2 décembre était l’anniversaire du sacre et du couronnement. Cette coïncidence, jointe à la conviction de la victoire, enthousiasma tellement les troupes qu’elles voulurent, par des signes d’une réjouissance générale, annoncer à l’Empereur la fête qu’elles lui préparaient ; elles voulaient aussi en faire part à l’ennemi.
Ne venait-il pas de nous rendre témoins de ces derniers mouvements exécutés à notre barbe, comme pour nous terrifier ? La nuit à peine close, et avec une incroyable spontanéité, près de quatre-vingt mille hommes, répartis en plus de douze bivouacs, se trouvèrent tout à coup armés de longues perches, garnies de bouchons de paille allumés, et pendant une demi-heure, ils les renouvelèrent, les promenèrent et les agitèrent en dansant la farandole et en criant : Vive l’Empereur! Tel fut le bouquet de feu, le bouquet prophétique que, dans le délire de la joie, avec des vociférations qui retentirent dans la quartier des deux empereurs, une armée entière offrit à son souveraine et à son chef.
Or, sur ces quatre-vingt mille braves qui dansaient à la lueur des torches, vingt-cinq à trente mille allaient transformer ce champs de fête en champ de mort ; mais c’est le caractère de nos soldats de mêler les images les plus gaies aux images les plus terribles. Aux premiers cris et à la manière dont ils redoublèrent de toutes parts, la surprise nous fit sortir de nos gîtes, et comme la Garde impériale renchérissait sur tous les autres corps, la curiosité fit sauter à cheval Morand et moi, et nous amena d’une temps de galop au bivouac de l’Empereur. Quels furent mon étonnement et mon bonheur en y trouvant le général Junot, arrivant de Lisbonne où je le croyais encore comme ambassadeur !
Par un vent à déraciner les arbres, une pluie de déluge, tous les ruisseaux débordés, ce général Junot était venu à franc-étrier, et sans quitter le galop, de Lisbonne à Bayonne, où il s’égait jeté dans une calèche, et il avait continué sa course jusqu’à Austerlitz, et cela sans perdre une heure, une minute ; à cette rapidité seule il put devoir d’arriver douze heures avant la bataille et d’échapper au désespoir d’avoir fait plus de sept cents lieues pour ne pas s’y trouver. Exalté par la réussite, il n’y eut pas de folie que, dans sa joue, il ne nous contât ; il riait comme un fou en nous parlant, par exemple, d’un postillon espagnol, qui, galopant avec lui dans le moment d’un véritable ouragan, trempé jusqu’aux os et voyant un général, en pelisse blanche de colonel général des hussards avec des broderies et des crachats, aussi mouillé que lui, ne cessait de lui répéter : « Senor, no es tiempo de embajador. » En rentrant à Kobelnitz, vers onze heures du soir, je trouvai l’ordre de faire prendre les armes à ma brigade à trois heures du matin, de la porter en avant de ce village, et d’y réunir au reste de la division.
Cet ordre était ridicule, car le jour ne venait qu’à huit heures, et, en laissant aux troipes trois heures de repos de plus, on ne compromettait rien ; sous le harnais on obéit, on ne discute pas, quoiqu’on n’en pense pas moins. Quant à Richebourg et à moi, nous trouvâmes que nous coucher pour trois heures ne valait guère la peine ; nous passâmes à jouer aux échecs le reste de cette nuit, la dernière qui, pour ce pauvre Richebourg, dût précéder celle de l’éternité. Cependant, et d’heure en heure, l’Empereur recevait des rapports sur la continuation du mouvement de toute la gauche de l’armée alliée, ainsi qu’on en jugea par le bruit que faisaient les voitures d’artillerie, et chacun de ces rapports était pour lui le sujet d’une joie nouvelle.
À trois heures, on n’entendait plus rien. C’était l’heure de repos qui précède le choc, mais c’était également le moment où, dans le plus grand silence, par une nuit claire et extrêmement froide, nos divisions se rassemblaient et, pour donner le change, faisaient entre tenir les feux qu’elles quittaient.
(Mémoires du général Thiébault).
Mémoires du général Bigarré
Certes, la Grande Armée n’est pas parfaite et, en cette veille d’Austerlitz, elle est depuis deux mois déjà en campagne; mais Napoléon n’en aura jamais une meilleure, une plus française. De très nombreux récits font sentir l’ambiance qui y régnait.
Le colonel Bigarré, futur général et aide de camp du roi Joseph, raconte son apprentissage :
Mémoires du général Bigarré :
Je fis mon éducation de colonel sous des généraux expérimentés dont la valeur égalait le savoir.
Sur ces plateaux qui dominent la ville et le port de Boulogne se forma et s’organisa cette belle armée qui fit la gloire de la France et devint la terreur de l’Europe. On y était sans cesse occupé à y exercer les troupes et à les faire évoluer, tantôt par divisions et souvent par armées de cinquante à soixante mille hommes. Généraux, officiers et soldats, tous vivaient dans une harmonie parfaite, parce qu’on ne connaissait pas dans ce temps-là d’autres privilèges que les plus braves des braves et qu’on confondait l’amour qu’on avait pour le souverain avec celui qu’on portait à la partie.
Les Caraman, les Lameth, les Saint-Chamans, les Latour-Maubourg, les Nicolay et les Narbonne s’estimaient heureux d’être les égaux des Merlin, des Tholozé, des Petiet, des Montbrun et des Mouton. Les jeunes gens des meilleures et des plus anciennes familles de la monarchie française s’attachaient aux généraux plébéiens en qualité d’aides de camp et n’ambitionnaient autre chose que de parvenir comme eux à se faire des réputations honorables. Si quelques-uns d’entre eux ont oublié, depuis la Restauration, tout ce dont ils étaient redevables à leurs anciens patrons, il est juste de reconnaître que beaucoup d’autres n’ont pas agi avec la même ingratitude.
C’est au maréchal Soult particulièrement que la France est redevable de cette nuée d’excellents officiers qui se formèrent au camp de Boulogne et qui se répandirent plus tard dans toutes les autres armées de l’Empire.
L’empereur Napoléon, qui connaissait bien ses hommes, l’avait choisi parmi tous les autres maréchaux pour diriger l’entreprise de la grande expédition d’Angleterre; il ne pouvait mettre en de meilleures mains que les siennes une tâche aussi difficile, car le maréchal Soult est bien, de tous les généraux de l’Europe, le plus capable de faire mouvoir de grandes masses, d’en tirer le meilleur parti sur un champ de bataille et de faire des merveilles à la tête d’une armée française.
(Mémoires du général Bigarré).
Mémoires du comte de Saint-Chamans
Le comte de Saint-Chamans, aide de camp du maréchal Soult, n’est pas tendre pour Murat ni pour le soldat français lorsqu’il parle du combat contre le détachement de Bagration la veille de la bataille d’Austerlitz :
Nous eûmes avec l’arrière-garde ennemie, commandée par le prince Bagration, une affaire de nuit assez sanglante, à Hollabrünn, où les Russes se battirent, à mon avis, mieux que nous; il est vrai que nous étions sous les ordres de Murat, le plus triste général en chef que j’aie jamais connu; j’ai d’ailleurs toujours remarqué que le soldat français valait beaucoup moins la nuit que le jour; ra raison est facile à donner : c’est qu’on est vu du jour et qu’on ne l’est pas la nuit, et le soldat français doit plus son courage devant l’ennemi au point d’honneur et à la gloire qu’il met à être remarqué de ses ses chefs et de ses camarades, qu’à l’exacte observance de ses devoirs.
(Mémoires du Général comte de Saint-Chamans).
Cependant, les armées vont arrêter leur course. Napoléon établit son quartier général à Brünn. Koutouzoff opère aux environs d’Olmüz sa jonction avec les renforts qui arrivent de Russie et avec ce qui reste de l’armée autrichienne sous les ordres de Buxhoewden. Les Alliés ont ainsi leurs lignes de retraite assurées et, d’autre part, occupent des positions assez fortes qui leur permettraient, le cas échéant, de repousser avec succès toute attaque de Napoléon sur leurs lignes :
La position de ce dernier est, en fait, beaucoup plus précaire. Il n’a pas réussi à imposer le combat à Koutozoff, et l’armée russe est presque intacte. Une poursuite prolongée ne ferait qu’allonger davantage les lignes de communication dont la surveillance immobilise déjà une parte des troupes françaises.
Danger plus grand encore: l’attitude de la Prusse qui, d’un moment à l’autre, peut menacer le flanc gauche de l’armée impériale. Le de Prusse a juré alliance à l’Autriche et à la Russie sur le tombeau du Grand Frédéric; mais, depuis Ulm, il est terrorisé par Napoléon et tergiverse à l’infini avant de remplir ses engagements. Néanmoins, 200 000 Prussiens ou Anglo-Russes sont en marche à travers la basse Allemagne.
L’Empereur doit laisser Masséna en Styrie. Augereau et Ney sont dans le Tyrol, pour contenir l’archiduc Charles qui, de Carniole, peut venir menacer sérieusement le flanc droit de l’armée française. Davout et Mortier sont à Vienne et non à Brünn auprès de Napoléon pour être à même de venir renforcer, suivant le cas, l’Empereur ou Masséna. Si bien que les forces françaises disponibles en Moravie pour une bataille éventuelle sont nettement inférieures en nombre à celles que les Alliés peuvent mettre en ligne.
Pour améliorer les choses, la nouvelle du désastre de Trafalgar où Nelson a détruit, le 21 octobre 1805, toutes les plus belles unités de la flotte française, est parvenue à l’Empereur le 18 novembre.
Cependant, l’assurance de Napoléon présente un singulier contraste avec sa situation qui semblerait désespérée à tout autre qu’à lui.
Il possède deux atouts majeurs : l’excellence de son armée et son génie personnelle dont il a maintenant une conscience aiguë).
(Mémoires du comte de Saint-Chamans).
Mouvements de l’armée alliée le 1er décembre 1805
Mikhailovski-Danilewski raconte les mouvements de l’armée alliée avant le 1er décembre 1805 :
Le 18 novembre (selon le calendrier russe, le 1er décembre traditionnel), dans la matinée, l’armée continua son mouvement par la gauche, et, après avoir fait douze kilomètres depuis Kutscherau, elle s’arrêta à Meerhof. Le prince Bagration occupa Posorsitz, et le général Kienmeyer, Austerlitz. Le peu de célérité de notre marche pendant deux jours provenait du manque de vivres, de l’attente des arrivages, et de l’ignorance complète dans laquelle nous étions sur la situation de l’armée française.
Quoique nous fussions dans un pays ami, nous n’avions point d’émissaires, nous ne recevions pas de renseignements de la part des autorités : nos mouvements se faisaient en tâtonnant, par de mauvais chemins de travers, et Napoléon put deviner notre intention bien prononcée d’agir sur son flanc droit. Il observa avec une scrupuleuse attention les environs d’Austerltitz, et, après avoir ordonné à ses maréchaux de bien les étudier, il ajouta – « C’est ici que sera la bataille. »
Napoléon ayant remarqué que Bagration s’avançait sur Posorsitz et Kienmeyer sur Austerlitz, plaça ses avant-gardes en arrière, et laissa seulement devant nous des éclaireurs. Il concentra son armée entre Brünn et Austerltiz, derrière les lacs, un ruisseau marécageux et des villages. Ces dispositions confirmaient en quelque sorte les appréhensions ou l’indécision qu’on supposait à Napoléon, et elles contribuaient d’autant à augmenter chez les Alliés l’espoir du succès. On savait que les exploits de ce grand capitaine avaient toujours été signalés par des mouvements hardis, même audacieux, tandis que maintenant, à la veille d’une bataille, il faisait, depuis plusieurs jours, rétrograder ses avant-postes, n’entreprenait rien, et se tenait tranquillement dans une positions défensive.
(Mikhaïlovski-Danilewski, Campagne de 1805).
Nous retrouvons l’avantageux prince Dologorouki au retour de sa mission auprès de Napoléon :
Le prince Dolgorouki, de retour à Kutscherau, raconta qu’il avait remarqué un certain abattement dans l’armée française. « Les chances sont pour nous, disait-il; il se s’agit qu’avancer, l’ennemi rétrogradera, ainsi qu’il l’a fait à Wischau. » On crut à ses paroles… Des témoins oculaires affirment que les renseignements donnés par le prince Dolgorouki, sur l’esprit des troupes françaises et sur une certaines hésitation de la part de Napoléon, furent les raisons qui déterminèrent les Alliés à une attaque immédiate.
(Mikhaïlovski-Danilewski, Campagne de 1805).