
31e Bulletin de la Grande Armée de Napoléon
La relation officielle de la « conversation » des empereurs est relatée dans le 31e bulletin :
Trente et unième bulletin
Austerlitz, le 14 frimaire an XIV (5 décembre 1805, texte rédigé après la bataille d’Austerlitz).
L’Empereur est parti hier d’Austerlitz, et est allé à ses avant-postes près de Saruschitz, et s’est là placé son bivouac. L’empereur d’Allemagne n’a pas tardé à arriver. Ces deux monarques ont eu une entrevue qui a duré deux heures. L’empereur d’Allemagne n’a pas dissimulé, tant de sa part que de la part de l’empereur de Russie, tout le mépris que leur inspirait la conduite de l’Angleterre. « Ce sont des marchands, a-t-il répété, qui mettent en feu le continent pour s’assurer le commerce du monde. »
Ces deux princes sont convenus d’un armistice et des principales conditions de la paix, qui sera négociée et terminée sous peu de jours.
L’empereur d’Allemagne a fait également connaître à l’Empereur que l’empereur de Russie demandait à faire sa paix séparée, qu’il abandonnait entièrement les affaires de l’Angleterre et n’y prenait aucun intérêt.
L’empereur d’Allemagne répéta plusieurs fois dans la conversation : « Il n’y point de doute, dans sa querelle avec l’Angleterre, la France a raison. » Il demanda aussi une trêve pour les restes de l’armée russe. L’Empereur lui fit observer que l’armée était cernée, que pas un homme ne pouvait échapper :
« Mais, ajouta, je désire faire une chose agréable à l’empereur Alexandre ; je laisserai passer l’armée russe, j’arrêterai la marche de mes colonnes ; mais Votre Majesté me promet que l’armée russe retournera en Russie, évacuera l’Allemagne et la Pologne autrichienne et prussienne.
– C’est l’intention de l’empereur Alexandre, a répondu l’empereur d’Allemagne ; je puis vous l’assurer : d’ailleurs, dans la nuit vous pourrez vous en convaincre par vos propres officiers. »
On assure que l’Empereur a dit à l’empereur d’Allemagne, et le faisant approcher du feu de son bivouac : « Je vous reçois dans le seul palais que j’habite depuis deux mois. » L’empereur d’Allemagne a répondu en riant : « Vous tirez si bon partie de cette habitation, qu’elle doit vous plaire. » C’est du moins ce que l’on croit avoir entendu. La nombreuse suite des deux princes n’était pas assez éloignée pour qu’elle ne pût entendre plusieurs choses.
L’Empereur a accompagné l’empereur d’Allemagne à sa voiture, et s’est fait présenter les deux princes de Liechtenstein et le général prince de Schwarzenberg. Après cela, il est revenu coucher à Austerlitz.
Mais Napoléon laisse les armées russes, ou plutôt ce qui en reste, se retirer :
L’aide de camp de l’Empereur, le général Savary, avait accompagné l’empereur d’Allemagne après l’entrevue, pour savoir si l’empereur de Russie adhérait à la capitulation. Il a trouvé les débris de l’armée russe sans artillerie, ni bagages et dans un épouvantable désordre ; il était minuit ; le général Meerfeldt avait été repoussé de Goeding par le maréchal Davout ; l’armée russe était cernée ; pas un homme ne pouvait s’échapper. Le prince Czartorinski introduisit le général Savary près de l’Empereur. « Dites à votre maître, lui cria ce prince, que je m’en vais ; qu’il a fait hier hier des miracles ; que cette journée a accru mon admiration pour lui ; que c’est un prédestiné au ciel; qu’il faut à mon armée cent ans pour égaler la sienne. Mais puis-je me retirer avec sûreté ? – Oui, Sire, lui dit le général Savary, si Votre Majesté ratifie ce que les deux empereurs de France et d’Allemagne on arrêté dans leur entrevue.
– Et qu’est-ce?
– Que l’armée de Votre Majesté se retirera chez elle par les journées d’étape qui seront réglées par l’Empereur, et qu’elle évacuera l’Allemagne et la Pologne autrichienne. À cette condition, j’ai l’ordre de l’Empereur de me rendre à nos avant-postes qui vous ont déjà tourné, et d’y donner ses ordres pour protéger votre retraite, l’Empereur voulant respecter l’ami du premier consul.
– Quelle garantie faut-il pour cela?
– Sire, votre parole.
– Je vous la donne.
Cet aide de camp partit sur-le-champ au grand-galop, se rendit auprès du maréchal Davout, auquel il donna l’ordre de cesser tout mouvement et de rester tranquille. Puisse cette générosité de l’empereur des Français ne pas être aussitôt oubliée en Russie que le beau procédé de l’Empereur qui renvoya 6000 hommes à l’empereur Paul, avec tant de grâce et de marques d’estime pour lui ! Le général Savary avait causé une heure avec l’empereur de Russie, et l’avait trouvé tel que doit être un homme de cœur et de sens, quelques revers d’ailleurs qu’il ait éprouvés. Ce monarque lui demanda des détails sur la journée. « Vous étiez inférieurs à moi, lui dit-il, et cependant vous étiez supérieurs sur tous les points d’attaque.
– Sire, répondit le général Savary, c’est l’art de la guerre et le fruit de quinze ans de gloire ; c’est la quarantième bataille que donne l’Empereur. – Cela est vrai ; c’est un grand hombre de guerre. Pour moi, c’est la prétention de me mesurer avec lui.
– Sire, quand vous aurez de l’expérience, vous le surpasserez peut-être. – Je m’en vais donc dans ma capitale. J’étais venu au secours de l’empereur d’Allemagne ; il m’a fait dire qu’il est content ; je le suis aussi. »
(31e Bulletin de la Grande Armée).

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