G. – la photographie du réel

La photographie du réel

le cas de G.

Par Elise Thierry

À notre époque où Internet assure une diffusion de masse des connaissances et de bien d’autres choses d’ailleurs, la question de la propriété d’une idée, d’un texte, d’une image, d’une musique se fait d’autant plus pertinente. Nous sommes conditionnés par la langue que nous parlons, le pays où nous vivons, le contexte où nous nous inscrivons, de la même façon, nos créations portent indéniablement la marque d’un inconscient collectif. Alors comment faire la part de ce qui appartient au patrimoine culturel commun et ce qui constitue la démarche créatrice originale d’un créateur ?

De plus, dans le domaine de l’art contemporain, le problème devient crucial, en effet “ à cette affinité particulière des œuvres d’art avec la question de l’authenticité, l’art contemporain ajoute une dimension supplémentaire : l’expérience inédite d’un retournement positif de l’inauthenticité en critère de qualité ” (Heinich, 1999). Si on ajoute à cela que les progrès techniques permettent de “truquer” la réalité fort aisément, la question de l’authenticité devient encore plus présente dans le domaine de la photographie que nous privilégierons ici.

En effet, “L’image photographique incarne par excellence le règne du ni vrai ni faux : quels trucages, simulations n’invente-t-on pas pour prétendre photographier la réalité tout en la rendant indiscernable ?” (Des vessies et des lanternes, Françoise Deville, p.5). On examinera d’abord deux critères de création qu’on appliquera à l’étude de cas concrets. La création avérée, on s’intéressera aux motivations de la mystification. Enfin, les formes possibles de cette mystification feront l’objet de la dernière partie.

1- les critères de la création

1.1 Une création doit être singulière

Selon René Passeron, auteur d’un ouvrage sur la poïétique, l’étude des conduites créatrices, la première caractéristique du travail de créateur est d’élaborer une œuvre singulière (Passeron, 1996, p.28). Il précise toutefois que cela n’exclut pas des “variations”. Peut-on dire que toute création doit se faire ex-nihilo ? Il semble que non puisque René Passeron écrit qu’une création peut prolonger le passé. Il prend l’exemple d’une langue vivante où un néologisme se rattache aux racines anciennes de la langue (Passeron, 1996, p.33).

Pour Heinich, “ le premier critère de l’authenticité est l’assurance de la continuité d’un lien entre l’objet et son origine, en l’occurrence son créateur […]. Pour qu’un objet d’art soit “authentique”, il faut que la chaîne qui le relie à son auteur n’ait pas été rompue, soit par l’intervention d’une autre main, soit par la confusion, intentionnelle ou pas, quant à l’identité de cet auteur. ”

Exemple 1 : Le cri de G.

le cri copyright Gilles Quénel
Le cri, copyright – Gilles Quénel.

Prenons l’exemple suivant, il s’agit d’une photographie de G., intitulée Le cri. Dans la mesure où cette photo fait écho au Cri de Munch, peut-on dire que c’est une création ou un canular ? Si l’on applique le critère de Passeron énoncé ci-dessus : il s’agit bien d’une œuvre singulière, puisque le support est différent (photographie/peinture), l’aspect (noir et blanc/couleur), le cadrage (gros plan/paysage).

Mais si cette photographie répond bien au critère de René Passeron en tant que création singulière, elle pose problème par rapport à la définition de Heinich, puisqu’il y a une confusion intentionnelle causée par le titre de l’œuvre. Toutefois, il n’y a aucune confusion possible des deux œuvres sur le plan visuel, on pourrait donc voir cette création photographique comme un prolongement du passé, étant une sorte de variation, ou de « néologisme visuel » qui trouverait ses racines dans une création précédente, pour reprendre l’exemple linguistique de Passeron.

1.2 : La sincérité du créateur

“ François Morellet […] s’amuse à accrocher en pagaille des tableaux blancs sur un mur blanc. S’agit-il là de gruger les gogos, ou bien de dénoncer les fausses valeurs du monde de l’art ? Entre le sérieux du propos et le second degré de la proposition, ou entre l’apparent sérieux de la proposition et la dimension parodique du propos, où passe la ligne de démarcation ? L’accusation de manque de sérieux, ou de fumisterie, va souvent de pair avec un sentiment d’atteinte à la sincérité” (Heinich, 1999).

Tentons d’appliquer le critère de sincérité. Si on continue avec Le cri, il faut savoir que cette œuvre s’inscrit dans une série, il ne s’agit pas d’une photographie née pour être un pastiche de Munch. Elle fait partie d’un travail photographique sur les bâches, initié en décembre 2000 par un profond dilemme : comment photographier une ville dont on apprécie modérément l’architecture ? Ces édifices voilés sont le moyen de représenter la ville sans la montrer véritablement. On ne la reconnaît que par les éléments qu’il y a autour, ou on la devine par transparence. Par la suite, G. a continué à photographier ces voiles dans d’autres villes, à Istanbul (2001), à Montréal (novembre 2004) ou encore à New York (septembre 2004), commençant une exploration systématique et continue. On voit donc ici que le créateur est sérieux et sincère.

2- La motivation de la tromperie

2.1 : Une remise en question

Depuis toujours, les artistes ont joué de la réalité et de ses faux-semblants, ont illustré les apparences trompeuses des choses. À titre d’exemple, citons le trompe-l’œil et l’anamorphose, largement utilisés par les peintres. Cadoux explique par l’humour et l’ironie ce besoin de mystifier et d’être mystifié : “Les voies inverses que suivent ces deux procédés en vue de déconstruire la représentation peuvent être envisagées, me semble-t-il, à partir des figures contraires de l’ironie et de l’humour…” (Cadoux, p.2). “L’anamorphose, à la façon de l’ironie serait une stratégie subversive : elle contraint le spectateur à opter pour un point de vue supérieur à partir duquel le réel s’entrevoit. Le trompe-l’œil, voisin de l’humour, serait une stratégie perversive : l’effondrement de la représentation poussée à son comble, la plupart du temps sur un détail, sur un fragment qui déborde. Le spectateur n’est plus sollicité dans un mouvement latéral mais frontal” (Cadoux, p.3).

Ces illusions d’optique répondent à une envie de surprendre (pour le créateur), et d’être surpris (pour le spectateur), de défier la géométrie habituelle, l’usage et les convenances. En dérangeant le point de vue habituel, la tromperie ou la mystification est positive, elle oblige le spectateur à se remettre en question, à voir différemment.

2.2 : Le clin d’œil

La proposition du peintre Malevitch est de “créer un monde sans objet au-delà du zéro des formes”. Il analyse par l’abstraction des formes, les tensions de l’objet pictural avec l’espace réel du monde. En 1918, il parfait sa recherche d’absolu avec une série de Carré blanc sur fond blanc : d’un signe suggérant l’espace, le tableau devient alors une composante matérielle de celui-ci en même temps qu’une ultime allusion à la vérité physique de l’acte de peindre (source : Hommage au carré).

Exemple 2 : Carré rayé sur fond rayé de G.

Carré rayé sur fond rayé copyright Gilles Quénel
Carré rayé sur fond rayé copyright Gilles Quénel.

La proposition de G. est de créer un monde de lignes, un monde strié, sans axe central où chaque axe pourrait être considéré comme l’axe central dans une infinitude de centres possibles. Ici, le clin d’œil est évident. Il n’y a guère de tromperie, puisque l’humour est manifeste. Toutefois, de la même manière que Malevitch semble chercher le “degré zéro de la peinture”, on peut voir peut-être dans cette photographie une recherche sur un hypothétique “degré zéro de la photo” d’ores et déjà biaisé par le clin d’œil. Si on met cette photo en relation avec cette nouvelle proposition, celle de nier la ligne, de nier tout axe droit avec ce clin d’œil à la tempête pollockienne, on peut se demander si outre l’humour, il n’y aurait pas là une recherche plus singulière.

Tempête pollockienne copyright Gilles Quénel
Tempête pollockienne copyright Gilles Quénel.

2.3 : La mystification exigée par la loi

Exemple 3 : le coin de la rue

rue 1 copyright Gilles Quénel
rue 1 copyright Gilles Quénel
rue 7 copyright Gilles Quénel
rue 1 copyright Gilles Quénel.

G. a réalisé ce travail de avril 2001 à octobre 2002, photographiant tous les passants dans la rue, depuis sa fenêtre. Ces photographies révèlent un quartier par sa composante humaine et rejoint cette idée de montrer la ville sans la montrer (idée déjà présente dans la série des voiles, cf. Le Cri), en présentant une vision kaléidoscopique de ses habitants. Toutefois, en raison des lois concernant le Droit à l’image, ces personnes ont dû être masquées, on peut dire qu’on les voit sans les voir. Mais le vrai héros de ces photos n’est-il pas plutôt le coin de la rue ?

Engager des comédiens afin d’avoir leur accord pour l’utilisation ultérieure des photos aurait été une possibilité. Mais voilà, c’est là qu’il y aurait mystification. Ces comédiens seraient de faux passants, quel intérêt ? Car comme le dit Roland Barthes à propos de la photographie de portrait : “Devant l’objectif, je suis à la fois : celui que je me crois, celui que je voudrais qu’on me croie, celui que le photographe me croit, et celui dont il se sert pour exhiber son art. Autrement dit, action bizarre : je ne cesse de m’imiter, […] je suis immanquablement frôlé par une sensation d’inauthenticité, parfois d’imposture… ” (Barthes, 1995, p.1117).

Le photographe est un témoin, un voyeur et d’ailleurs, le public aussi. À l’heure où la téléréalité fait vibrer les foules il est curieux de constater à quel point le monde est frileux quand on lui propose du vrai. Le public préfère du faux vrai, ce que Tanguay résume dans L’art du faux, en disant que “À l’ère de la téléréalité […], on célèbre vigoureusement le faux, la poudre aux yeux, le mensonge sucré. Peu importe si votre histoire n’a rien de bien intéressant ; notre équipe de concepteurs peut vous mitonner un destin préfabriqué “garantie 100% Cendrillon” en moins de deux. Le tour est joué et le spectateur (ou lecteur) est floué et… heureux ” (Tanguay, 2006).

Notons l’intégrité de G. qui a su prendre les devants dans la série Anatomie d’un coin de rue parisien, en masquant non seulement les yeux des passants mais aussi ceux des chiens, respectant ainsi les droits de nos amis à quatre pattes. Étant donné que la loi française a préparé le terrain pour que cette “protection” de l’image s’étende à l’image des biens, on peut donc craindre le pire pour l’avenir de la photographie du réel.

3 – Les formes de la tromperie : le problème du verbal

3.1 : la tromperie volontaire du créateur

Exemple 4 : La Montgolfière

Montgolfière copyright Gilles Quénel

Nous retrouvons ici la proposition de G. présente dans Carré rayé sur fond rayé de créer un monde de lignes, un monde strié, sans axe central où chaque axe pourrait être considéré comme l’axe central dans une infinitude de centres possibles. D’une manière différente, la Montgolfière, nous place au milieu d’une floppée d’axes courbes cette fois où… oh la, une minute, G. ne nous ferait-il pas prendre des vessies pour des montgolfières ? Est-ce une vessie ? Est-ce une lanterne ? Ou alors… ? Même si Barthes dit que la photographie présente un aspect funèbre, de mort, car “ Par nature, la photographie, […] a quelque chose de tautologique : une pipe y est toujours une pipe, intraitablement. On dirait que la photographie emporte toujours son référent avec elle, tous deux frappés de la même immobilité amoureuse ou funèbre, au sein même du monde en mouvement” (Barthes, 1995, p.1112).

On peut pourtant se demander en voyant cette photo s’il n’y a pas une réelle beauté dans la mystification. Car n’est-ce pas ici la caractéristique d’une création, de susciter un monde possible, une poésie visuelle ? C’est là que la photographie rejoint la poésie, illustrant les propos de Mallarmé « Je dis : une fleur ! et, […] musicalement se lève, idée même et suave, l’absente de tous bouquets ». On nous dit que c’est une montgolfière, dans la légende de la photo -remarquez l’ambiguïté du mot “légende” au passage- mais même la forme suffirait à l’exprimer sans mots et nous voyons une montgolfière et bien plus encore, en fonction de l’imaginaire de chacun.

3.2 : La tromperie volontaire de l’utilisateur de l’image

La mystification n’est pas toujours le fait du photographe. Une légende extérieure peut détourner le sens originel de l’image.

Exemple 5 : Head 15389

Head 15389 copyright Gilles Quénel
Head 15389 copyright Gilles Quénel.

Ainsi, si je vois dans cette photographie, le tableau Head VI de Bacon, ce n’est pas le cas de G. En voyant cette photographie, je suppose que G. s’est inspiré de Bacon, or, tel n’est pas le cas. C’est moi qui ait nommé cette photographie Head 15389 et pas l’auteur. Si on sait de plus, que ce qu’on pourrait considérer comme la création originelle, le tableau Head VI de Bacon, a été inspiré par le portrait du Pape Innocent X de Velazquez, on voit donc que faire la part entre le savoir collectif et une création originale n’est pas si facile que cela.

Conclusion

Depuis longtemps, le spectateur s’est prêté au jeu de la mystification, que cela soit par besoin de remettre en cause ses perspectives cartésiennes, par envie d’illusion ou de rêve, ou par jeu. La photographie constitue une place de choix pour la mystification, puisqu’elle a cette particularité de sembler refléter le réel, sans doute est-ce pour cela que le spectateur mystifié a un sentiment encore plus mitigé lorsqu’il découvre la supercherie.

“Pourquoi des photographes s’ingénient-ils à mystifier les spectateurs de leurs images ? Avant tout, et même si la réflexion sur le médium, notre perception du vrai et sa manipulation sont omniprésentes, il convient de souligner l’aspect ludique de ces différentes séries […]. L’humour est une chose trop rare sur le front de l’art pour qu’on laisse passer une occasion d’en faire profiter le plus grand nombre” (Des vessies et des lanternes, Alain D’Hooghe, p.62).

Je pense que la mystification, en proposant une nouvelle vision du réel vise d’abord et avant tout à faire réagir, en ce sens, son existence, en nous obligeant à douter toujours, ne peut-être que salutaire.

Bibliographie :

Barthes, Roland. La Chambre claire, Note sur la photographie, dans Œuvres complètes tome 3, Paris, Seuil, 1995.

R. Court, A.Beetschen, J.Guillaumin, L. Marin, J.-L. Graber, J. Hochmann, R. Kaës, P. Fustier, B. Cadoux, J.-J. Ritz, L’effet trompe-l’œil dans l’art et la psychanalyse, Paris, Dunod, 1988.

Des vessies et des lanternes, Curiosités photographiques, Les Editions du Botanique, Les Editions du Stratège, Bruxelles, 1991. Préface de Françoise Deville, Conclusion d’Alain D’Hooghe.

Heinich, Nathalie. “ Art contemporain et fabrication de l’inauthentique ”, Terrain, Numéro 33 – Authentique ? (septembre 1999) , [En ligne], mis en ligne le 11 juillet 2005. URL : http://terrain.revues.org/document2673.html. Consulté le 5 décembre 2006.

Hommage au carré : http://kvadrata.free.fr/HTML/noteshomagetothesquare.htm. Consulté le 7 janvier.

Passeron, René. La naissance d’Icare, Éléments de poïétique générale, ae2cg Éditions, 1996.

Photographies de G.:

Carré rayé sur fond rayé, Copyright © G., Le cri, Copyright © G., Head 15389, Copyright © G., Montgolfière, Copyright © G., Rue 1, Rue 7, Copyright © G., Tempête pollockienne, Copyright © G.

Tanguay, Antoine. L’art du faux, 1ère partie Source : www.lelibraire.org/chronique.asp?cat=11&id=1934 Page consultée le 22 décembre 2006.

Voir aussi :

Laisser un commentaire